Pierre Bergounioux propose, dans un essai percutant et dense, d’en finir avec une vision anhistorique du style, selon une démonstration qui emprunte ses concepts aux sciences humaines.
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Ce livre de peu d’épaisseur matérielle est certainement aussi l’un des plus denses qui se puissent aujourd’hui concevoir. Et son propos ne saurait s’épuiser en une seule lecture, tant il invite à la réflexion, à des détours par les multiples textes auxquels il se réfère.
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Le plaisir stylistique ne tient pas à un usage inattendu des mots, à une tournure insolite de phrase, au langage. Il naît de l'extension de sens, de l'accroissement de l''existence qu'ils révèlent. Il suppose que le monde est mal partagé mais que ceux auxquels il a été insuffisamment concédé se sentent, se savent mal pourvus, du moins lorsque leur apparaissent , à l'occasion d'un entretien, d'une lecture, les vues dont ils étaient spoliés. C'est pourquoi le texte émane sans discontinuer des fractions dominantes des sociétés. Elles accaparent le surplus (...) s'entourent des biens matériels les plus élaborés qu'il soit donné d'obtenir à un stade donné de la civilisation et forment les pensées qui leur sont associées.
Un des écrivains auxquels on accorde un style suréminent, Saint-Simon, manque rarement de rappeler chez ceux dont il a tracé le portrait. Le Roi ? " Il faisait un conte mieux qu'homme du monde" (...)
Pour êtres immatérielles, les pensées sont partagageables. C'est pourquoi le plaisir qu'on trouve au style s'étend au-delà des frontières des groupes dont il constitue le "langage naturel" (...)
Il reste qu'une goutte de poison corrompt la saveur du style. A la joie, à l'ivresse de se découvrir éclairé, enrichi, se mêlent le dépit de n''avoir pu accéder par soi-même à ce surcroît de sens, de monde, l'ombre portée, sentie, à tout instant, sur toute choses, de l'inégalités. De sorte que la question qu'il pose se confond avec celle, ouverte dès le commencement de l'histoire, de la distribution des ressources économiques et symboliques. La réponse dépend de l'initiative politique qui les mettra à la disposition de tous, sans plus aucune distinction.
Notons, au passage, que la douleur consubstantielle au plaisir esthétique semble universelle. (...) l'admiration est ressentie comme une offense et appelle réparation.
Toute vie, qu'elle qu'elle soit, est en principe susceptible de recevoir un sens approché, explicite, dans l'écrit. Dans les faits, seuls, on l'a dit, les membres des ordres privilégiés, aristocrates achéens, barons carolingiens, robins, plus tard bourgeois petits et grands, ont bénéficié de la vie seconde que les livres confèrent à ceux dont ils captent le reflet. Dès lors que le narrateur s'avise du primat, ontologique et chronologique, de l'action, du caractère dérivé, second, séparé, et par suite déformant, de la narration, et qu'il restaure, sur cette prémisse, leur relation, c'est l'ensemble de ceux qui sont et font le monde, hommes et bêtes, qui entre dans le récit. Il accueille les vues, les gestes et les pensées qui sont les leurs lorsqu'ils sont aux prises avec l'événement et ne se soucient pas de le rapporter aux catégories savantes, décontextualisées, surplombante de la prose classique.
Née de l'exploitation de l'homme par l'homme, de la division du travail, de l'alphabet rationnel, la narration objective, logique, a pour contrepartie un caractère hautement sélectif, de classe, et déforme la réalité, le monde si on définit ceux-ci : ce qui arrive aux intéressés, au présent.
C'est dans ces conditions presque expérimentales, à l'occasion d'un "reenactement" abrégé de l'histoire européenne, que la diffraction de son texte apparaît à un jeune Américain, qui en tire les conséquences. Il nous ouvre à ce que nous savions obscurément depuis toujours, que le monde n'est pas ce qu'en dit un observateur détaché mais ce que ne nous vivons comme nous pouvons, quand on y est impliqué corps et âme, maintenant.
Enfin, le récit faulknérien a un préalable fondamental. C'est la capacité de notre esprit à se détacher de lui-même, à s'introduire dans un autre esprit. Elle procède de la fêlure qui traverse notre identité, de l'aliénation dont elle est menacée si elle n'est pas aliénée dans sa constitution même, et qui nous permet, en tout état de cause, de nous mettre à la place de l'autre.
Les partages de la société de classes offrent à une élite cultivée la liberté, la quiétude qui lui permettent de porter le sens de l’existence à un degré de généralité, de rigueur, de brillance inaccessible à la culture orale. Mais la conscience large qui la qualifie, et qui s’applique surtout à la caste dominante, guerrière, demeure irréfléchie. Elle n’englobe pas les conditions de l’énonciation et leur incidence sur l’énoncé. La narration a conquis le vaste monde, la «mer vineuse», les redoutables rivages de l’Asie mineure, l’espace de nombreuses années, mais elle n’a pas fait retour sur elle-même. L’aède ne s’est pas demandé si sa position ne contaminait pas les faits qu’elle lui permet de porter dans l’ordre second, ordonné, resplendissant de l’écrit.
Le charme des bons livres, l'attention heureuse que suscite un style novateur relèvent, en derniers recours, de l'inégalité de la distribution dans le société historiques, sans exception. Chacune d'entre elles se caractérise par un certain stade de développement des forces productives et les rapports de productions assortis. L'évolution des premières brise les seconds.
Il reste qu'une goutte de poison corrompt la saveur du style. À la joie, à l'ivresse de se découvrir éclairé, enrichi, se mêlent le dépit de n'avoir pu accéder par soi-même à ce surcroît de sens, de monde, l'ombre portée, sentie, à tout instant, sur toutes choses, de l'inégalité.
Cette semaine, Augustin Trapenard est allé à la rencontre de Pierre Bergounioux à l'occasion de la sortie en poche de son livre "Le Matin des origines" aux éditions Verdier. Ce merveilleux ouvrage célèbre l'ancrage profond dans ses racines, dans les terres du Quercy entre Lot et Corrèze, où l'auteur a grandi, dans la chaleur de la maison rose et au sein des paysages qui ont façonné son être. Ces souvenirs, imprégnés dans sa mémoire, représentent une part essentielle de son identité qui demeure là-bas. À travers ces pages, Pierre Bergounioux évoque avec justesse le lien puissant que la terre tisse avec nos souvenirs et nos émotions, révélant ainsi le pouvoir des lieux familiers pour donner du sens à notre passé et à nos moments les plus heureux.
Il était donc évident qu'Augustin Trapenard se déplace au coeur de cette histoire, sur les contreforts du plateau des Millevaches, dans sa maison de Corrèze pour un retour aux origines de la vie et de l'écriture.
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