PAS FACILE D'ÊTRE UN HÉROS DES LETTRES...
Disons le tout net :
Francis Lacassin était un très grand bonhomme des lettres. Il fut de ceux - rares - estimant que les littératures dites "populaires", pourvu qu'elles furent de bonne qualité, honnêtes et sincères, avaient parfaitement droit de cité au sein de la prestigieuse (sic !) université française.
Ainsi créa-t-il, le premier en France, une chaire d'histoire de la BD à l'université Paris-I en 1971, non sans avoir d'abord tout fait pour promouvoir la Bande-Dessinée dans le panorama médiatique d'alors, de la culture et de l'édition, contribuant très largement à populariser ce terme créé par
Claude Beylie de "9ème art".
Mais
Francis Lacassin n'avait pas que cette corde phylactère à son arc. C'était aussi un inépuisable lecteur, un géant de la note de bas de page, de l'introduction bien sentie, de la postface intelligente, abordable et cultivée - ce qui lui valu d'ailleurs son surnom "d'homme aux mille préfaces" !- et un défricheur d'oeuvres en passe de tomber dans un oubli plus ou moins poli -
Eugène Sue,
Gustave le Rouge,
Léo Malet,
Maurice Leblanc, etc - pour le compte de la collection de référence, mais destinée à un large public, Bouquin, ou encore aux éditions poche 10/18.
C'est ainsi que
Francis Lacassin sauva très certainement du purgatoire, ou, pire peut-être, d'un certain enfermement au seul public "jeunesse", à une ou deux exceptions près (
Martin Eden en particulier), l'oeuvre du célèbre californien
Jack London. Car
Francis Lacassin connaissait "son" Jack sur le bout des ongles, le lisait depuis sa plus tendre enfance, comprenait ses engagements politiques en direction de l'éternel grand oublié des histoires officielles : le peuple.
Et de fait,
Francis Lacassin fut, très probablement, ainsi qu'un peu avant tout le monde en ce qui concerne notre pays, l'un des premiers sinon le premier grand spécialiste et vulgarisateur français de l'oeuvre de cet éternel aventurier du monde et des lettres que fut
Jack London.
Mais aucun "grand homme" n'est parfait... En l'occurrence, le défaut de
Francis Lacassin fut de déconstruire pour mieux reconstruire, à sa manière et selon ses intérêts éditoriaux et intellectuels, les publications originales de l'écrivain baroudeur, pour les faire entrer dans des cases, leur donner un semblant d'ordre qui, à force, confine parfois à un joyeux désordre ! Ainsi, nombre des rééditions - parfois des premières éditions dans notre langue - de recueil de nouvelles de
Jack London sont-elles regroupées sous des titres et selon des classements de pure invention, quand bien même ces éditions existaient, sous des intitulés et selon d'autres regroupements, du vivant de l'auteur ! Bien sûr, cela n'enlève rien à la force, au charme, à l'intérêt de
Jack London. Malgré tout, cette manière de tordre l'auteur et ses écrits un peu dans tous les sens trompent encore trop souvent le lecteur sur ce que fut la vie et le parcours littéraire du célèbre américain. Comble s'il en est puisque
Francis Lacassin voulait, avant toute autre chose, remettre cette création essentielle et tellement originale dans le fil de ce que voulut son géniteur.
Pourquoi cette longue introduction consacrée au regretté
Francis Lacassin ? Parce que, malgré la césure de plus de huit années entre le décès du préfacier et traducteur que fut Lacassin et la publication, en janvier 2016 de ce recueil de pensées, de correspondances, de critiques éditées dans la presse de son temps, par les Editions Les Belles-Lettres de ce très intéressant "
Profession : écrivain", c'est bel et bien l'ultime composition du français en hommage à l'un de ses auteurs fétiches que nous avons entre les mains.
Osons avouer que, malgré la passion sans équivalent que nous avons pour le créateur de "
Croc-Blanc" et de "
L'Amour de la vie", l'auteur prophétique de "
Le Talon de fer" ou melvilien de "
Le Loup des mers", ainsi que le respect que nous avons, indéniablement, pour ce travail de titan que le français accomplit tout au long de son existence pour la reconnaissance du premier, avouons donc que ce volume si prometteur ne répond qu'en partie aux attentes du curieux impénitent cherchant à comprendre un peu mieux le processus créatif de
Jack London.
Certes, on découvrira dans ce volume de presque quatre cent pages des "documents" permettant d'approfondir la connaissance que l'on peut avoir de
Jack London et, cette fois, non sous l'angle du baroudeur, de l'ancien prolétaire, du sale gosse issu d'une famille pauvre, du marin, du politique engagé de toute ses forces dans le socialisme, etc, non, cette fois c'est sous l'angle strict de l'écrivain que se déploient ces textes épars, d'un écrivain face à son métier, face à d'autres auteurs, face à ses propres oeuvres ou, plus méconnu, cherchant à trouver un débouché tant artistique que commercial à ses textes via le cinéma naissant.
On y découvrira un London aisément sarcastique, d'une ironie extrêmement mordante tant à l'encontre de ces fameux rédacteurs en chef de revues qui, après qu'il ait été à deux doigts de tout laisser tomber à force de refus, permirent à l'écrivain débutant de faire ses premières armes puis, le succès aidant, de vivre plus que confortablement (même s'il était un véritable panier percé...), devenant même l'écrivain le mieux payé de son temps et probablement le tout premier millionnaire de l'histoire de l'écriture ! Ailleurs, Il n'est pas forcément plus tendre avec le public, du moins, un certain public, assez peu regardant sur la qualité, sur les intentions, sur l'honnêteté littéraire des écrivains, pourvu que ceux-ci leur donne de bonnes histoires ni trop dérangeantes, ni trop originales, lui permettant de s'évader à bon compte et sans avoir trop à réfléchir. Ce qu'il n'aime pas dans la "masse" c'est sa faculté à se contenter de peu, son refus plus ou moins obstiner à lire ce qui pourrait l'élever, ce qui devait lui sembler particulièrement incompréhensible à lui qui était parti de si bas pour parvenir, à la seule force de la volonté et d'un labeur incessant, à s'élever si haut. Incompréhensible, mais sans grandes illusions...
Plus loin, c'est un London très réactif à l'encontre d'attaques chroniques que l'on découvre. Régulièrement accusé de plagiat - London ne s'est jamais caché de reprendre à son compte et pour les besoins de la littérature, des aventures advenues à d'autres que lui, suite à des rencontres, à la lecture de la presse, etc - il n'hésite pas à se défendre, parfois un peu maladroitement, souvent avec intelligence, toujours avec mordant.
On le savait bourreau de lecture (autant que de travail d'écriture proprement dit) mais on le constate aussi fin lecteur, bien que les pages données ici évoquent deux fois sur trois des auteurs ou bien presque totalement oubliés, ou bien inconnus du public francophone. On comprend par ailleurs, à travers de nombreuses pages, comment cette lutte incessante pour sa reconnaissance et sa popularité ne fut jamais une mince affaire, mais on le suit aussi très régulièrement dans une espèce de chasse sans fin aux avances, aux règlements de ses droits d'auteur, à la résolution de procès divers et variés et l'on songe que, décidément, la vie privée d'un auteur est loin d'être un long fleuve tranquille ! On suivra ainsi tout particulièrement la véritable battue que le futur rédacteur de "
La Croisière du Snark" dû effectuer auprès d'un nombre important de magazines afin de multiplier les cachets, la construction de son voilier dépassant, et de très loin, ses calculs les plus exagérés !
Bien entendu, tous les passionnés des récits et de l'existence de
Jack London trouveront, globalement, leur compte dans cette collation de textes épars, bien que beaucoup d'entre eux n'aient jamais été rédigé dans l'espoir d'une publication. Il n'empêche que le lecteur attentif éprouvera un léger malaise quant à la pure fabrication de ce volume. Tout d'abord, il affirme ne proposer que des inédits. Or, c'est assez largement erroné puisque les deux ou trois textes les plus roboratifs, les plus denses et, d'évidence, les mieux écrits de cet opus sont parfaitement lisible dans des recueils voulus, composés et édités par London ou d'une portée telle qu'ils sont régulièrement repris dans l'édition française. C'est en particulier le cas du chapitre intitulé " le paradoxe de l'écrivain" ou encore "Mort,
Kipling ? Il ressuscitera !" qui fut publié dès 1910 dans le recueil de textes politique "Révolution".
Plus gênante sans doute, cette sorte de recomposition de textes que London ne rédigea jamais dans l'état où il nous sont aujourd'hui présentés, ressemblant à des patchworks de lettres ou de notes éparses rassemblées sous un seul titre afin de leur donner un semblant de cohésion pourtant parfaitement artificiel. D'ailleurs, le premier texte de cet ouvrage commence sous de tels auspices et laisse, malgré l'intérêt des textes traduits ainsi que leur pertinence quant à l'approfondissement de cette vie d'écrivain, le goût désagréable et douteux de la pure fabrication post-mortem.
On retiendra cependant que, malgré cet aspect précis d'une composition trop maîtrisée voulue par un passionné passionnant - certaines des préfaces de
Francis Lacassin consacrées à l'auteur de "
l'Appel de la Forêt" sont strictement indépassables en terme de connaissance, de justesse d'analyse et de passion bien étayée -, ce "
Profession : écrivain" permettra aux plus acharnés des lecteurs de London de pousser quelques portes, à peine entrouvertes habituellement, dans les rééditions ou dans les diverses analyses de ses textes et de son histoire époustouflants ! Comme on l'exprime en bon français (sic !) un pur volume pour "happy few"...