S'il y a un homme que
Maigret ne cessera jamais de traiter intérieurement d'imbécile, c'est bien Joseph Mascouvin. Ne voilà-t-il pas que cet employé modèle de chez Proud & Drouin, paisibles marchands de bien de la place parisienne, vient s'accuser d'avoir volé un billet de mille francs dans la caisse de ses patrons, tout ça pour régler des dettes de jeu contractées dans un cercle, rue des Pyramides, tenu par une pseudo-comtesse dont le bonhomme est vaguement amoureux. Hélas ! le billet à peine dans son portefeuille, il se sent terrassé, écrasé par son "crime" ! Pourquoi "hélas" ? Après tout, ça prouve que l'honnêteté l'emporte chez cet ancien pupille de l'Asssistance publique et la chose est très honorable. Eh ! bien, "hélas !" parce que, succombant sous le remords avant d'avoir dépensé le fameux billet, Mascouvin a l'idée magnifique d'entrer dans un bistrot, d'y demander de quoi écrire pour s'accuser et s'accuser encore et, c'est là que l'affaire se corse, de déposer ses lunettes sur le buvard du sous-main. Or, sous l'effet grossissant de ses verres pour myope, s'affiche tout d'un coup, à la fois narquois et terrifiant, le texte d'un billlet très court mais percutant où un certain Picpus annonce la mort prochaine d'une voyante parisienne, "à cinq heures de relevée."
Consternation et perplexité au Quai des Orfèvres et aussi branle-bas de combat ! Cinq heures. Cinq heures une. Cinq heures deux ...
Maigret s'agite, Mascouvin se tord les mains et parle d'aller faire immédiatement amende honorable chez Proud & Drouin, certains inspecteurs pensent déjà que le patron est victime d'une mauvaise blague ... Lorsque soudain, à cinq heures huit, le commissariat du XVIIIème appelle pour signaler l'assassinat, de deux coups de couteau dans le coeur, de Melle Jeanne, voyante non déclarée mais ayant une assez bonne clientèle qu'elle recevait au 67bis, rue Caulaincourt.
"Demain, à cinq heures de relevée, je tuerai la voyante.
Signé : Picpus."
Non, ce billet à l'air si stupide n'avait rien d'une plaisanterie. La voyante est bel et bien morte. Assassinée. A cinq heures de relevée. le jour dit.
Tout le monde se précipite illico rue Caulaincourt. On y découvre une jeune quadragénaire proprement assassinée et point trop mal de son physique, aucun paquet de cartes sur le guéridon, un petit appartement très douillet et, dans la cuisine fermée à clef que finit par ouvrir un serrurier sur commande, un petit vieillard frêle, au pardessus verdi comme une soutane de curé de campagne, dont les papiers d'identité révèlent qu'il n'est autre qu'Octave le Cloaguen, ancien médecin de marine. La stupeur est d'autant plus grande que, selon les premières constatations, il est impossible que l'homme ait tué : ses vêtements sont exempts de toute tache de sang et, vu les blessures, il y en aurait eu. Fatalement.
A un
Maigret qui commence à flairer l'affaire peu courante, le Cloaguen avoue avec humilité que oui, il venait se faire tirer les cartes chaque semaine chez Melle Jeanne mais qu'il ne faut surtout pas que sa femme soit mise au courant. Raccompagné chez lui par
Maigret et un inspecteur, ils tombent sur un appartement de grand style dans une résidence luxueuse. Normal : le Cloaguen a jadis sauvé la fille d'un riche éleveur argentin qui lui a fait à vie une rente de deux-cent-mille francs par an. Anormal par contre : l'attitude nettement hostile de Mme le Cloaguen envers son époux - elle traiterait mieux son chien - doublée du mépris de leur fille, Gisèle. Avec ça, la chambre de le Cloaguen est meublée le plus simplement possible et possède un verrou à l'extérieur. du bout de ses lèvres très pincées, Mme le Cloaguen explique que son époux a parfois "des crises" et que, quand elle reçoit, elle l'enferme. Voilà. Il n'a pas le droit non plus de fumer, encore moins de boire. C'est mauvais pour sa santé.
En effet, il faut que le Cloaguen reste en vie le plus longtemps possible car la rente ne lui est versée qu'en mains propres et les versements ne seront pas reportés sur ses héritiers ...
Bon, d'accord, se dit
Maigret. Tout ça, c'est bien triste. Mais enfin, il voit mal Mme le Cloaguen, qu'il a pourtant prise tout de suite en grippe, s'en aller souiller ses mains délicates et nerveuses du sang d'une voyante que, d'évidence, elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Mme le Cloaguen, voyez-vous, c'est l'équivalent d'Harpagon dans une pièce que
Molière aurait oublié d'adoucir en ajoutant par-ci, par-là quelques scènes comiques quoique bien ambiguës - "
L'Avare", de toutes façons, n'est-il pas une authentique tragédie ?
Et Gisèle, la fille ? Encore moins : une suiveuse peut-être mais une tueuse active et déterminée, certainement pas.
Et voilà que cet imbécile de Mascouvin, encore lui ;o) , échappant à la surveillance de l'inspecteur qui l'accompagnait, se jette d'un pont dans l'intention évidente de mettre fin à ses jours puisqu'il n'a pas réussi à éviter le meurtre de la voyante ... Il faudra des jours avant qu'on puisse l'interroger à nouveau ... Ah ! quelle affaire ! ...
Tels sont les bases, l'essentiel de l'histoire. Tout y est et cependant, vous ne pourrez pas deviner le fin mot de l'histoire sans vous jeter dans le roman. Un roman où
Simenon exhale avec une hargne (et une douleur) toute particulières sa haine d'une certaine bourgeoisie et d'un certain type de femmes - et de mères. Un roman où, s'il compatit aux faiblesses des hommes, il ne parvient pas à les en absoudre. Un roman où il s'amuse parfois et nous arrache quelques sourires parce que, ma foi, mieux vaut rire que pleurer. Un roman au fond très amer, l'un de ses plus sombres. Mais un roman magistral. ;o)