La femme de Planier, Thérèse, rôdait dans la maison l'air soucieux. On sentait qu'elle commençait le jour avec un tourment de longue date, fidèle au poste et prête à toutes les patiences.
Le soleil embrasait l'étendue, le ciel bleu cassait les portes vitrées. Un dromadaire défilait tout entier, avec son cou, sa bosse, ses quatre pattes, ses courbes, ses ressorts, ses articulations qui évoquaient la sauterelle et la voiture d'enfant.
Une tortue se promenait sous le billard, sur un tapis de caoutchouc ; on apprit à Berger qu'elle s'appelait Marie-Louise à cause d'une tante à héritage qui lui ressemblait : elles avaient, paraît-il, la même nuque.
Et maintenant où était Planier ?
Etait-il mort au coin d'un bois ? Dans un chemin ? Etait-il étendu sur la chaussée d'un pont, les bras ouverts, comme une croix qui traîne ? Avait-il tourné, comme beaucoup, une fois frappé, à la façon d'une marionnette, pour tomber le nez sur la terre ? Ou était-il resté dans sa chenillette, les yeux ouverts, des yeux de verre dans une face de cire ?
La silhouette de Planier alla rejoindre dans le grenier de sa mémoire cent personnages qui étaient entrés en elle au hasard des villes et des ports, et partis sur la pointe des pieds en laissant des souvenirs peints sur le verre de cette lanterne magique qui projette de vieilles histoires sur nos murs quand nous ne nous endormons pas.
Il songea à elles tout d'un coup, quand elles apprendraient cette nouvelle, et il pensa que, fidèle jusqu'au bout, il leur laisserait un souvenir infamant. Il y eut deux larmes qui giclèrent en décrivant une parabole et qui rebondirent dans l'assiette de métal.
Il fut stupéfait, elles roulaient dans l'assiette. Sans crever. C'était un spectacle qui procurait la même surprise qu'une expérience de physique réussie. On en aurait fait un croquis pour le chapitre de la "tension superficielle". Il inclina l'assiette, fit rouler les deux larmes, les réunit et observa leur petite membrane qui crevait au point de tangence. Ensuite il secoua l'assiette. Il restait étonné du côté mécanique de la physiologie humaine.(...)
Le soleil avait dû baisser légèrement, car la lucarne, maintenant, découpait sur le sol un rectangle plus long, une flaque dorée quadrillée de noir par les barreaux.
Il y a des destinées de grand luxe et des destinées de tous les jours. C'est une source de méprise. Il y en a même peut-être bien plusieurs par homme, qui se battent entre elles ou qui font bon ménage. Nous sommes tellement habitués à les voir en petite tenue que nous hésitons à les reconnaître quand elles viennent à nous en robe d'apparat. Quand elles changent de costume nous croyons qu'elles se trompent d'adresse ; nous ne pensons pas qu'elles viennent pour nous. Nous nous engageons avec elles dans des malentendus dont elles se vengent un jour.
Il ramenait du fond de ses nuits d'étranges souvenirs, de fausses visions, tout un peuple de marionnettes, d'objets précieux ou terrifiants [...]. Tous ces motifs, toutes ces géométries, étaient enfants de l'équivoque et du mélange entre l'inconcevable et la réalité, faux, trompeurs, plein d'erreurs et d'une algèbre fausse qui débouchait sur le néant. On aurait dit ces flores et ces tissus qui s'épanouissent au fond de l'oeil quand on presse sur la paupière.
Pierre Chelle sentait la rose des vents ; son veston restait quadrillé d'avoir été jeté dans des pays lointains, sur le réseau des méridiens, des latitudes.
Emmanuelle Bayamack-Tam et son invité, Frédéric Boyer.
À l'occasion d'une grande journée dominicale qui célèbre à La Criée les 40 ans des éditions P.O.L, Oh les beaux jours ! a convié l'un des grands noms de ce catalogue, Emmanuelle Bayamack-Tam, qui publie aussi des romans noirs sous le nom de Rebecca Lighieri, et dont l'oeuvre, dense et d'une folle liberté, échappe à toute tentative de classification.
Récemment couronnée par le prix Médicis pour La Treizième Heure, l'écrivaine reviendra sur les thèmes récurrents de ses romans : la métamorphose, qui parcourt son oeuvre, mais aussi le rapport au corps – notamment lorsqu'il se transforme à l'adolescence –, la famille et le nécessaire requestionnement du rôle qu'on lui alloue dans nos sociétés, la religion et l'appartenance à une communauté, la question du genre et des identités multiples…
L'entretien explorera également le style Bayamack-Tam, sa capacité à mêler les voix en explorant les genres littéraires (poésie, récit, chanson…) jusqu'à les renouveler, son art singulier et assumé de laisser infuser dans ses romans toutes les lectures qui l'ont «enfantée» en littérature. La conversation portera également sur une pièce de théâtre en cours d'écriture, dont nous sommes allés filmer les répétitions, et sur son goût pour le cinéma, en particulier pour les films de Pedro Almodóvar. Il sera aussi question du roman graphique qu'elle a écrit avec Jean-Marc Pontier, et bien sûr de Marseille, ville de ses origines présente dans nombre de ses romans, avec une interview exclusive d'une patronne de bar bien connue des Marseillais…
À ses côtés, pour évoquer la richesse de son travail et sa double identité littéraire, son éditeur, Frédéric Boyer, apportera un éclairage sur cette oeuvre sans pareille.
À lire (bibliographie sélective)
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « La Treizième Heure », P.O.L., 2022 (prix Médicis 2022).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Arcadie », P.O.L, 2018 (prix du Livre Inter 2019).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Je viens », P.O.L, 2015.
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Si tout n'a pas péri avec mon innocence », P.O.L, 2013 (Prix Alexandre-Vialatte).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Une fille du feu », P.O.L, 2008.
— Rebecca Lighieri, « Il est des hommes qui se perdront toujours », P.O.L, 2020.
— Rebecca Lighieri, « Les Garçons de l'été », P.O.L, 2017.
— Rebecca Lighieri, « Husbands », P.O.L, 2013.
— Rebecca Lihieri et Jean-Marc Pontier, « Que dire ? », Les Enfants Rouges, 2019.
Un grand entretien animé par Chloë Cambreling et enregistré en public le 28 mai 2023 au théâtre de la Criée, à Marseille, lors de la 7e édition du festival Oh les beaux jours !
Podcasts & replay sur http://ohlesbeauxjours.fr
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