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EAN : 9782377561049
226 pages
L'Ogre (19/08/2021)
3.21/5   12 notes
Résumé :
"Comment expliquer que les moustiques rêvent aussi ? La pointe de la Sibérie orientale recule à mesure que le reflux diminue et que remonte la mer. Encore quelques centimètres et toute cette toundra sera salée. Tout ce qu'elle contient de trésors enfouis sera dévoré par l'indifférence marine. En attendant on profite des quelques degrés supplémentaires pour percer la glace. L'industrie de dragage des dégels bat son plein et j'ai fait jouer la concurrence pour acquéri... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Voilà environ 14000 ans, le détroit de Bering (entre la Sibérie orientale – continent asiatique – et l'Alaska – continent américain –, pour les « pas très bons en géographie » comme moi) n'était pas sous les eaux, mais formait une langue de terre, un pont terrestre appelé la Béringie. Et cela, pour la deuxième fois. Cette région aurait alors été habitée pendant un temps. Son histoire, réinventée, fait l'objet de ce roman envoûtant à travers les âges.

Le roman est court, mais dense. Car il nous faut entrer dans sa logique, dans son univers, dans son vocabulaire. Et, pour commencer, appréhender la réalité des trois personnages centraux. Jeanne, tout d'abord, située dans un futur proche (avant la fin du XXIème siècle), est une spécialiste de l'archéologie d'urgence. Quand une zone est censée être détruite par un chantier, elle est appelée pour sauver ce qui peut l'être. Et là, elle se retrouve sur un site gigantesque qui va va être dévasté. le réchauffement climatique a accéléré la fonte du permafrost. Cela rappelle Symphonie atomique d'Étienne Cunge, quand ce dégel entraîne l'apparition de virus mortels jusqu'à présent conservés dans le sol gelé et des cadavres à la pelle. Ici, ce sont les ossements, voire les cadavres remarquablement conservés d'animaux aujourd'hui disparus qui réapparaissent : mammouths laineux, tigres à dents de sabre, aurochs. L'occasion est trop belle de les récupérer pour les exposer dans des collections, publiques ou privées, les analyser, afin de les réintroduire. Jeanne doit donc récupérer le maximum de pièces, analyser le maximum du site avant qu'il ne soit livré aux constructeurs d'une ligne magnétique entre la Russie et les États-Unis d'Amérique, les vieux ennemis enfin associés par la nature.
Quelques années avant, sans doute pendant la Guerre froide, Hushkins, avec deux autres explorateurs, tente de faire la collecte raisonnée de toute la flore de cette même zone. Ils récupèrent les fleurs, les pollens et placent des spécimens dans des herbiers, associés à des notes de plus en plus ésotériques à mesure que le récit avance. de plus, ils se retrouvent au centre d'un conflit entre les puissances pour le contrôle de cette zone, les Soviétiques imposant peu à peu leur loi sur les populations locales.
Et, justement, en parlant de population locale, Sélhézé est notre guide dans la période la plus ancienne. Celle de l'occupation de la Béringie par des humains. Celle qui est la plus loin de nous par sa façon d'appréhender le monde, loin des classements, des collections, de l'utilisation de la nature comme ressource.

Car ce roman nous montre plusieurs visions de la nature, plusieurs liens possibles entre l'homme et elle. Comment nous sommes passés d'habitants de cette nature, fusionnés avec elle, partie prenante à observateur plein de supériorité qui tente de tout classer et, ensuite, à utilisateur sans scrupule de ressources. L'auteur nous fait comprendre que quelque chose n'est pas normal dans cette évolution, que cela ne peut continuer ainsi, que certains éléments vont se révolter, même s'ils n'ont pas beaucoup d'espoir, car ce chemin qui est pris n'est pas logique, n'est pas naturel.
Mais Jeremie Brugidou n'emploie pas le style d'un tract ou d'un essai. Loin de là. Il fait appel à des formes plus poétiques, plus exigeantes. Exigence lexicale tout d'abord, car le scientifique qu'il est veut employer les mots justes afin de faire émerger les notions exactes, les images précises qu'il a en tête. Pour cela, il pousse le lecteur dans ses retranchements avec des mots peu usuels, voire proches du néologisme. Je me suis retrouvé quelquefois le nez dans un dictionnaire afin de comprendre un passage, mieux me représenter une image.
Mais pas toujours, car le côté esthétique, poétique, de certaines tirades, de certaines phrases, m'a largement suffi. En effet, le rythme des phrases, l'accumulation de certains sons, la couleur de certains mots m'ont bercé et ont participé à ma mise en condition. En lisant Ici, la Bérengie, je me suis parfois retrouvé dans le même état d'esprit qu'à la lecture du Guide du pourquoi pas ? de Stéphanie Solinas. Dans les deux cas, j'étais un peu perdu devant un univers en grande partie inconnu de moi, sans les codes habituels, sans les repères qui m'auraient permis de m'y retrouver. Dans le roman de Jeremie Brugidou, le démarrage est assez brutal, car il ne prend pas tellement de précautions : il attaque bille en tête, nous plongeant dans le bain (glacé). À charge pour nous de mettre en place les morceaux, de les comprendre, de les aligner, de les interpréter. Et même si cela m'a un peu perturbé au début, comme cela m'arrive dans mes lectures les plus riches (mais aussi, parfois, dans mes échecs), au bout de quelques pages, j'ai pris le coup et je me suis glissé, de court chapitre en court chapitre (une bonne idée, car cela dynamise l'ensemble), dans la peau des personnages. Et même si certains aspects me sont sans doute restés obscurs, l'impression générale est celle d'une apnée en pays enchanté.

Enfin, un dernier point mérite quelques remarques. À travers ce récit, l'écriture est présente un peu partout. En premier lieu, sous la forme des carnets créés par Hushkins et ses acolytes. Herbiers, recueils de notes, recueils de pensées, journal de bord, témoin de la recherche d'une femme aimée et désormais morte, lien de Hushkins avec l'ancien monde. Ces cahiers, objets recherchés par les occupants soviétiques ou les envahisseurs (qui désirent créer un parc à thèmes : Pleistocene Park, rempli d'animaux « disparus » - il faut savoir qu'un chercheur russe, Sergueï Zimov, géophysicien spécialisé en écologie arctique et subarctique avait vraiment rêvé d'un tel parc, destiné à lutter contre le réchauffement climatique), connaissent plusieurs états : ils passent d'un carnet tout à fait classique à un objet aux pages collées, et même à un objet que l'on mange. L'écriture est au centre de tout, création de mondes, transmission d'informations, modèle de classement pour appréhender le monde et le commander. La réflexion autour de cet outil est riche et multiple. Cela m'a rappelé, dans mes dernières lectures, en plus ardu certes, Quitter les monts d'automne d'Émilie Querbalec où l'écrit avait un pouvoir sur le réel.
Je pourrais encore m'interroger sur la figure du rhizome qui relie tout et qu'on retrouve, pourquoi pas, sur la couverture. Cette forêt de connexions qui existent dans le sol, mais aussi dans notre monde et même à travers les temps, entre les différents groupes humains. Mais ma réflexion n'est pas assez aboutie et n'apporterait rien de bien neuf. Aussi, je m'arrête là.

Ici, la Bérengie a été pour moi une découverte. Découverte d'un éditeur dont j'avais vu passer le nom et les ouvrages sans jamais m'y plonger. Découverte d'un auteur dans son premier (et j'espère pas dernier) roman. Découverte d'une région et de son histoire. Découverte de peuples différents, par beaucoup de côtés, de ma façon de voir le monde, de le ressentir, d'y vivre. Découverte d'une langue riche et enivrante. Une très bonne surprise, donc, vous l'aurez compris.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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Jeremie Brugidou, dans son premier roman, s'intéresse au détroit de Béring, qu'il nous conte à plusieurs époques - il y a des milliers d'années ; durant la période tendue qui annonce la guerre froide ; dans les années 2050 -, et selon plusieurs narrateurs, parfaitement distincts, ce qui prendra sens au fil du récit - Sélhézé, une Qui-Collecte, dont nous suivrons les pas avec "tu" ; Hushkins, géologue américain, qui sera "il" ; Jeanne, archéologue, qui s'exprimera quant à elle à la première personne -.

Dans cette incursion au fil du temps et des personnages, c'est la Béringie, isthme entre Russie et Etats-Unis qui a disparu il y a bien longtemps avec la montée des eaux, qui sera au coeur de toutes les recherches, mystères, tractations, qui liera nos trois personnages de plus en plus étroitement, pour donner corps à un roman passionnant, aux alternances temporelles et narratives vraiment maîtrisées, oscillant également brillamment entre réalisme et surnaturel, entre présent réel et futur dystopique, tout en n'oubliant pas de prendre en compte les problématiques écologiques qui ont cours avec une nouvelle montée des eaux, réchauffement climatique oblige, ainsi que les conséquences humaines de l'exploitation de chaque pan de nature à des fins commerciales - ici, le détroit de Béring devient Beringia Park, à l'image de Jurassic Park -.

Encore une belle découverte d'un premier roman en ce début d'année. J'espère que cela va perdurer !
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Trois âges distincts du détroit de Béring pour un extraordinaire entrelacement de sens, de langages et de rusée spéculation scientifique et politique. Un exceptionnel « retour du submergé » pour faire vaciller en poésie les fausses certitudes.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/09/10/note-de-lecture-ici-la-beringie-jeremie-brugidou/

Par delà les millénaires, les centaines ou les dizaines d'années (avec une contraction d'échelle temporelle qui tient compte du redoutable effet d'accélération à tout crin de l'Anthropocène), qu'est-ce qui relie l'éclaireuse symbiotique d'une peuplade de chasseurs-cueilleurs depuis bien longtemps disparue, avec ses contours pulsant doucement entre science et fantastique, un explorateur scientifique pionnier, luttant entre les budgets fatalement microscopiques (lorsqu'ils existent) et les impératifs économico-militaro-stratégiques, sur les terrains favoris d'un John Muir, pour satisfaire son obsession anthropologique salutaire, et une paléontologue du futur plus ou moins proche, spécialiste des missions complexes et urgentes, devant satisfaire à la fois les tenants d'un spectaculaire marchand capitaliste toujours renouvelé, les irréductibles du carburant fossile aux influences souterraines jamais disparues, et les convictions intimes qui indiquent les possibilités d'avènement de bien autre chose, peut-être enfin ?

Entre Alaska et Sibérie, il y a très longtemps, il y a moins longtemps et bientôt ou presque, sur un pont terrestre qui fut submergé comme dans et autour d'un détroit qui fut stratégique, quelque chose d'intense et de décisif se joue, parmi les blizzards qui crucifient, les malnutritions qui guettent, les déplacements forcés de populations « mal placées » vis-à-vis des géostratégies et des idéologies, le charme sonnant et trébuchant des « Pleistocene Parks » à extraire plus ou moins cyniquement des permafrosts en perdition, et la quête souterraine d'une humanité apprenant peut-être enfin, en guérillero post-zapatiste, la santé mentale (ou l'écologie de l'esprit), là où la science affirme sa conscience et rejette doucement sa sujétion aux impératifs non catégoriques qui prétendent si bien l'être.

Avec ce premier roman publié aux éditions de l'Ogre en août 2021, Jeremie Brugidou réussit un tour de force aussi impressionnant qu'enchanteur. Il entrelace, avec un extrême brio et une passion communicative, trois époques, trois registres narratifs parfaitement adaptés à chacun de ses propos complexes : la vision à la fois large et resserrée (où science et magie seraient logiquement indiscernables à l'oeil nu – l'exploration patiente du chamanisme sibérien par un Charles Stépanoff nous le rappelle) d'un Pléistocène de véritable paléo-anthropologie (où percolent doucement et fiévreusement les travaux d'un Philippe Descola ou d'un Baptiste Morizot), l'acharnement obsessionnel d'un explorateur scientifique (et de son équipe) évoluant à la charnière du temps des pionniers et de celui de la rationalité prétendue, épaisse, de la Guerre froide (où l'on recueille patiemment si on le souhaite les échos atténués du cultissime (et non traduit en français à ce jour) « The Northwest Passage » (1984) de Norman Lavers), et le léger cynisme technique et managérial (qui ne demande pourtant, et heureusement, qu'à vaciller et changer) d'une scientifique de terrain rompue à la négociation des missions et des budgets dans un monde où la science s'exerce sous conditions de rentabilité et de spectaculaire marchand (du « Pleistocene Park » cher à un Michael Crichton ou à un Steven Spielberg, bien sûr, à la formidable « Trilogie climatique » de Kim Stanley Robinson, en passant au plus près du précieux et rusé « Doggerland » d'Élisabeth Filhol où il est aussi question de terre préhistorique submergée et de manières différentes d'exercer la technique).

Jeremie Brugidou joue discrètement d'approches discrètement systémiques en matière d'Arctique (on songera au Barry Lopez de « Rêves arctiques » du côté du monde dit animal, et au « Nomad » de Jeroen Toirkens et Jelle Brandt Cortius du côté de la culture transcontinentale des peuples premiers), et approche avec ruse l'hybridation entre espèces, à partir d'une résurgence préhistorique, d'une manière bien différente de celle, puisant dans le registre de l'horreur, véhiculée par les « X-Files », par exemple (les épisodes S1E1 : « Ice » et S1E20 : « Darkness Falls » tout particulièrement), en s'établissant plutôt en résonance fugace avec « Les furtifs » d'Alain Damasio ou « Mousse » de Klaus Modick.

« Ici, la Béringie » nous offre une démonstration éclatante, aux côtés bien entendu de l'exceptionnel « Plasmas » de Céline Minard, également paru ces jours-ci, de ce que la grande fiction spéculative peut pratiquer en nous, incarnant le scientifique et le politique, usant à merveille du rêve et de l'échappée construite pour distiller le vertige philosophique et la conscience de l'action.
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J'étais charmée par la 4ème de couverture : une histoire racontant les destins de 3 personnes à des époques complètement différentes, toutes liées à ce territoire disparu dans les profondeurs du détroit de Béring : la Béringie. C'est donc avec un réel plaisir que j'avais entrepris la lecture de ce livre. Hélas, j'ai très vite été refroidie.
En effet, c'est une lecture qui s'est avérée très exigeante, le vocabulaire employé très -trop- recherché n'aide pas à rentrer dans l'histoire, on est trop concentré sur la forme pour pouvoir apprécier le fond. L'écriture est très imagée et nécessite presque une réflexion à chaque phrase, c'est long et fatiguant. Ainsi, je n'ai pas réussi à rentrer dans l'histoire, j'ai pourtant espéré que cela viendrait une fois les choses posées mais non… Pour être tout à fait honnête, j'ai du me faire violence pour aller au bout.
Je pense qu'avec moi ce livre n'a tout simplement pas trouvé son public.
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Une rêverie biologique et géographique autour d'un territoire transitoire. La Béringie est un espace aux carrefours de la terre et de l'eau, lieu de rencontre et d'affrontement, de réunion et de séparation, à la fois pont et frontière, à la croisée des continents et des époques. C'est un monde et un passage vers un autre monde.

Dans le roman, la notion d'écologie semble prendre tout son sens : il s'agit bien d'une maison commune, où tout est lié, la dimension environnementale mais aussi les dimensions humaine, sociale, voire créatrice. En effet, ce ne sont pas seulement la nature et les communautés qui sont menacées, c'est aussi la capacité de créer, d'imaginer, de rêver, de raconter des histoires.

C'est ce qu'apprend le personnage de Jeanne, dont le rapport au monde change peu à peu quand elle découvre une mystérieuse arche, structure préhistorique faite d'ossements. de quoi cette arche est-elle la trace, le signe ? Les scientifiques comme Jeanne sont-ils encore capables de voir au-delà du visible, de devenirs chamans ?

Le roman est ainsi fait de strates géologiques et temporelles, textuelles et mythologiques aussi. Il y a les histoires de Sélhézé, les carnets de Hushkins. On sent qu'il faut creuser profond, chercher quelque chose mais l'objet même de la quête de tous ces personnages ne se révèle que progressivement, y compris à eux-mêmes.

C'est aussi notre propre rapport au vivant qui est interrogé : comprendre, connaître, classer, conserver, préserver, cartographier, exploiter, dialoguer, raconter, habiter, accueillir… Face aux destructions, l'auteur fait espérer en un monde de circulation, d'interaction, de communication, de relation entre les espèces, les époques, le visible et l'invisible.

La lecture de ce texte est exigeante, un peu difficile, à l'image du monde complexe qui est présenté.
L'auteur oscille entre un vocabulaire scientifique pointu et des images poétiques (la langue de Sélhézé est particulièrement sublime, en même temps que déroutante), nous plongeant alors dans une atmosphère paradoxalement réaliste et onirique à la fois, véritable invitation à un émerveillement devant les mystères du monde qui nous échappent.
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
Le ravitaillement se fait attendre depuis une semaine. Myza garde ce sourire inimitable qui est pour Hushkins la matérialisation de la confiance. Hushkins propose aux deux camarades un nouveau camp de base pour la suite des recherches, quand le ravitaillement sera arrivé, de l’autre côté du lac à l’intérieur des terres, sur un plateau plus exposé au vent. Il faut bien éliminer l’hypothèse d’une propagation éolienne. Ce sera sans doute moins confortable. Myza sourit. Les précautions des Blancs lui ont toujours inspiré un sourire ironique. Il se souvient des têtes indigènes fichées sur leurs propres harpons tout le long de la péninsule devenue base militaire soviétique. La décision était tombée sous la forme d’un colis jeté depuis un avion. Ils avaient une semaine pour se déplacer. Où ? Personne n’y avait songé. Les chasseurs de la côte n’y avaient pas accordé d’importance et, de plus, la saison battait son plein. Une semaine plus tard, une frégate militaire ramenait de sa chasse un filet de têtes indigènes et les soldats avaient pris soin de les empaler sur des harpons plantés tous les neuf mètres le long de la frontière de la nouvelle base. Leurs cheveux battaient au vent.
Myza, ça lui est égal, il aime ces terres, avec ou sans vent, et cette expédition est la seule possibilité pour lui d’y revenir. Il a quelque chose à y retrouver. Depuis la grande confiscation par les étrangers russes et américains, seules les expéditions scientifiques ont accès au lieu. Étudier puis civiliser l’extrémité du territoire, achever le travail inabouti des missionnaires orthodoxes, favoriser les échanges. Le commerce des peaux et de l’ivoire a englouti les autres habitants de la péninsule, comme les isatis, ces renards bleus des banquises ; fourrures de phoque, d’ours blanc ou de renne, peaux de zibeline et de glouton, défenses de morse sculptées ou non, sans parler de l’huile et des fanons de baleine. Appétit vorace des visiteurs étrangers et flots de mauvaises eaux-de-vie. Le XIXe siècle avait vu la grande baleine boréale et les camarades morses chassés jusqu’à quasi-extinction. Il n’y a pas si longtemps, on rencontrait sur les côtes du Kamchatka, rapportés par les courants, à peine plus de carcasses de morses décapités que d’humains boréaux massacrés. Le bruit de la dékoulakisation se répand maintenant sur les steppes et pourrait bien à nouveau tout faire basculer. Il lui semble entendre les porte-voix : « Le pouvoir aux pauvres vers l’avenir radieux et unique du communisme soviétique. » Il faut profiter de la moindre fenêtre de vent avant le rétrécissement définitif du monde. Et puis, un autre projet est en cours, qui fait sourire Myza.
Sigafoos, ancien braconnier à l’ouest, trappeur et homme des bois, diplômé de l’université de Seneca, suit Hushkins depuis qu’il a fini son doctorat sous sa direction. Il lui doit toutes ses découvertes botaniques. Sur les recommandations de Hushkins, il a effectué le tout premier prélèvement de colonne de glace dans un lac des terres confisquées d’Alaska et y a découvert une véritable frise chronologique à unité pollen. Mais pour la première fois, il émet un doute. S’ils cherchent des traces de pollens, pourquoi aller fouiller les plaines balayées? Il entrevoit déjà sur les plaines plus exposées des pollens disséminés au vent frappant les tiges sèches. Il voit se profiler les énormes lacunes dans le registre phylochromatique de son carnet. Il voit la fébrilité du chef. Pour le convaincre, Hushkins lui parle des mousses, lichens et couverts de roche qu’il a recensés en Alaska sur les falaises les plus exposées. Des structures et des motifs végétaux officiellement endémiques, mais qu’il espère retrouver également ici, sur cet autre côté de la mer de Béring. On perd l’itinéraire précis des pollens, mais on trouvera le réseau des mousses. Sigafoos sent bien que Hushkins les emmène sur une voie dont il dissimule le cap, il voit bien le regard embrumé du vieux maître et, pour la première fois, sent l’issue incertaine de cette expédition. Mais Myza trace déjà l’itinéraire jusqu’aux lichens.
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Malgré le ressac, le ferry manœuvre élégamment au plus proche de la grève d’Ouelen. Le sable froid reçoit mes pieds et le vent de la toundra sibérienne m’accueille. Sur la jetée, William me tend immédiatement le carnet. La couverture épaisse et gondolée est auréolée de traces de sel. Sensation mêlée de douceur et de rugosité, je passe ma paume tout autour. Impression de caresser une vieille bête aux poils cristallisés par la mer. Je ne l’ouvre pas tout de suite. William m’a contactée il y a quelques mois pour rejoindre cette mission de sauvetage archéologique et diriger les fouilles de l' »arche aux baleines ». C’était l’occasion de retrouver Naomi et d’explorer une piste plus personnelle. Le carnet avait été remis à William dans une enveloppe à mon nom par l’un des locaux engagés sur le terrain de fouilles. C’est ce qui a précipité mon départ. J’ai tout de suite su que c’était un message de mon frère, même si William m’expliquait au téléphone qu’il s’agissait visiblement d’un carnet authentique, jusque-là perdu, d’une expédition scientifique qui s’était déroulée ici il y a environ un siècle.
Demain, je dois rencontrer les rangers de l’immense parc de conservation qui jouxte la zone de fouilles pour évoquer les « fuites » d’ivoire de mammouth. L’augmentation brutale de la fonte du permafrost avait pris tout le monde de court. D’anciens vestiges biologiques très bien conservés avaient émergé dans le Grand Nord et provoqué une ruée vers les ossements. On retrouvait mammouths, dents de sabre, saïgas, tous les classiques. Parfois, on découvrait aussi des structures préhistoriques comme l’arche aux baleines et alors, dans l’urgence, on faisait appel à moi. Naomi m’avait parlé du trafic important de parties animales décongelées qui transitait par les bateaux de pêche du détroit. Ça provoque parfois certains accrochages avec les orques qui migrent et qu’elle observe en ce moment. Après des mois de séparation, je la rejoins enfin.
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Tu dois trouver l’histoire qui raconte la fin, Sélhézé, tu pues le rêve. Au camp, on voit bien que tu ne te rembrunis toujours pas. Les Qui-Collectent reviennent des autres directions et sentent le bois sec. Tu ne peux pas rester éternellement sans lieu au sein du camp. Les lois stabilisant l’interdépendance des collectifs sont sévères. En dehors des phases de transition, nul ne peut être sans lieu sans en subir les conséquences sociales. Ta présence est une nouvelle liminalité qui brise l’équilibre strict des échanges. Si tu ne peux tenir ton lieu dans le circuit des paroles, des corps et des dons, il faudra encore t’éloigner. L’agile-peintre comprend ton craquèlement, elle t’apprend la gravure de la métamorphose ; une spirale dans le coin supérieur d’une forme elliptique. Elle te confie secrètement un outil de pierre noire, plus dur que l’obsidienne et le jade, taillé en pointe, pour établir le contact. Tu sauras t’en servir.
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Le campement a été installé sur la plage voisine, sur un des escarpements créés par les nombreux reflux de la mer de Béring au cours des derniers soixante millions d’années. Depuis la fameuse expédition Hushkins, cet endroit éveille les fantasmes scientifiques. Dès que les relations internationales l’ont permis, le terrain a très vite été enseveli sous les activités et les discours scientifico-entrepreneuriaux. Ces derniers temps, leur accumulation accélérée laisse entrevoir une sale tournure. Le désastre à venir sera sans doute aussi fracassant que l’a été la découverte de ces lieux. J’imagine une fin tragique à l’image de celle de l’expédition Hushkins, qui a involontairement ouvert la voie à toute cette machinerie d’extraction.
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Ce sol, cette Beringie, je le vois veinée de forces vives et brutes qui font trembler la terre et hurler la foret, je vois des âmes gigantesques au pas délicat et dont l'écho nous parviens avec un temps de latence. Et je sens que c'est dans cette latence que je plonge. La latence provoquée par ma propre presence ici. Au fond de cette fosse, au fondu canyon de la Jeanne de nui, se niche peut-etre la solution à mon énigme.
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Videos de Jérémie Brugidou (3) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Jérémie Brugidou
Dans cet épisode d'Effractions : le podcast, Sylvie Crasquin, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des grandes crises de la biodiversité au cours des temps géologiques, parle du livre Ici la Béringie, de Jeremie Brugidou. Dans ce roman, l'auteur se penche sur cette terre immergée sous le détroit de Béring et probablement habitée pendant des millénaires avant d'être recouverte par la mer.
Cet épisode a été préparé par Monika Prochniewicz Lecture par Caroline Girard Réalisation : Michel Bourzeix et Gilles d'Eggis Musique : Thomas Boulard Extrait lu : Jeremie Brugidou, Ici la Béringie, © Editions de l'Ogre, 2021 Ce podcast a été enregistré dans les studios du Centre Pompidou.
Retrouvez sur notre webmagazine Balises le dossier "Effractions : le podcast" en lien avec l'ensemble des podcasts du festival Effractions : https://balises.bpi.fr/dossier/effractions-le-podcast/
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