Nous en savons très peu sur la vie de la poétesse
Sappho, sinon qu'elle vécu aux VII et Viéme siècles avant notre ère, principalement sur l'île de Lesbos, située dans la mer Egée du Nord Est, à proximité de l'actuelle Turquie.
Selon les spécialistes, notre poétesse aurait écrit plus de dix milles vers, mais seuls six cents d'entre eux, nous sont parvenus, des copies ou des citations d'auteurs d'époques postérieures ; mais cet état des lieux est encore plus désespérant car une seule ode entière, l'Hymne à Aphrodite (ode n°1 selon la nomenclature établie) a traversé intacte les ages.
Ce bilan n'est malheureusement que trop familier, s'agissant d'auteurs antiques, y compris parmi les plus emblématiques. On pense naturellement au trio d'auteurs tragiques
Eschyle,
Sophocle et
Euripide dont la majorité des
oeuvres est à jamais perdue, sauf coup(s) de théâtre archéologique(s).
L'oeuvre poétique de
Sappho n'est sans doute pas la première à chanter l'Amour, par exemple un texte comme le « Cantique des cantiques » avait déjà magnifié avec lyrisme la communion des corps. Mais en l'état des documents disponibles, il apparaît que
Sappho soit la première poétesse identifiée à avoir construit son univers à la gloire d'Eros.
L'hymne à Aphrodite, évoqué plus haut, constitue à cet égard un manifeste, une profession de foi, serait-on tenté de souligner.
C'est bien la perception que la communauté poétique en a fait à travers les siècles, comme en témoigne ce recueil, «
L'égal des dieux-cent et une versions d'un poème de
Sappho », une compilation établie par
Philippe Brunet en 2019. Plus précisément il s'agit de la déclinaison de cette ode :
« Il me paraît, celui là-bas, égal aux dieux, qui face à toi est assis, et tout près écoute ta voix suave et ton rire charmeur qui a frappé mon coeur d'effroi, dans ma poitrine ;
tant il est vrai que si peu que je te regarde, alors il ne m'est plus possible de te parler, pas même une parole ;
mais voici que ma langue se brise, et que subtil aussitôt sous ma peau court le feu ;
dans mes yeux il n'y a plus un seul regard, mes oreilles bourdonnent ;
la sueur coule sur moi ;
le tremblement me saisit toute ;
je suis plus verte que la prairie ;
et je semble presque morte ;
mais il faut tout endurer puisque... »(
SapphoPoèmes trad
Jackie Pigeaud p. 115 reprise par
Philippe Brunet p. 133).
L'Amour qui ébranle intimement un être est le terrain de prédilection de la poésie mais ces vers peuvent être considérés comme fondateurs ; difficile d'exprimer avec plus authenticité, de force, d'intensité, voire de violence, le transport amoureux.
On lit ce recueil, comme on pourrait agiter un moulin à prières sous d'autres latitudes.
D'une version à une autre, il y a bien sur beaucoup de similitude(s) et on ne sait pas les versions qui sont le produit de traductions directes et celles qu ne sont que des reprises avec des petites variantes personnelles.
Curieusement, nombre de versions ont été écrites en français des XVI et XVIIème siécles, un artifice pour une finition patinée (?).
Peut-être pour rester dans le style de
Louise Labé qui fut, semble t-il la première, à (re)traduire le texte.
C'est heureux et symbolique que ce fut l'oeuvre d'une femme telle que Louis Labé. J'aime beaucoup cette version :
« Je vis , je meurs ; je me brule et me noye.
J'ay chaut extreme en endurant froidure.
La vie m'est trop molle et trop dure.
J'ay grans ennuis entremeslez de joye.
Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure
Mon bien s'en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoye.
Ainsi Amour inconstamment me meine :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis quand je croy ma joye estre certaine,
Et estre au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur. »
(Louis Labé p. 26)
Et celle de
Renée Vivien, enrichie avec bonheur a également ma préférence :
« Il me paraît, celui là-bas, égal aux dieux, qui est assis dans ta présence, et qui entend de près ton doux langage et ton rire désirable qui font battre mon coeur au fond de ma poitrine.
Car lorsque je t'aperçois, ne fut-ce qu'un instant je n'ai plus de paroles, ma langue est brisée, et soudain un feu subtil court sous ma peau mes yeux ne voient plus, mes oreilles bourdonnent,la sueur m'inonde et un tremblement m'agite toute ;
je suis plus pale que l'herbe et dans ma folie je semble presque une morte ;
mais il faut oser tout... »
« L'homme fortuné qu'enivre ta présence
Me semble égal des Dieux, car il entend
Ruisseler ton rire et rêver ton silence.
Et moi, sanglotant,
Je frissonne toute, et ma langue est brisée :
Subtile, une flamme a traversé ma chair,
Et ma sueur coule ainsi que la rosée
Âpre de la mer ; »
« Un bourdonnement remplit de bruits d'orage
Mes oreilles, car je sombre sous l'effort,
Plus pâle que l'herbe, et je vois ton visage
A travers la mort. »
(
Renée Vivien p. 97)
J'ajouterai une version, absente du recueil de
Philippe Brunet, celle mise en musique dans ce chef d'oeuvre musical d' Angélique ionatos-Nena Venetsanou «
Sappho de Mytlilene ».
Plus verte que l'herbe
« Car dès que je te vois un instant, plus aucun son ne me vient,
mais ma langue se brise, un feu léger
aussitôt court dans ma chair
avec mes yeux je ne vois rien, mes oreilles résonnent,
sur moi une sueur se répand,
un tremblement m'envahit
je suis plus verte que l'herbe,
tout près de mourir il me semble…
Mais il faut tout oser car m^me abandonnée.. »
Le cd audio comprend un livret avec les textes et les contributions d'
Odysseus Elytis, prix nobel de littérature 1979.
Les
oeuvres ne sont pas comparables, mais s'agissant des toutes premières
oeuvres littéraires de la culture occidentale, on ne peut que regretter l'asymétrie entre les textes homériques, sublimes dans leur esthétisme mais qui célèbrent la violence, la gloire du sang versé, la vendetta, et ceux de
Sappho célébrant le culte d'Eros, la douceur de vivre.
Homère est dans les programmes officiels, même s'il y aurait beaucoup à dire sur son enseignement,
Sappho reste confinée à un public de spécialistes et de militant(e)s de la cause lesbienne.