Imaginez que vous êtes un homme tout juste divorcé, scénariste travaillant pour une chaîne de télévision espagnole et exerçant de temps en temps une activité de " nègre " pour personnalités incultes, que vous vous appelez
Victor Francès et que vous faites par hasard la connaissance d'une femme encore jeune, une enseignante du nom de Marta Téllez. Peut-être êtes-vous déjà un peu amoureux d'elle. Elle vous invite à dîner chez elle ce soir-là, alors que vous vous connaissez à peine, son mari est en voyage d'affaires à Londres. C'est comme un rendez-vous galant, il y a peut-être déjà l'attrait du désir, celui qui précède le moment où vous deviendrez amants. Tout se passe bien, mais il y a ce jeune enfant, un petit garçon de deux ans qui est là, qui se promène dans vos jambes, sa présence vous agace un peu et vous n'éprouvez qu'une hâte, c'est que sa mère se décide enfin à aller le coucher...
C'est plus tard chose faite et vous pouvez enfin prendre Marta dans vos bras, l'étreindre, l'embrasser, penser au vertige de la nuit qui vous attend... Mais bientôt la jeune femme qui est dans vos bras ne se sent pas bien, elle est prise d'un malaise qu'elle ne sait pas expliquer. Je vous rassure, cela n'a rien à voir avec vous, mais en êtes-vous bien sûr ? Elle ne veut pas que vous appeliez son mari, elle veut que vous restiez là près d'elle, votre présence la réconforte et bientôt l'ironie du sort voudra qu'elle meure dans vos bras. Vous l'allongez sur le lit, elle est à moitié nue, elle semble dormir à présent d'un sommeil paisible. Vous recouvrez son corps immobile, légèrement recroquevillé, d'une couverture. Vous hésitez sur la suite des événements à donner. Que faut-il faire dans cet appartement madrilène qui vous est inconnu à trois heures du matin ? Il y a cet enfant qui dort paisiblement dans la chambre d'à côté. Que devez-vous faire ? Vous débarrasser du cadavre ? Prévenir le mari ? Réveiller l'enfant endormi ? Alors, vous préférez la fuite, vous vous en allez, vous quittez l'appartement comme si vous n'y aviez jamais mis les pieds...
Et vous lecteurs, qu'auriez-vous fait ? Vous avez deux heures et trois cent-cinquante pages pour rendre votre copie...
Alors, vous devenez le narrateur de cette histoire qui vous échappe déjà, à peine est-elle commencé, qui vous échappera constamment tout au long du récit jusqu'à ce final à la hauteur de notre étonnement, inattendu comme la manière dont commence le roman...
Il est vrai que c'est une entrée déroutante, dont on ne sait que penser au premier abord, entre grotesque et tragique, entre vaudeville et thriller psychologique. Mais peut-être n'est-ce rien de tout cela ? Peut-être est-ce tout simplement une histoire d'amour qui n'a jamais commencé.
Vous devenez le narrateur, acteur de cette histoire et en même temps sujet ballotté par le tangage des mots, soliloquant dans ce flux de conscience qui vous anime et nous chahute, pris dans la nasse d'un destin qui vous oblige à revenir sur vos pas, sur les pas de Marta Tellez et des siens, lorsque sa famille apprendra sa mort tout en se posant forcément des questions... de quoi est-elle morte ? Qui était près d'elle ce soir-là ? Et pourquoi cette personne n'a jamais appelé les secours ?
Demain dans la bataille pense à moi est un étrange et envoûtant roman qui saisit le narrateur dans un enchevêtrement de rencontres qui n'en finit pas de se dérouler comme un écheveau de laine, tirant le fil sur lequel un autre récit vient brusquement s'enchâsser et où viennent résonner des thèmes forts comme le mensonge, la faute, la culpabilité, la duperie, le remords, mais aussi le hasard, la fatalité... La manière qu'a l'auteur de fouiller l'âme des personnages jusque dans leurs tréfonds ressemble au vertige qui peut nous agripper lorsqu'on se penche au-dessus d'un puits sans fond.
J'ai aimé l'errance hypnotique du narrateur, j'avais parfois l'impression de mêler mon ombre à la sienne, de vouloir à chaque instant le retenir par l'épaule pour qu'il renonce à se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais l'instant d'après j'étais aussitôt habité par cette ivresse qui m'emportait et lui intimait l'ordre d'accélérer le pas...
Demain dans la bataille pense à moi, c'est aussi le début de la tirade d'une pièce de
Shakespeare,
Richard III, qui revient tout au long du récit comme un écho lancinant et donnant sens au déroulement de l'histoire.
J'ai été happé par l'écriture saisissante, pour ne pas dire sublime, de
Javier Marías que je découvre ici pour la première fois, c'est une écriture qui bouscule, tangue, chahute, chatoie, enivre.
Dans un style dense, ce récit nous embarque, nous déroute.
Comment le fragment d'une relation d'amour à peine commencée peut-il devenir la pièce d'un puzzle complexe en train de se construire sous nos yeux ?
Je me suis alors demandé, que serait devenue cette
histoire si Marta Téllez avait survécu ?
Sans doute le métier de
Victor Francès n'est pas anodin, - écrire, inventer des
histoires pour d'autres qui n'en n'ont pas ou sont incapables d'y mettre des mots et pourquoi ne pas le dire : incapables de les vivre... Ce récit serait-il une ironique allégorie de la vie dans sa splendide et absurde vacuité ?
La force de ce livre, ce fut pour moi de continuer d'y penser sans cesse, longtemps après en avoir achevé la lecture comme si cette histoire m'était arrivé, comme si Marta Téllez était morte dans mes bras alors qu'elle avait peut-être dans le coeur un vertige abyssal qu'elle s'apprêtait à verser dans le mien....