Le travail incisif de
Fredric Jameson sur les racines de
l'imaginaire contemporain de la conspiration et de la paranoïa.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/10/note-de-lecture-la-totalite-comme-complot-fredric-jameson/
Fredric Jameson est sans aucun doute l'un des penseurs et analystes contemporains les plus stimulants qui soient. Ses textes de philosophie hardcore, au plus haut niveau, ont contribué et contribuent largement à maintenir vivante une tradition de curiosité marxisante qui s'applique aussi aux grandes réflexions du passé, considérées à raison comme n'ayant rien perdu de leur pertinence et de leur résonance actuelle (et comme l'incarne chaque trimestre encore aujourd'hui le travail réalisé au sein de la New Left Review, par exemple) : ses travaux sur Hegel, sur Marx, sur
Walter Benjamin, sur
Sartre ou sur
Brecht, pour n'en citer que quelques-uns, font toujours autorité.
Sa renommée mondiale a toutefois été plutôt acquise dans le champ de ce que les Anglo-Saxons, à l'origine, appelaient les cultural studies, discipline riche et mouvante située au carrefour de la philosophie et des sciences humaines, des sociologies de la production culturelle et de la réception publique, des arts, de la littérature et du cinéma. Il a été notamment l'un des premiers penseurs à reconnaître pleinement la part décisive que prend la culture populaire (sous sa forme contemporaine de pop culture) dans la formation des esprits et des politiques : « L'inconscient politique – le récit comme acte socialement symbolique » (1981) et «
le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif » (1991), tout particulièrement, sont considérés à bon droit par toutes et tous – ou presque – comme des textes majeurs de la pensée contemporaine et de l'appréhension de nos réalités actuelles.
Il ne faudrait pas oublier, bien entendu, parmi ses apports essentiels, celui pratiqué en contributeur fidèle, depuis l'origine, de la revue Science Fiction Studies et de tout ce qu'elle représente, notamment l'inscription de plain pied de ce « mauvais genre » qu'est la SF (de l'avis historique de tous les académismes) dans l'esthétique et la politique les plus prégnantes d'aujourd'hui. Si l'on pourrait y inclure, un peu plus que pour l'anecdote, son mentoring à l'égard du jeune
Kim Stanley Robinson (on peut l'entendre évoquer ici, par exemple) et la supervision de sa thèse sur « Les romans de
Philip K. Dick », avant qu'il ne devienne le puissant romancier que l'on sait, on pense évidemment à ses nombreux articles pour Science Fiction Studies, toujours incisifs, et surtout à son monumental «
Archéologies du futur » (2005), avec ses deux volumes « le désir nommé utopie » et « Penser avec la science-fiction », qui poursuit et amplifie le travail pionnier d'un
Darko Suvin pour atteindre une importance presque inégalée dans le champ et en dehors.
Dans cet ouvrage particulièrement précieux – et plus encore en guise d'introduction possible à une oeuvre particulièrement dense et multi-cellulaire, publié en 1992 (en tant que premier chapitre de « The Geopolitical Æsthetic ») et traduit en français en 2007 par
Nicolas Vieillescazes (qui en signe aussi la superbe préface) pour Les Prairies Ordinaires (désormais intégrées aux belles éditions Amsterdam),
Fredric Jameson se penche sur l'objet que constituent « la conspiration et la paranoïa dans
l'imaginaire contemporain » (le sous-titre de l'ouvrage), en d'autres termes sur la genèse et le développement culturels des théories du complot, sous leurs formes ramifiées – et souvent moins évidentes qu'il ne semble.
Il y parcourt, avec ce mélange toujours étourdissant de pur brio et d'érudition orientée, des oeuvres aussi diverses que celles de
Sydney Pollack (« Les Trois Jours du Condor », 1975),
Thomas Pynchon (son «
Vente à la criée du lot 49 » de 1966 comme son «
Vineland » de 1990),
Brian de Palma (« Blow Out », 1981),
Francis Ford Coppola (« Conversation secrète », 1974),
David Cronenberg (« Videodrome », 1983) – qui tient ici une place particulièrement importante, Per
Sjöwall et Maj
Wahlöö («
le policier qui rit », 1968), Vadim Abdrashitov (« le train s'est arrêté », 1981),
Oliver Stone (« Salvador », 1986), Roger Spottiswoode (« Under Fire », 1983),
Costa-Gavras (« Missing », 1982), Alan J. Pakula (pour lequel il entrechoque soigneusement « Les hommes du président » de 1976 avec « Klute » de 1971 et « À cause d'un assassinat » de 1974) ou encore
Richard Fleischer (« Soleil vert », 1973), pour ne citer que les ingrédients essentiels de son mélange abrasif et détonant.
Dans cet ouvrage,
Fredric Jameson exploite bien davantage le cinéma que la littérature : son approche résonne néanmoins fortement avec, et complète de plus d'une manière, celles adoptées par
Luc Boltanski dans son excellent « Énigmes et complots – Une enquête à propos d'enquêtes » (2012) – on notera d'ailleurs chez les deux chercheurs la même fascination pour le film « La Mort aux trousses » (1959) d'
Alfred Hitchcock – et par
Wu Ming 1 dans son très récent « Q comme Qomplot » (2022) – dont on vous parlera enfin prochainement sur ce blog -, bien que le Français et l'Italien se soient eux davantage servis d'écrit que de visuel scénarisé comme carburant principal. En tout état de cause, aussi bien belle introduction à la façon de faire de
Fredric Jameson en matière de cultural studies et de politique de
l'imaginaire que somptueuse analyse de filiations thématiques durables dont l'impact souterrain ne se mesure souvent que bien des années après leur production, « La totalité comme complot » est un ouvrage qui se doit de figurer en bonne place dans une bibliothèque d'imaginaire et politique qui se respecte – et bien au-delà.
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