(sur « La métamorphose » de Kafka)
Alors en quel type de « vermine » le pauvre Gregor, représentant de commerce miteux, se retrouve-t-il soudainement transformé ? Il appartient bien sûr à la branche des « pattes articulées » (Arthropodes), qui inclut les insectes, araignées et myriapodes. Si les « nombreuses petites pattes » mentionnées au début signifient davantage que six pattes, alors Gregor n’est pas un insecte, d’un point de vue zoologique. Mais je suppose qu’un homme qui se réveille sur le dos et découvre qu’il n’a pas moins de six pattes en train de brasser l’air peut avoir le sentiment que celles-ci sont « nombreuses ». Nous allons donc admettre que Gregor a six pattes, donc qu’il est un insecte.
Question suivante : quel insecte ? Les commentateurs disent un cafard, ce qui est bien entendu absurde. Un cafard est un insecte de forme plate avec des pattes épaisses, alors que Gregor est tout sauf plat : il est convexe des deux côtés, le ventre et le dos, et ses pattes sont petites. Il ne ressemble au cafard que sur un point : sa couleur marron. C’est tout. Hormis cela, il possède un énorme ventre convexe divisé en plusieurs segments et un dos rond et dur suggérant des élytres. Chez les scarabées, les élytres dissimulent des petites ailes fragiles qui peuvent se déployer puis porter le scarabée en un vol maladroit sur des kilomètres et des kilomètres. Assez curieusement, Gregor le scarabée ne découvre jamais qu’il a des ailes sous la dure carapace de son dos.
Now what exactly is the "vermin” into which poor Gregor, the seedy commercial traveler, is so suddenly transformed? It obviously belongs to the branch of "jointed leggers”), to which insects, and spiders and centipedes, and crustaceans belong. If the "numerous little legs” mentioned in the beginning mean more than six legs, then Gregor would not be an insect from a zoological point of view. But I suggest that a man awakening on his back and finding he has as many as six legs vibrating in the air might feel that six was sufficient to be called numerous. We shall therefore assume that Gregor has six legs, that he is an insect.
Next question: what insect? Commentators say cockroach, which of course does not make sense. A cockroach is an insect that is flat in shape with large legs, and Gregor is anything but flat: he is convex on both sides, belly and back, and his legs are small. He approaches a cockroach in only one respect: his coloration is brown. That is all. Apart from this he has a tremendous convex belly divided into segments and a hard rounded back suggestive of wing cases. In beetles these cases conceal flimsy little wings that can be expanded and then may carry the beetle for miles and miles in a blundering flight. Curiously enough, Gregor the beetle never found out that he had wings under the hard covering of his back.
Le bon lecteur est conscient qu’il est vain de rechercher dans les livres une vie réelle, des gens réels, etc. Dans un livre, la réalité d’une personne, d’un objet ou d’une situation dépend exclusivement du monde de ce livre singulier. Un auteur original invente toujours un monde original, et si un personnage ou une action trouvent leur place parmi les motifs de ce monde, alors nous faisons l’expérience du choc délectable de la vérité artistique, indépendamment du fait qu’une telle personne ou qu’une telle chose puissent nous sembler peu vraisemblables une fois transférées dans ce que les critiques de livres, pauvres écrivaillons, appellent « la vie réelle ». La vie réelle, cela n’existe pas pour un auteur de génie : il doit la créer lui-même, puis en créer les conséquences.
The good reader is aware that the quest for real life, real people, and so forth is a meaningless process when speaking of books. In a book, the reality of a person, or object, or a circumstance depends exclusively on the world of that particular book. An original author always invents an original world, and if a character or an action fits into the pattern of that world, then we experience the pleasurable shock of artistic truth, no matter how unlikely the person or thing may seem if transferred into what book reviewers, poor hacks, call "real life.” There is no such thing as real life for an author of genius: he must create it himself and then create the consequences.
La bourgeoisie, pour Flaubert, est un état d'esprit, pas un état de finances. Dans une célèbre scène de notre livre, où l'on voit une vieille femme, qui a travaillé dur toute sa vie, recevoir une médaille, pour avoir trimé comme une esclave pour son fermier-patron, sous le regard béat d'un aéropage de bourgeois épanouis, faites-y bien attention, il y a philistinisme des deux côtés, politiciens épanouis et vieille paysanne superstitieuse sont également bourgeois au sens flaubertien du terme.
La littérature n’est pas née le jour où un jeune garçon criant “au loup, au loup !’’ a jailli d’une vallée néandertalienne, un grand loup gris sur ses talons : la littérature est née le jour où un jeune garçon a crié “au loup, au loup !’’ alors qu’il n’y avait aucun loup derrière lui.
Parmi Les découvertes de Tolstoï, il en est une qui, curieusement, a toujours échappé aux critiques. Tolstoï découvrit — et ne s'en aperçut probablement jamais — une façon de peindre la vie qui correspond fort agréablement et fort exactement à notre concept de temps. Il est le seul écrivain que je connaisse dont la montre est à l'heure de celle de ses innombrables lecteurs. Tous les grands écrivains ont de bons yeux, et le " réalisme ", comme on dit, des descriptions de Tolstoï a été approfondi par d'autres ; le lecteur moyen russe aura beau vous dire que ce qui séduit chez Tolstoï est le réel absolu de ses romans, cette impression de rencontrer de vieux amis et de retrouver des endroits familiers, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. D'autres écrivains font également bonne figure dans ce domaine. Ce qui séduit vraiment le lecteur moyen, c'est le don qu'a Tolstoï de doter sa fiction de valeurs temporelles correspondant avec précision à notre sens du temps. Il s'agit là d'un art mystérieux qui n'est pas tant une admirable émanation du génie qu'une composante de la nature physique de ce génie. Cet équilibre du temps, apanage de Tolstoï, est ce qui donne au brave lecteur ce sentiment de la réalité ordinaire qu'il pourra attribuer à la vision pénétrante de Tolstoï. La prose de Tolstoï bat au rythme de notre cœur, ses personnages semblent se mouvoir exactement comme les gens qui passent sous nos fenêtres pendant que nous sommes assis là en train de lire son livre.
TOLSTOÏ, Anna Karénine.
"Lolita" de Vladimir Nabokov (Alchimie d'un roman, épisode n°18)