Comme à tout le monde qui aime les livres le nom de Bernard Grasset (1881-1955) m'est surtout familier comme le fondateur d'une maison d'édition qui porte toujours son nom. J'ignorais qu'il savait manier la plume avec autant de dextérité comme il l'a prouvé dans sa réplique à l'ouvrage de l'écrivain allemand
Friedrich Sieburg (1893-1964) "
Dieu est-il Français ?" de 1930. Sa réplique, de la même année, figure sous forme de lettre en fin de volume de l'exemplaire que j'ai en main d'avril 1991, édité dans la collection "Les Cahiers Rouges" par....Grasset !
Cette lettre est une merveille comme réaction à certaines divagations typiquement teutoniques de Sieburg.
Mais admettons-le, le titre de cette oeuvre ne manque pas d'originalité !
En 1925, le grand journaliste et écrivain autrichien,
Joseph Roth, ami de
Stefan Zweig, voyait l'Orage (avec O majuscule) s'approcher dans le ciel outre-Rhin et avait demandé au directeur du plus influent quotidien allemand de l'époque (le Frankfurter Zeitung) d'être nommé correspondant permanent à Paris. Probablement parce que le Français de son collègue,
Friedrich Sieburg, était meilleur, ce fut ce dernier qui eût l'honneur. Comme alternative Roth reçut le choix d'une nomination à Rome ou un voyage en URSS. Vu que l'Italie était sous la botte de
Benito Mussolini, il opta pour un voyage d'exploration chez un autre gentleman, Staline. J'ai commenté cette expédition de 1926 dans ma chronique du livre "
Joseph Roth, Jounaliste" du 17 juillet dernier.
Friedrich Sieburg descend d'une famille d'hommes d'affaires d'Altena en Rhénanie. À l'université d'Heidelberg il étudia philosophie, histoire et économie et y avait comme professeurs le grand
Max Weber et
Friedrich Gundolf (auteur d'une remarquable biographie de
Goethe). Ses sympathies national socialistes lui valurent la critique des auteurs en exil, tel
Lion Feuchtwanger. Après son séjour à Paris, il entra en 1939 au service diplomatique du Reich et fut posté à Bruxelles et Paris, où en 1943 il fut nommé compagnon d'honneur ("Ehrenbegleiter") du maréchal Pétain. Après la guerre, il se fit une réputation de critique littéraire et défenseur de la littérature française moderne. Il a publié des biographies de
Robespierre et
De Chateaubriand. En 1953, il a laissé un livre de souvenirs "Je passais au bord de la Seine".
Bernard Grasset, docteur en économie, a eu l'énorme mérite de créer, à l'âge de 26 ans, une maison d'édition novatrice, qui a lancé une liste impressionnante d'auteurs de grosse valeur, parmi lesquels il convient de signaler
Marcel Proust,
André Maurois,
François Mauriac,
Raymond Radiguet,
Blaise Cendrars,
Jean Giono etc. S'il a eu des difficultés après la guerre et a été condamné pour collaboration, il fut gracié par le président Vincent Auriol en 1949 et céda, un an avant sa mort, sa maison d'edition au géant français de l'édition, le Groupe Hachette-Lagardère. Il est l'auteur de plusieurs livres, entre autres sur Pascal et
Montesquieu. Il existe de lui une exquise biographie par
Jean Bothorel : "Bernard Grasset. Vie et passions d'un éditeur", parut en 1989.
J'ai procédé de façon peu orthodoxe en lisant d'abord la quarantaine de pages de la réplique de Bernard Grasset, sûrement parce qu'il m'est plus sympathique que le destinataire de sa lettre. Surtout après l'attaque véhémente du polémiste et écrivain,
Laurent Dispot, qui a écrit une préface à ce livre. Bien que j'aie des réserves quant au style et langage un peu trop flamboyant de l'auteur de "
La machine à terreur".
Dans un mélange déroutant de condescendance et sympathie pour la France,
Friedrich Sieburg, en authentique Teuton avec un sentiment de supériorité, qualifié les Français comme "Peuple magnifique et insupportable" . Un peu plus loin le journaliste et diplomate allemand affirme : "La France n'a point d'appétits, mais seulement des prétentions". Autre reproche à l'adresse de la France : les bureaux de poste y fonctionnent mal, ce qui n'empêche nullement la France "de prétendre néanmoins à la direction du monde". Dernière finesse "Siebourgeoise" : la France s'est arrogé le droit de consacrer le progrès "tout en méprisant (sic !) le progrès".
Avec une politesse admirable, Bernard Grasset, fort contrarié, bien entendu, répond : "Sans doute, se mêlent, dans votre livre, quelques jugements faits pour nous choquer. Mais qui songerait à vous en vouloir ? Vous n'êtes pas de notre race, et puis, il faut bien le dire, nous ne sommes pas certains, nous Français, d'être aussi justes pour vous". "Vous savez que nous aimons la Paix. (N'est-ce point même pour la trouver que vous êtes venu chez nous ?). ... Il faut bien croire que des compensations vous vinrent, et des plaisirs, puisque vous avez prolongé votre séjour en France." " La France est un pays où l'on peut vivre....n'est-ce pas, Monsieur Sieburg ?"
Habilement Bernard Grasset retourne les propos de l'auteur contre lui-même : "Pourquoi j'ai écrit sur la France ? dites-vous. Ici, je n'ai qu'à vous citer : Parce que j'ai la faiblesse de préférer séjourner dans un paradis négligé qu'en un univers modèle, étincelant, mais désespérant." Et d'ajouter : "...qu'en dépit de ses bureaux de poste imparfaits, et sous sa négligence apparente, cette France détient une force à quoi l'on ne peut résister " (page 289).
Pour être tout à fait honnête, après les belles paroles de Bernard Grasset, je me suis limité à survoler l'exposé "raffiné" du sieur Sieburg !