EXTRA ECCLESIAM NULLA SALUS...
Il en va des choix au sein des Masses Critiques comme des aléas de l'existence : certains vous émerveillent tandis d'autres vous tomberaient des mains, s'il ne s'agissait de devoir en tirer une critique, en échange, bien normal, de l'envoi que vous en a fait l'éditeur.
En l'occurrence, remercions Babelio.com ainsi que les éditions Salvator pour l'envoi de l'essai au titre un peu longuet, mais intrigant, d'Ambroise Tournyol du Clos intitulé
Rien n'échappe à l'histoire : Dans l'atelier des historiens. Pour être exact, contrairement à celui reporté sur notre bibliothèque en ligne préférée, le titre de l'ouvrage ne comporte pas ces deux-points et la seconde proposition consiste plutôt en un sous-titre, mais ce n'est qu'un détail. Avouons que cette "resucée" du titre du fameux ouvrage que
Marc Bloch écrivit au début de la seconde guerre mondiale, dans des conditions pour ainsi dire cataclysmiques, -"
Apologie pour l'histoire ou métier d'historien"-, avait de quoi "interpeler" comme on le dit dans le langage courant.
Avouons-le tout de go : votre insigne chroniqueur aurait sans doute dû être un peu plus attentif lors de cette sélection, en prêtant un peu plus d'intérêt à l'éditeur, tout d'abord. Maison sans aucun doute parfaitement honorable, par ailleurs vénérable institution puisqu'elle existe depuis 1924, les éditions Salvator (sic !) sont une maison d'édition éminemment catholique proposant, pour une large part, des ouvrages de théologie ainsi que de sciences humaines, vues sous le prisme de la foi catholique, bien entendu. Evidemment, il faut de tout pour faire un monde - dit-on - mais, reconnaissons-le, bien que né "dans la religion" (par choix familial non consenti), cela fait des décennies que votre serviteur s'avoue parfaitement agnostique même si cette position intellectuelle, morale et eschatologique ne l'empêche pas de savoir apprécier le talent, pour ne pas dire le génie, de grands auteurs ou poètes chrétiens tels que
Georges Bernanos,
François Mauriac,
Charles Péguy ou encore le trop oublié
Francis Jammes (admiré en son temps par l'immense
Rainer Maria Rilke, excusez du peu !). Ceci étant dit, je n'ai pas d'appétence particulière pour les éditeurs religieux et, même - nul n'est parfait - j'aurai plutôt tendance à les éviter sur le terrain des essais, tant par choix et goûts que par manque d'intérêts communs voire, plus prosaïquement, d'avis compatibles. Peut-être, aussi et dans un second temps, aurais-je dû faire mieux attention au nom de cet essayiste (je peine à le présenter comme "historien", même si l'histoire est au coeur de son activité professionnelle. J'y reviendrai) mais me refusant à "essentialiser" les gens en raison d'un patronyme qu'ils n'ont, a priori, pas choisi, j'ai donc fait fi de celui de notre auteur, pourtant un rien "vieille France". Peut-être aurait-il mieux valu que non...
Pour en venir à l'ouvrage en lui-même, avouons que ce titre singulier tendant à mettre l'histoire au centre du grand jeu des "humanités", telles qu'on les nommait sans hésitation il y a encore assez peu d'années, semblait par ailleurs se concentrer vers cette partie de l'histoire qu'on étudie peu, pour ne pas dire absolument pas, avant une éventuelle spécialisation universitaire : l'historiographie, ou, pour dire les choses autrement, l'histoire de la matière historique. Ainsi, on n'étudie pas l'histoire de la même manière à l'époque antique, même si celui que l'on considère comme le "père" de cette matière est est le grec
Hérodote au Vè siècle avant notre ère, différemment encore au Moyen-Âge et, d'une manière plus générale, durant une bonne part de "l'Ancien Régime" avec toutes leurs hagiographies, d'une autre manière encore à partir des Lumières et encore avec d'autres angles, d'autres attentes, dès après la Révolution Française, au XIXème, avec la création du fameux "Roman National" du romantisme historique d'un Michelet au positivisme d'un Ernest Lavisse ou d'un Seignobos (on saura d'ailleurs gré à l'auteur de se méfier infiniment de cette manière plutôt néfaste d'écrire/réécrire l'histoire. Ce n'est pas si fréquent sous la plume d'une personnalité que l'on peut aisément qualifier, par ailleurs, de réactionnaire). Il y eut ensuite ce grand choc intellectuel de la fameuse école dite "des Annales", au premier rang de laquelle
Marc Bloch est sans aucun doute, et encore à ce jour, le représentant le plus notoire - permettons-nous aussi d'ajouter : admirable, tant l'homme et l'historien peuvent être considérés, sans la moindre hésitation, comme des exemples à suivre, humainement, politiquement (dans sa plus noble acception) et scientifiquement.
Ambroise Tournyol du Clos trouve d'ailleurs matière à divers développements, inégalement intéressants, en prenant pour base l'un des ouvrages les plus connus de l'historien mort sous les balles nazis, son (inachevée)
Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien. Des noms plus récents, faisant part "d'écoles" de pensée historiques diverses, pour ne pas dire divergentes, sont encore cités : Les (très) regrettés médiévistes
Jacques le Goff,
Régine Pernoud et Georges Duby, le grand spécialiste de l'antiquité
Paul Veyne (une heure d'écoute de cet homme impressionnant de culture, d'intelligence et d'humour vaut tous les cours d'histoire du monde !), mais encore
Patrick Boucheron dont on peut affirmer sans peine que sa vision du monde n'est pas celle de notre auteur mais à qui ce dernier sait pour autant rendre hommage lorsqu'il estime de premier plan tel ou tel travail d'étude historique, même s'il n'en partage pas les conclusions. Une foule de noms, plus ou moins connus du public, sont ainsi mentionnés, venant étayer la réflexion de l'essayiste.
L'auteur explique, à l'aune de ces noms et des principales écoles historiques ce que doit être, selon lui, un bon historien : c'est à dire sérieux, digne d'intérêt, évitant autant qu'il est permis les travers et les modes du temps, restant humble mais fier d'approcher autant qu'il est permis la "vérité" historique, se faisant surtout un artisan patient et amoureux de sa matière, s'essayant autant qu'il est possible à cet art toujours difficultueux de la "vulgarisation", se méfier de tout esprit militant, etc. On trouvera aussi quelques pages consacrées au métier d'Ambroise Tournyol du Clos, à savoir celui de l'enseignement de cette belle matière au sein d'un lycée public. Car si M. Tournyol du Clos, agrégé d'état, est d'une rare érudition, il n'est pas non plus, à proprement parler, chercheur en histoire même s'il est plutôt très fin connaisseur en son domaine.
En revanche, et c'est là que le bât blessa presque tout au long de notre lecture, M. Tournyol du Clos, est aussi un homme - hélas ? - plongé dans notre, dans son époque. Hélas, puisque dès les premières pages de cet essai, qui relève presque du pamphlet par certains aspects, on comprend que notre professeur n'aime guère son époque. Pire : il a en pure exécration tout ce qui trouve ses origines dans l'Humanisme (prenant d'ailleurs appui sur des arguments méconnus
Claude Levi-Strauss qui les avait en détestation), passe par les "Lumières", qui sont issues de la pensée des philosophes de la Raison (
Descartes,
Spinoza,
Kant, Hegel, etc), tout ce qui a contribué à éloigner le monde et les pauvres hères que nous sommes de la Seule Vraie Foi et nous a rendu "droits de l'hommistes". L'Universalisme n'emporte pas plus son adhésion et on comprend aussi qu'il n'a que méfiance/défiance et mépris pour la grande geste républicaine ainsi que la démocratie (qu'il définit, sans en reprendre le terme, comme le lieu de la médiocratie). Il est ennemi de tout progrès social récent qu'il nomme quasiment invariablement le Progressisme, avec toute la morgue que cela implique, du moment que cela touche aux valeurs chrétiennes de la société. (Mais alors quoi ? Un bon retour à la Royauté ? Pire : la fondation d'un modèle théocratique à la
Joseph de Maistre ? On se perd en conjecture, notre auteur évitant avec malignité de traiter de front ce sujet).
Ô ! Bien entendu, M.Tournyol du Clos n'est pas du genre à se laisser embarquer par la violence dans ses propos - ses mots sont autant un résumé qu'un raccourci, imposé par le format de l'exercice -. On peut même dire que, par bien des égards, il a une manière de poser les questions, d'avancer ses arguments que l'on pourrait qualifier de très jésuitique, faussement doucereuse, cauteleuse, enrobante. En un mot : hypocrite. Ainsi, à plusieurs reprises, se surprend-on à se retrouver littéralement enfermé dans un mode de pensée un rien pervers, souvent par le biais de question strictement rhétoriques, d'autant qu'il n'hésite pas à aller chercher arguments et appuis intellectuels chez des penseurs, philosophes, sociologues, ethnologues, dont on serait enclin à croire qu'il ne partagent pourtant pas les mêmes options de pensées et d'idées (le cas de
Régis Debray est à ce sujet saisissant) et que seul un salutaire recul permet de contester à raison.
Très vite - dès les premières lignes ou peu s'en faut - on comprend que la seule juste leçon que l'historien peut donner à notre monde en perdition (c'est vraiment ainsi que j'ai compris sa définitive critique de notre monde, que je suis pourtant très -TRES - loin d'apprécier de manière panurgique, au point qu'en certains domaines, nous pourrions presque tomber d'accord, n'était la conclusion définitive et systématique qu'il donne à ses critiques), c'est la redécouverte et, n'en doutons pas, la réinstauration des fondamentaux liturgiques, théologiques et téléologique de notre existence, de notre civilisation, de toute l'humanité (?), lesquels, n'en doutons pas plus, ne peuvent être que chrétiens catholiques (l'auteur règle par ailleurs son compte, en quelques courtes pages cinglantes, définitives, à l'Islam. Chassez le naturel...).
Bien entendu, ces propos - ceux de l'auteur - pourront sans doute satisfaire ceux d'un croyant. Encore que pas forcément ceux de tous les catholiques : je ne pense pas lui faire insulte en estimant que sa foi est plutôt rigoriste et plus portée à une religiosité datant d'avant
Vatican II qu'à l'actuelle : un exemple pris dans une actualité assez récente (le procès des proches de l'assassin du père Hamel) ainsi qu'un éloge parfaitement hors-sujet (dans le propre fil de son livre) de Benoît XVI ou encore la référence multiple à
Dom Guéranger (NB : le moine qui a réinstauré l'ordre bénédictin au XIXè, auteur de nombreux ouvrages liturgiques et d'ouvrages sur l'histoire) à travers son "le sens chrétien de l'histoire" dans lequel cet homme du XIXè écrit ceci : "sans un regard surnaturel et spécialement chrétien, l'histoire humaine serait incompréhensible"... Admettons encore pour le surnaturel, mais s'agissant du "regard chrétien", les Amérindiens, les Chinois, les Japonais, les sociétés africaines d'avant la colonisation, et même celles d'après n'ayant pas embrassé la foi catholique, (et moulte autres) apprécieront. Et je connais des catholiques de gauche qui ne se reconnaîtraient certainement que fort peu dans la vision de cet auteur. Lequel, après enquête aussi poussée que le net le permet, est proche de "La manif' pour tous", collabore ou a collaboré à des revues, des médias certes de bon niveau, telle la revue de géopolitique "Conflits" , mais invariablement considérés comme proches des nébuleuses médiatiques de l'extrême-droite... Il fallait s'en douter presque dès la première page d'un texte qui s'attache plus au genre libelle qu'à l'essai scientifique, à sa parfin.
Le lecteur (de ce billet mais, plus encore, de cet ouvrage) l'aura compris : ce qu'
Ambroise Tournyol du Clos essaie avant tout de faire passer comme message c'est que "hors de l'Eglise, point de salut", pour reprendre la citation (légèrement déformée) de Cyprien de Carthage au IIIè siècle après JC ! Cet essai sur l'histoire pour lequel nous nous attendions à un ouvrage certes écrit par un auteur se revendiquant chrétien (c'était clairement précisé dans la présentation) mais sans ces parti-pris pénibles, lourdingues, faussant à la base toute possibilité d'échange, de débat vrai. C'est d'autant plus affligeant que, si l'on en croit ses propres explications, le bon historien ne devrait pas avoir recours aux arguments d'autorité ni au militantisme. Or, ce texte est truffé de ces travers, ainsi que de jugements strictement dogmatiques, de pensées sans le moindre recul sur lui-même, etc. Tout n'y est pas à jeter, loin s'en faut (même dans cette optique où, comme votre serviteur, vous n'êtes pas un zélateur zélé de Jésus ni de l'église de Pierre), les deux parties intermédiaires sont même assez régulièrement judicieuses et pleines d'enseignements - y compris sur la religion et la foi à travers l'histoire - mais l'ouvrage est décidément par trop entaché des innombrables présupposés catholiques de l'auteur, de ses espèces de marottes (tel texte d'un pape du XIXè, tel discours - toujours sous-jacent. Un vrai Jésuite, là encore!-, mainte fois repris au fil de son texte, quasi obsessionnellement, sur l'esclavage africain, telle vision du monde contemporain, à peu près intégralement mauvais, etc) et nous l'a rendu parfois complètement indigeste, quand bien même le style de M. Tournyol du Clos est, reconnaissons-le sans la moindre hésitation, des plus agréables à lire, délié, précis et vif.
Une vraie déception tant je suis partisan, tout agnostique que je me définisse, de confronter les idées, y compris religieuses, pour peu qu'elles parviennent à respecter l'autre en ce qu'il a de différent. Ici, je n'ai senti qu'un vent mauvais s'échinant inutilement à me faire comprendre que je me trompe en tout. Car, au font, M. Tournyol-du-Clos ne fait pas de l'histoire, il fait du prosélytisme politique et religieux.
Marc Bloch avait très certainement raison de se méfier des agrégés qu'il estimait être, avant tout, d'insipide bachoteurs, les meilleurs gages de la sclérose de son beau métier d'historien !
Tout le monde ne peut être tel un
Bernanos répondant avec une infinie sagesse, une humanité profonde et un respect tout égal aux courriers d'une
Simone Weil, femme immense et philosophe de même, partit se battre auprès de ses compagnons anarchistes espagnols...