L’impuissance
La nouvelle se déroule durant la seconde guerre mondiale. Le narrateur se rend chez son meilleur ami, Renaud, pour lui annoncer la mort de Bernard Meyer, un homme pour lequel ils avaient beaucoup d’estime. En colère contre l’humanité, Renaud s’apprête à bruler tous ses livres.
- Renaud, Renaud, m’écriai-je, tu n’as pas ton sang-froid. Attends. Ecoute-moi. Que vas-tu faire ? A quoi rime cet holocauste ? Qui donc vas-tu punir ? Toi, une fois de plus, et quand...
Il m'interrompit et cria
- Non ! Il secoua la tête. Moi ? Me punir moi ? D'une main il sembla balayer ces mots et tout à coup se pencha vers mon visage. Non, non... cria-t-il et il me lança dans la figure : Le mensonge ! Il répéta, il hurla du plus fort qu'il pouvait : Le men-son-ge !
Je crus qu'il m'accusait.
- Qui ? protestai-je. Quel mensonge ?
Prit-il garde à ma question ? Probablement pas tout de suite. Il continuait sur le même ton de colère furieuse
- Le plus grand, le plus sinistre mensonge de ce monde sinistre ! Mensonge ! Mensonge ! Mensonge ! Lequel dis-tu ? Tu ne sais pas, vraiment ? Oui, oui, je vois ce que c'est. Tu en es, toi aussi, tu en es comme j'en étais. Mais je n'en suis plus, c'est fini. Adieu, n-i-ni fini, j'ai compris ! cria-t-il dans un éclat de rage exaspérée et il se détourna vers le bûcher et fit un pas.
Je le rattrapai par la manche. Mais ce fut lui qui m'entraîna et en trois sauts nous fûmes auprès de l'amoncellement. Il y donna un coup de pied et je vis voler en l'air la Chartreuse de Parme. Et tout à coup il agrippa mon épaule, et m'obligeant à me pencher sur ces trésors accumulés
- Mais regarde-les, cria-t-il, et salue-les donc, et bave-leur donc ton admiration et ta reconnaissance ! A cause de ce qu'ils te font penser de toi-même. Puisque te voici, grâce à- eux, un homme si content de soi ! Si content d'être un homme ! Si content d'être une créature tellement précieuse et estimable ! Oh ! oui : remplie de sentiments poétiques et d'idées morales et d'aspirations mystiques et tout ce qui s'ensuit. Nom de Dieu, et des types comme toi et moi nous lisons ça et nous nous délectons et nous disons : « Nous sommes des individus tout à fait sensibles et intelligents. » Et nous nous faisons mutuellement des courbettes et nous admirons réciproquement chacun de nos jolis cheveux coupés en quatre et nous nous passons la rhubarbe et le séné. Et tout ça qu'est-ce que c'est ? Rien qu'une chiennerie, une chiennerie à vomir ! Ce qu'il est, l'homme ? La plus salope des créatures ! La plus vile et la plus sournoise et la plus cruelle ! Le tigre, le crocodile ? Mais ce sont des anges à côté de nous ! Et ils ne jouent pas de plus au petit saint, au grave penseur, au philosophe, au poète ! Et tu voudrais que je garde tout ça sur mes rayons ? Pour quoi faire ? Pour, le soir, converser élégamment avec Monsieur Stendhal, comme jadis, avec Monsieur Baudelaire, avec Messieurs Gide et Valéry, pendant qu'on rôtit tout vifs des femmes et des gosses dans une église ? Pendant qu'on massacre et qu'on assassine sur toute la surface de la terre ? Pendant qu'on décapite des femmes à la hache ? Pendant qu'on entasse les gens dans des chambres délibérément construites pour les asphyxier ? Pendant qu'un peu partout des pendus se balancent aux arbres, aux sons de la radio qui donne peut-être bien du Mozart ? Pendant qu'on brûle les pieds et les mains des gens pour leur faire livrer les copains ? Pendant qu'on fait mourir à la peine, qu'on tue sous les coups, qu'on fait crever de labeur, de faim et de froid mon doux, mon bon, mon délicieux Bernard Meyer ? Et que nous sommes entourés de gens (des gens très bien, n'est-ce pas, cultivés et tout) dont pas un ne risquerait un doigt pour empêcher ces actes horribles, qu'ils veulent lâchement ignorer, ou dont ils se fichent, que quelques-uns même approuvent et dont ils se réjouissent ? Et tu demandes « quelle folie encore... ? » Nom de Dieu, qui de nous est fou ? Dis, dis, où est la folie ? Oseras-tu prétendre que tout ce fatras que voilà est mieux qu'une tartuferie, tant que l'homme est ce qu'il est ? Un sale soporifique, propre à nous endormir dans une satisfaction béate ? Saloperies ! s'écria-t-il d'une voix si aiguë qu'elle s'enroua de colère. Je n'en lirai plus une ligne ! Plus une, jusqu'à ce que l'homme ait changé, mais d'ici là, plus une ligne, tu m'entends ? Plus une, plus une, plus une !
Extrait de « L’Impuissance », Le Silence de la mer, Vercors.
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