Hécate et ses chiens/
Paul Morand/Académie française
Spitzgartner, le banquier narrateur dont on ne connaît le nom qu'en fin de récit, se remémore en 1942 les temps anciens trentenaires alors qu'il revient là même où il connut cette femme étrange, ni belle, ni laide, Clotilde dont le mari était en mission en Orient.
le narrateur se décrit ainsi : « J'étais de naissance, de tempérament et de formation, huguenot. Bienséance, Convenance, Décence, ces trois fées réformées me suivaient depuis le berceau. »
Avec Clotilde, il rêve de remplacer les bonnes moeurs par les bonnes manières : « Avec ma persévérance, moi qui avais su être toujours premier aux examens et major aux concours, j'arriverais bien, un jour, à avoir un zéro de conduite. »
Clotilde devient sa maîtresse en une débauche de relations sexuelles. « Clotilde se donnait avec une retenue naturelle qui plaisait à ma gaucherie innée, à mes habitudes lacédémoniennes. »
La vie dans cette ville (Tanger je pense car elle n'est pas citée) est rythmée pour les deux amants par des nuits d'amour exaltées. Rien ne s'apprend plus vite, en terre d'Afrique, que l'art de se laisser vivre. Tout semble aller pour le mieux quand le narrateur parle de Clotilde, une femme lascive et insaisissable : « femme idéale, bien à la main, à la fois compagnie et compagne, amante et amie, dame et maîtresse, toujours libre, jamais pesante, avec cette suave indifférence et cet heureux équilibre si agréable chez les égoïstes. »
Mais que fait l'étrange, sensuelle et mystérieuse Clotilde de ses journées tandis que le narrateur dirige sa banque ? Tant il est vrai que « posséder un être dans sa chair équivaut à transpercer un spectre », il s'interroge sur Clotilde et son opacité, - « cette ménade qui ne vit que pour le moment où elle n'a plus à contenter qu'elle même », une nymphe qui se laisse emporter par ses passions, - et son emploi du temps diurne.
C'est dans son sommeil, épuisée d'amour, qu'elle murmure des bribes de mots et que Spitzgartner découvre ce qu'elle fait probablement. Pour savoir, le narrateur abandonne sa bonne conduite et se livre à une traque sans relâche.
L'auteur suggère tout dans un style simple, limpide et elliptique sans se livrer à des descriptions scabreuses, complaisantes ou vulgaires. L'ambigüité du personnage de Clotilde désempare Spitzgartner qui ne saisit pas tout de la situation.
Rappelons pour éclairer le lecteur que dans la mythologie grecque, Hécate est une des trois déesses de la Lune avec Séléné et Artémis. Elle représente la nouvelle lune appelée aussi lune noire et symbolise la mort. Par ailleurs elle prend soin de la naissance et de la croissance des enfants. Elle est souvent représentée comme une déesse tricéphale correspondant aux trois phases de l'évolution humaine, croissance, décroissance, disparition. Déesse souveraine du royaume ténébreux, elle est entourée de chiens infernaux qu'elle emmène dans les lieux souillés par quelque crime et les fait aboyer pour jeter l'épouvante.
« La triple Hécate, reine de la nuit, se nourrit de chiens ; pareille à l'affreuse déesse, Clotilde dévore des chiots, ces enfants dont elle fait sa pâture. »
Une histoire que d'aucuns ont qualifiée de sulfureuse, en tout cas qui dérange et interpelle par sa perversité suggérée ou fantasmée mais que
Paul Morand a su traiter avec élégance et retenue, en somme avec talent.