Ambitieux – Brillant – Déroutant.
Ambitieux
Valentine Ihmof est probablement la plus américaine des auteures françaises. Rien d'étonnant donc qu'après deux polars dont le souvenir me hante encore, elle ait choisi dans
le Blues des phalènes de s'attaquer à un pan sombre et méconnu de l'histoire US.
À travers les destins croisés de ses 4 personnages – Pekka, Arthur, Milton et Nathan – Imhof raconte la Grande Dépression vue par ceux qui la subirent plus qu'ils ne la traversèrent, bâtisseurs laborieux, exploités et oubliés, face B du rêve américain. Des personnages ayant en commun la rupture franche avec leur passé, leur famille, leurs espoirs et leurs illusions. Mais aussi le poids d'un meurtre…
Des personnages qui vont un temps se croiser à Halifax en Nouvelle-Écosse, port stratégique d'envergure mondiale meurtri par l'explosion générée par la collision de deux navires, dont le funèbre bilan ne sera surplanté que par Little Boy des années plus tard.
En près de 500 pages, Imhof travaille son sujet sous tous les angles pour rendre la copie la plus fidèle de ces années 30 de bascule, entre fuite incessante et répit de quelques mois de boulot pour quelques cents par jour ; entre promesse des bénéfices du progrès annoncé et luttes sociales pour ne pas les attendre trop longtemps ; entre relents tentateurs du fascisme européen en cours d'installation et chasse aux communistes devenus symboles à abattre.
Engagements dans les guerres du Commonwealth et de l'Europe, grande explosion, exposition universelle de Chicago, sculptures des Black Hills Moutains, prohibition, bataille de Washington, Bloody Thursday de San Francisco… La grande histoire, parfaitement documentée, se revisite, racontée par ceux qui la vécurent.
Et au-delà, la petite histoire d'une société américaine en attente du rebond, qui n'a de cesse que d'«agiter le fanal fumeux d'un espoir illusoire pour que d'autres phalènes viennent s'y brûler ». Ambitieux, très ambitieux.
Brillant
Valentine Imhoff devait certainement aimer les puzzles, assemblage de pièces diversifiées où seul l'ensemble final finit par faire sens. La construction du Blues des phalènes en témoigne, intelligente et brillante.
Elle travaille jusqu'à l'os chacun de ses personnages, dans une étude à 360° sans logique temporelle, où leurs propres pensées en dévoilent davantage que leurs actes, réussissant peu à peu à déployer une empathie du lecteur pas forcément acquise au début.
Milton qui a fui sa famille pour la guerre puis la vie solitaire et ne trouve l'apaisement que dans la peinture et le désert ; Pekka, Joséphine, Jane… aux multiples vies pour autant de changements de noms ; Arthur, tentant d'expier son passé sanglant dans la révolte et la lutte sociale ; et Nathan, Iowa Kid qui retrouve dans la communauté des bannis, le père qu'il n'a pas eu et l'espoir d'un avenir différent.
L'ensemble est porté, comme toujours chez Imhof, par un style évolutif au fil du livre : factuel dans le récit historique ; violent et cash dans les chapitres les plus sombres ; effrayant quand elle décrit Ragetown et les cloaques ouvriers ; délicieusement poétique et inspiré dès que la bride est lâchée.
« Parce que les hommes auront beau s'échiner à bricoler, calculer, cultiver, combiner, fabriquer, tant qu'ils peuvent, la nature aura toujours le dessus. Ils creusent des tunnels, elle sculpte des canyons. Ils construisent des immeubles, elle érige des montagnes. Ils créent des lacs et des canaux, quand elle a enfanté les fleuves et les mers ». Brillant, très brillant.
Déroutant
Alors forcément, la contrepartie de cette ambition et de cette construction brillante est un livre qui pourra parfois sembler déroutant dans certains de ses passages.
Se fiant de la ligne du temps et de la chronologie, Imhof balade son lecteur entre les époques, au coeur d'un même paragraphe parfois, le plongeant volontairement dans une sorte de tournis temporel nécessitant quelques efforts. Amateur de pageturners, passez votre chemin.
La multiplicité des thèmes abordés et la variation de place et d'importance qui leur est donnée (notamment à la fin), interpelle, amenant le lecteur là où il ne s'y attendait pas, dans une progression originale mais inattendue du livre.
Le Blues des phalènes ravira celles et ceux qui sauront lâcher prise et prendre la main de l'auteure pour se laisser embarquer dans son ambition, ce qui fut mon cas. Avec à la fin la certitude que je relirai ce livre un jour pour en saisir toute la richesse.