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EAN : 9782070761128
96 pages
Gallimard (28/03/2001)
4.08/5   241 notes
Résumé :
Dans Van Gogh le suicidé de la société, publié en 1947, quelques mois avant sa mort, Antonin Artaud rend au peintre un éblouissant hommage. Non, Van Gogh n'était pas fou, martèle-t-il, ou alors il l'était au sens de cette authentique aliénation dont la société et les psychiatres ne veulent rien savoir. " Mais quelle garantie les aliénés évidents de ce monde ont-ils d'être soignés par d'authentiques vivants ? " (Aliénation et magie noire).
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Critiques, Analyses et Avis (29) Voir plus Ajouter une critique
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Van Gogh ou le suicidé de la société est le vibrant hommage d'un fou rendu à un autre fou. Mais que signifie donc être fou ? Artaud interroge sur le bienfondé de cette société qui condamne ses génies à la camisole. Accusant les psychiatres d'avoir assassiné Van Gogh, Artaud rappelle que ce meurtre est aussi le sien. Lorsqu'il déclare qu'" il y a dans tout dément un génie incompris dont l'idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n'a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparé la vie." (p.51), doit-on comprendre par là que la folie est pour lui la manifestation du génie ? La réponse est oui et pour Artaud, la société craignant les esprits libres, est coupable du suicide de van Gogh mais de bien d'autres encore : Baudelaire, Edgar Poe, Gérard de Nerval, Nietzsche, Kierkegaard, Hölderlin, Coleridge, Lautréamont, tous ont fait l'objet de procès injustifiés. Van Gogh, fustigé par une société indigne de son talent en est mort, abandonné aux souffrances les plus insensées et anéanti par l'incompréhension la plus totale...

Paru en 1947 quelques mois avant la mort d'Artaud, ce poignant et éloquent hommage s'élève comme un cri au milieu de la nuit. Souffrant également de troubles psychologiques ("J'ai passé 9 ans moi-même dans un asile d'aliénés et je n'ai jamais eu l'obsession du suicide, mais je sais que chaque conversation avec un psychiatre, le matin à l'heure de la visite, me donnait l'envie de me pendre, sentant que je ne pourrais pas l'égorger." p.58-59), Artaud qui considérait Van Gogh comme son alter-égo peintre, s'improvise comme le porte-parole extra-lucide de l'artiste suicidé. Mettant sa plume fiévreuse au service d'un ultime pamphlet dirigé contre les psychiatres (Van Gogh était suivi par le docteur Gachet et a été interné à l'asile de Rodez), Artaud affirme qu'il "est à peu près impossible d'être médecin et honnête homme, mais il est crapuleusement impossible d'être psychiatre sans être en même temps marqué au coin de la plus indiscutable folie : celle de ne pouvoir lutter contre ce vieux réflexe atavique de la tourbe qui fait, de tout homme de science pris à la tourbe, une sorte d'ennemi-né et inné de tout génie." p.50. L'accusation est lourde mais peut-on pour autant en blâmer Artaud ? Je ne crois pas. Et Artaud de dire encore que si Van Gogh était fou, alors "il l'était au sens de cette authentique aliénation dont la société et les psychiatres ne veulent rien savoir".

" Ce à quoi Van Gogh tenait le plus au monde était son idée de peindre, sa terrible idée fanatique, apocalyptique d'illuminé. " p.59. Telle serait pour moi, les mots d'Artaud qui résumerait le mieux l'oeuvre du peintre. Ce texte est remarquable et je ne peux m'empêcher de citer encore cette phrase : " Car on ne contrecarre pas aussi directement une lucidité et une sensibilité de la trempe de celle de van Gogh le martyrisé. Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction, et il n'est pas besoin pour cela d'être fou, fou repéré et catalogué, il suffit au contraire, d'être en bonne santé et d'avoir la raison de son côté." p.92. Et pour conclure ce billet, je vous pose la question : ces quelques bribes du texte d'Artaud, vous semblent-ils être le fruit d'un esprit dérangé ? Oui ? Non ? Peut-être ? En tous cas, c'est pour moi le discours d'un homme plus lucide que jamais... Van Gogh ou le suicidé de la société est assurément un texte à découvrir de toute urgence !

Pour aller plus loin, je recommande chaudement cette vidéo de L'évocation de van Gogh le suicidé de la société par Max Pol Fouchet (archives de l'INA). Magnifique !
Lien : http://livresacentalheure-al..
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Artaud on le fuit ou on le prend. On lui fuit par peur, ou on le prend en dedans. Et si on le prend on en vient à l'aimer. À l'aimer à en vouloir le protéger, mais avant il faut l'entendre, tenter de le comprendre. Artaud et Van Gogh. Est-ce évident ? « c'est un homme totalement désespéré qui vous parle ». Voilà Artaud qui convulse, révulse la douleur. Qui la convoque, mais ne la provoque pas.
Momo. Mot à mot. Mot arraché, mis en lambeaux, au flambeau.
Artaud ,Van Gogh, génies indépendants l'un de l'autre et pourtant indissociables à présent.
C'est une autre dimension. Ils sont d'une autre dimension. Deux « au-delà ». C'est peut-être cela que nous nommons la folie, cet espace de « l'au-delà ».
Non pas un au-delà que nous avons imaginé. Non pas cet espace de mort, de néant.
Mais cet espace de pré-langage. De la matière primale, première. Où les mots pour finir n'existent pas encore, où la pensée même n'existe pas encore, atteindre les limbes d'un territoire inconnu.
Van Gogh n'était pas fou, ainsi s'écrie la déclaration d'amour d'Artaud à Van Gogh.
Tu n'es pas fou, je ne suis pas fou. Parce qu'en van Gogh, Artaud a entendu sa douleur, son langage. Il a vu que la musique de Van Gogh allait encore plus loin, plus fort, plus haut que son propre langage. Parce qu'il a tordu, brisé, mis en pièce le verbe pour tenter de dire. Il savait son mal dire, ce que nous nommons si facilement malédiction. Mal dire, c'est prendre le risque d'opérer un démontage, un éclatement de la langue, prendre le risque de créer une autre synthase, une suite de notes, afin de faire ressortir ce que l'au-delà du langage peut contenir. Et peu importe à Artaud de devenir illisible. Là n'était pas son problème. « J'écris pour les analphabètes ». Il prend le risque, il tente au-delà.
En défendant l'œuvre de Van Gogh, c'est le droit à la parole du peintre, et par là le droit du poète qu'il défend et revendique. Vous nous déclarez fou. À quel titre le faites-vous ? Vous nous reprochez de nous détruire mais de quel droit quelle est votre autorité ? Et pourquoi le faites-vous ? Pour le bien de qui ? Van Gogh : suicidé de la société. Parce que pour Artaud le suicide de Van Gogh est en fait un homicide. Van Gogh n'a jamais voulu se suicider, on l'y a poussé. Et cet acte commis n'est pas le reflet de la folie d'un homme mais le crime d'une société.
Comment ne pas l'entendre ? Lui qui a connu 15 ans d'unité psychiatrique à Rodez durant lesquelles des séances répétitives d'électrochocs ont tenté de le faire rentrer de force dans le cadre de la société et lui faire sortir de la tête toutes ces idées qu'on qualifiait de « dérangées », mais qui en fait dérangeaient une société.
Bien sûr prendre Artaud, est-ce également prendre le risque de se perdre ? Je ne le crois pas. Bien sûr il faut recevoir sa décharge, en plein ventre, en plein cœur, en plein regard. Ne pas y venir blindé, armé. S'y rendre à nu, pour toucher l'imprononçable. Regarder une œuvre de Van Gogh, lire ou entendre Artaud c'est assister à une mise en pièces. À une boucherie. À aucun moment à une mise à mort. Mais à une mise à mal. Je sais que ce terme peut paraitre violent. Mais le fait est d'une puissance, d'un souffle incroyable. Artaud parle d’atomisation, de projection, de jet, de coup. C'est puissant un Van Gogh. La taille du tableau est petite. Étrangement petite. Mais d'une densité. Comme si le peintre avait condensé, inventé un accélérateur d'émotion.
Une percée visuelle afin de faire passer le laser d'un son extrêmement puissant. Je pleure devant un Van Gogh. Et ça me vient du dedans. Voir un Van Gogh, c'est une expérience. Artaud le savait, il entendait le son. La stri-dance du Van Gogh. L'âme de scie, l'âme de fond, larme du torrent d'émotion. Van Gogh est un accélérateur d'émotion, Artaud le transcripteur qui nous permet de reformer en nous un sentiment. C'est un travail d'échange, de partage. Ces deux-là n'ont pas à se dire, à s'écrire, mais à se ressentir dans la matière du même Être.
Il y a matière à ressentir Van Gogh et Artaud. Il n'y a pas une manière de les approcher. Pas de recette venue d'un savoir. Je ne le crois pas. Tous deux ont tenté une expérience au-delà d'un savoir, au-delà de l'acquis. Quelle exploration cérébrale était à l'œuvre ? Le cerveau limbique ? Notre deuxième cerveau ? Celui qui est dévolu aux principaux comportements instinctifs et à la mémoire ? Celui qui permettrait les émotions ? Ce cerveau auquel nous voudrions échapper ? Rendre normatif, logique, donner raison, estampiller la déraison. Et à quel prix ? Au prix de la vie d'un Van Gogh, d'une Claudel, d'un Artaud, d'une Virginia Woolf, d'un Nietzsche, d'un Hemingway, d'un Nerval, et de combien d'autres ? Étaient-ils fous ? Délirants ? Malades ? De leur fait ? De leur art ? De leurs mots ? Ou bien était-ils fous de nous ? Ce que nous nommons dégénérescence serait-ce une régénérescence ? Une réactivation de conscience ?
J'aime Artaud, j'aime van Gogh, et je n'aime pas les fous. Les fous qui enferment les génies parce qu'ils sont nés aveugles et sourds à ce qui vit en eux-mêmes. Et qui à ce titre tuent ce qui se subsiste, vit, germe et grandit en d'autres qui prennent le risque d'atteindre le génie.
Artaud demandait le droit de disposer de son angoisse. Il ne voulait pas être sauvé, être soigné.
Il voulait continuer son voyage. «  Il fallut choisir entre renoncer à être un homme ou devenir un aliéné évident ».
Il y a matière à vivre, à ressentir, à construire, à aimer chez Artaud, comme chez van Gogh. Ils ne sont pas insupportables, inqualifiables sans aucun doute, mais ils ont cette capacité incroyable à susciter notre interrogation quant au potentiel de génie qui réside en chacun de nous.
Ils sont facteurs, moteurs, vecteurs, traducteurs. Ils sont l'art, la poésie, ils sont créateurs d'humanité.
Ils ont toujours fait peur aux préfets, aux gardes, aux curés qui ont peut-être inventé La folie pour faire peur à ceux qui pensent t qu'on peut leur échapper.

Astrid Shriqui Garain
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C'est avec une immense admiration, beaucoup de poésie et un gros soupçon de revanche envers les psychiatres de tout bord qu'Antonin Artaud a écrit cet essai quelques mois avant sa mort.
La folie n'est rien d'autre que du génie aliéné par la société, étouffé par les bien-pensants qui ne veulent pas de coups d'éclats ni de cette interprétation extra-lucide de la vie.
Van Gogh a trouvé ici son défenseur, son protecteur contre le docteur Gachet et son propre frère Théo, tous deux responsables, d'après Artaud, de son suicide.
Quelle est donc la limite entre le génie et la folie? Pour l'auteur, il ne semble pas y en avoir, sinon selon la société. Artaud reconnaît en Van Gogh son alter ego, son modèle peut-être.
Mais, outre cet essai sur la folie, les évocations qu'il fait des tableaux de van Gogh, du Champ de Blé aux Corbeaux en particulier, donnent envie de toucher le tableau et ses aplats de peinture encore fraîche et épaisse. L'écriture est magnifique, tour-à-tour descriptive, puissante, profonde, poétique, transcendantale, désespérée. Celle d'un homme qui a passé la plus grande partie de sa vie en hôpital psychiatrique et à qui on refuse ses pensées délirantes et que sans doute seule l'écriture, ou bien seul l'art, libère de ses souffrances.
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Artaud publia cet essai en 1947, suite à une exposition sur Van Gogh et l'article d'un psychiatre qui qualifiait van Gogh de fou. le ton est donc assez polémique et mélange des réflexions sur le peintre avec de violentes charges contre la psychiatrie et la société.
A propos de la peinture, il s'arrête particulièrement sur le dernier tableau de van Gogh, le champ de blé aux corbeaux. Sommet et achèvement de son oeuvre, selon Artaud. Il qualifie ce tableau de riche, somptueux et calme, joyeux et ténébreux, passionné. C'est l'oeuvre d'un homme qui est prêt à mourir, « la porte occulte d'un possible, d'une réalité permanente possible… d'un énigmatique et sinistre au-delà. » Il insiste aussi sur la simplicité de van Gogh, sur son goût pour les choses les plus simples, les chaises, les souliers, les lits, des sujets sans anecdotes, sans symbolisme ; c'est dans les choses les plus quotidiennes, les plus terre à terre, les plus naturelles que Van Gogh cherchait l'infini. Artaud connaissait bien sa peinture et avait lu les très belles lettres écrites à son frère Théo. Vincent van Gogh ne se prenait pas pour ce qu'il n'était pas, il était « peintre, rien que peintre », son affaire c'était la couleur et le dessin, rien d'autre.
Quant à sa supposée folie… évidement, ce sujet touchait personnellement Artaud et il n'est plus question que de très loin de van Gogh. Ce qu'il écrit sur le docteur Gachet ou sur Theo van Gogh n'est que l'expression de sa propre rancoeur vis-à-vis de la psychiatrie et de sa famille. Qui était Artaud ? Quels sont les faits ? Un drogué, un exalté, un être souffrant profondément, mais qui n'a jamais fait de mal à personne et qui pourtant fut interné neuf ans dans un asile et victime d'électrochocs et de toute la « cure » de la psychiatrie de l'époque. Qui supporterait ça ? Quel être normalement constitué ne se révolterait pas contre cet enfermement et ces tortures, qui n'ont été, Artaud a raison, que de la vengeance, de la peur, de la volonté de faire taire. « Un aliéné est aussi un homme que la société n'a pas voulu entendre et qu'elle a voulu empêcher d'émettre d'insupportables vérités. » D'insupportables vérités… Celles d'un homme qui a connu « les plus épouvantables états de l'angoisse et de la suffocation humaines. » La société ne voudra jamais entendre ces vérités, car effectivement elles la mettent en péril. Les gens sociables balaieront toujours d'un revers de la main les écrits d'Artaud, avec le dédain des hommes qui savent qu'ils peuvent se rassurer entre eux, que ça ne vaut pas le coup de s'arrêter, qu'ils savent tout ça et que, de toute façon, ce sont les écrits d'un fou. La belle affaire ! Mais Artaud était lucide, c'est tous ces gens qui ont suicidé Van Gogh, qui ont enfermé Artaud et tant d'autres. La bonne société comme on dit, celle-là même qui fait preuve de pitié de temps en temps, toujours pour se rassurer sur elle-même, pour ne pas s'avouer ce qu'elle est vraiment : un monstre.
Artaud ne fait de toute façon rien pour contredire ces gens, il emploie un magnifique vocabulaire, plein d'images, une langue d'exalté. Forcément, ce qu'il dit ressemble à des paroles de paranoïaques, comment pourrait-il en être autrement ? Mais il est lucide, incroyablement lucide, même sur sa folie, sur ses histoires d'envoûtements et de magie, il sait que tout ça n'est qu'une lutte éperdue contre le hasard : « C'est la pente des hautes natures, toujours d'un cran au-dessus du réel, de tout expliquer par la mauvaise conscience, de croire que rien jamais n'est dû au hasard et que tout ce qui arrive de mal arrive par l'effet d'une mauvaise volonté consciente, intelligente et concertée. »
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Et si la folie n'était, en réalité, que l'expression du génie ? Voici le postulat que prend Antonin Artaud dans ce texte. Cet écrivain, officiellement reconnu comme fou défend avec hardiesse le fait que Van Gogh n'était pas fou mais tout simplement un génie non reconnu par la société. Selon lui, les artistes de génie sont empoisonnés, martyrisés par la société qui ne cherche jamais à comprendre la profondeur ou la simple nature de leur travail.
Le texte part d'une simple contestation faite par Artaud à propos du diagnostic du Docteur Berr selon lequel Van Gogh n'était qu'un "schizophrène dégénéré". Artaud, lui, comprend viscéralement la peinture de van Gogh et cherche, par ce texte, à réhabiliter le statut de génie artistique, trop souvent assassiné par la société médicale. Artaud pousse même plus loin sa réflexion en affirmant que le suicide de van Gogh est dû au comportement des médecins de l'asile de Rodez qui lui ont fait subir des électrochocs à répétition.
Dans ce texte aux allures de poème, Artaud se place autant en dénonciateur qu'en victime de la société. Tout comme le peintre, il fut en proie à la folie, à cette folie créatrice qui rend l'artiste incompris du monde extérieur. Selon lui, "la folie est un coup monté et […] sans la médecine elle n'aurait pas existé". "Van Gogh le suicidé de la société" est avant tout un hommage de l'écrivain envers le peintre mais aussi un pamphlet contre les interprétations de la psychanalyse.
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Citations et extraits (111) Voir plus Ajouter une citation
La frange ténébreuse insolite du vide montant d'après l'éclair.
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Un fou, Van Gogh ?

Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou.

Peinte par Van Gogh extralucide, cette figure de boucher roux, qui nous inspecte et nous épie, qui nous scrute avec un oeil torve aussi.

Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d’homme avec une force aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l’irréfragable psychologie.

L’oeil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie.

Non, Socrate n’avait pas cet oeil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps et l’âme, à mettre à nu le corps de l’homme, hors des subterfuges de l’esprit.

Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli.

C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarri.

Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où ce regard, parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit.

Mieux qu’aucun psychiatre au monde, c’est ainsi que le grand Van Gogh a situé sa maladie.

Je perce, je reprends, j’inspecte, j’accroche, je descelle, ma vie morte ne recèle rien, et le néant au surplus n’a jamais fait de mal à personne, ce qui me force à revenir au dedans, c’est cette absence désolante qui passe et me submerge par moments, mais j’y vois clair, très clair, même le néant je sais ce que c’est, et je pourrais dire ce qu’il y a dedans.

Et il avait raison, Van Gogh, on peut vivre pour l’infini, ne se satisfaire que d’infini, il y a assez d’infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n’a pas pu combler son désir d’en irradier sa vie entière, c’est que la société le lui a interdit.

Carrément et consciemment interdit.

Il y a eu un jour les exécuteurs de Van Gogh, comme il y a eu ceux de Gérard de Nerval, de Baudelaire, d’Edgar Poe et de Lautréamont.

Ceux qui un jour ont dit :

Et maintenant, assez, Van Gogh, à la tombe, nous en avons assez de ton génie, quant à l’infini, c’est pour nous, l’infini.

Car ce n’est pas à force de chercher l’infini que Van Gogh est mort, qu’il s’est vu contraint d’étouffer de misère et d’asphyxie, c’est à force de se le voir refuser par la tourbe de tous ceux qui, de son vivant même, croyaient détenir l’infini contre lui ; et Van Gogh aurait pu trouver assez d’infini pour vivre pendant toute sa vie si la conscience bestiale de la masse n’avait voulu se l’approprier pour nourrir ses partouses à elle, qui n’ont jamais rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie.

De plus, on ne se suicide pas tout seul.

Nul n’a jamais été seul pour naître.

Nul non plus n’est seul pour mourir.

Mais, dans le cas du suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature de se priver de sa propre vie.

Et je crois qu’il y a toujours quelqu’un d’autre à la minute de la mort extrême pour nous dépouiller de notre propre vie.

Ainsi donc, Van Gogh s’est condamné, parce qu’il avait fini de vivre et, comme le laisse entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant la naissance d’un fils de son frère, il se sentait une bouche de trop à nourrir.

Mais surtout Van Gogh voulait enfin rejoindre cet infini pour lequel, dit-il, on s’embarque comme dans un train pour une étoile, et on s’embarque le jour où l’on a bien décidé d’en finir avec la vie.

Or, dans la mort de Van Gogh, telle qu’elle s’est produite, je ne crois pas que ce soit ce qui s’est produit.

Van Gogh a été expédié du monde par son frère, d’abord, en lui annonçant la naissance de son neveu, il a été expédié ensuite par le docteur Gachet, qui, au lieu de lui recommander le repos et la solitude, l’envoyait peindre sur le motif un jour où il sentait bien que Van Gogh aurait mieux fait d’aller se coucher.

Car on ne contrecarre pas aussi directement une lucidité et une sensibilité de la trempe de celles de Van Gogh le martyrisé.

Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction, et il n’est pas besoin pour cela d’être fou, fou repéré et catalogué, il suffit, au contraire, d’être en bonne santé et d’avoir la raison de son côté.

Moi, dans un cas pareil, je ne supporterai plus sans commettre un crime de m’entendre dire : « Monsieur Artaud, vous délirez », comme cela m’est si souvent arrivé.

Et Van Gogh se l’est entendu dire.

Et c’est de quoi s’est tordu à sa gorge ce noeud de sang qui l’a tué.
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Qu'est ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C'est l'action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l'on sent et ce que l'on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert a rien d'y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens.

VAN GOGH Lettre à Théo
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Sur le plan social, les institutions se désagrègent et la médecine fait figure de cadavre inutilisable et éventé, qui déclare Van Gogh fou. En face de la lucidité de Van Gogh qui travaille, la psychiatrie n'est plus qu'un réduit de gorilles eux-mêmes obsédés et persécutés et qui n'ont, pour pallier les plus épouvantables états de l'angoisse et de la suffocation humaines, qu'une ridicule terminologie, digne produit de leurs cerveaux tarés. Pas un psychiatre, en effet, qui ne soit un érotomane notoire.
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Il n’y a pas dans la dernière exposition Van Gogh, au palais de l’Orangerie, toutes les très grandes toiles du malheureux peintre. Mais il y a parmi celles qui sont là, assez de défilés giratoires constellés de touffes de plantes de carmin, de chemins creux surmontés d’un if, de soleils violacés tournant sur des meules de blé d’or pur, de Père tranquille et de portraits de Van Gogh par Van Gogh,
pour rappeler de quelle sordide simplicité d’objets, de personnes, de matériaux, d’éléments,
Van Gogh a tiré ces espèces de chants d’orgue, ces feux d’artifice, ces épiphanies atmosphériques, ce « Grand Œuvre » enfin d’une sempiternelle et intempestive transmutation.
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Vidéo de Antonin Artaud
Antonin ARTAUD – Témoignages (DOCUMENTAIRE with english subtitles, 1993) Les deux parties du documentaire "La Véritable Histoire d'Artaud le Mômo", par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, réalisées en 1993. Présences : Luciane Abiet, Jacqueline Adamov, André Berne-Joffroy, Annie Besnard-Faure, Gustav Bolin, Denise Colomb, Pierre Courtens, Alain Gheerbrant, Alfred Kern, Gervais Marchal, Domnine Milliex, Minouche Pastier, Henri Pichette, Marcel Piffret, Rolande Prevel, Marthe Robert, Jany Seiden de Ruy, Paule Thévenin et Henri Thomas.
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