Les maisons ont une âme.
Et elles parlent.
La preuve, mon appartement m'adresse souvent la parole.
En pleine nuit, quand j'entends mon plancher qui grince, je traduis immédiatement ses mots :
- Anty, il commence à y avoir beaucoup de poussière en dessous du lit, tu ne pourrais pas donner un petit coup de balai ?
Quand il émane une vague odeur nauséabonde, je comprends :
- Tu devrais ouvrir un peu la fenêtre, ça commence à sentir le fauve chez toi.
Et quand je sors chercher le courrier et qu'un coup de vent reclaque brusquement la porte d'entrée, j'arrive à percevoir son petit ton ironique :
- Ah, tu as encore oublié tes clefs à l'intérieur ? Bon ben il ne te
reste plus qu'à appeler un serrurier.
Oui, les demeures parlent. Et ça n'est pas le refuge du Val
Sinestra qui prétendra le contraire.
"Mes murs soutenaient les maux du monde et leurs fissures n'étaient que les cicatrices de mes échecs."
La dernière fois que je suis allé en Suisse, je me suis contenté de me promener dans Lausanne, découvrant en charmante compagnie ses différents quartiers, deux de ses restaurants, ses centres universitaires hospitaliers et bien sûr les abords du lac Léman.
Tout à l'Est, encore aujourd'hui, dans les Grisons ( le plus grand canton de Suisse, tout en relief montagneux ), le Val
Sinestra est, comme son nom l'indique, un endroit des plus bucoliques abritant un hôtel homonyme.
La bâtisse existait déjà en 1942, l'année durant laquelle se déroule le roman, alors que la seconde guerre mondiale sévissait dans les pays alentours.
Considéré comme un refuge, quatre nouveaux pensionnaires échappant aux Allemands vont quitter la France pour y trouver un abri. Ils y seront accueillis par Signur Guillon, leur hôte et maître des lieux, et par son bras droit, El Docter ( de nombreux mots sont écrits en romanche par souci
d'authenticité ).
Et oui, l'histoire d'
Armelle Carbonel va multiplier les narrateurs, donnant tour à tour la version de ces nouveaux arrivants et des pensionnaires plus anciens de l'immense manoir aux décors féériques.
"Perché dans les hauteurs, le Val
Sinestra déchirait les lambeaux de brume flottant comme des étendards funestes."
"Les meurtrières côtoyaient de larges vantaux, percés de manière anarchique par le doigt affûté d'un architecte fou."
Les résidents sont répartis par catégories : Les dames au premier étage, les homme au second, et les nombreux enfants - séparés de leur mère lorsqu'ils ne sont pas déjà orphelins - au troisième étage.
Beaucoup prendront la parole tour à tour, au même titre que la monstrueuse forteresse, considérée comme personnage à part entière et narrateur omniscient.
"Car ma nature n'épargnait pas les âmes innocentes. Elle les détruisait."
Rapidement, le lecteur se rendra compte que le Val
Sinestra n'est pas le havre de paix dont pouvaient rêver les réfugiés.
Mais quel est en réalité le rôle de ce macabre refuge isolé ? A quelles expériences s'adonne le fameux El Docter avec la bénédiction du Signor Guillon ?
La présence d'eaux curatives à proximité pourrait faire penser à une station de cure thermale, mais les traitements infligés aux pensionnaires semblent se rapprocher davantage de la torture.
Pourrait - il s'agir d'un hôpital hanté et désaffecté ?
Comment ne pas penser, en ces temps troublés, à un centre d'expérimentation nazi ?
Notamment avec le sort réservé à Arthur, jeune juif au nez crochu, à qui l'on propose d'inhaler des semaines durant une nouvelle sorte de gaz pour le guérir de son hypersomnie.
"Tous les enfants envoyés ici sont malades, d'une manière ou d'une autre."
Je vous dirais bien que ce roman va vous permettre de retrouver votre âme d'enfant, mais la plongée dans l'horreur est telle que je ne souhaite pas à vos souvenirs de refaire surface.
Atteints de boulimie, d'onirophobie, de surdité ou d'hystérie, quels remèdes va nous concocter le savant fou pour soigner ses différents patients ?
"Il pénétrait dans le monde incongru et malsain d'une science inexacte."
Comment venir à bout de l'homosexualité perverse de Valère, l'un des principaux protagonistes âgé d'à peine douze ans ?
"Vous remarquerez son penchant abject pour les enfants de même sexe …"
Comment faire recouvrer la vue à la jeune Ana, victime de cécité de conversion ( comme Gabriel pour ceux qui ont lu
La prunelle de ses yeux d'
Ingrid Desjours ) depuis l
e choc psychologique provoqué par l'exécution de son père par un soldat du Reich ?
"Le destin emprisonné dans sa coquille de noir absolu, dérobant les formes et les nuances, au profit d'un vide cruel."
Quant à la petite Colette, elle n'a aucune maîtrise sur ce qu'exerce sa main gauche ... Euh, sa main senestre pardon. Capable des pires atrocités.
"Gauche" n'appartient pas au vocabulaire d'
Armelle Carbonel qui préfère multiplier l'adjectif vieillot "senestre".
"Colette mordait, encore et encore, cette main qui, dans son esprit malade, n'était pas la sienne."
Qui pourra leur venir en aide ?
Et qui est ce mystérieux vieillard malade, à la fois discret et omniprésent ? Dont les intentions semblent on ne peut plus ambiguës ?
"Avare de mots, le vieil homme ne parlait jamais, ce qui le rendait plus énigmatique depuis son cocon d'obscurité."
Combien de cadavres devront s'empiler avant que quelqu'un ne mette un terme à cette folie ?
Comme dans chacun des romans d'
Armelle Carbonel, celui-ci se déroule en huis-clos.
Il ne se cantonne cependant pas à l'enceinte du manoir de Val
Sinestra. de nombreuses scènes se déroulent en extérieur.
Et pourtant, nous sommes bien en vase clos.
Si un résident cherche à s'éloigner un peu trop, il sera immanquablement dévoré par
les fauves de Sent que l'on entend rugir dès qu'on s'aventure un peu trop loin.
"Ces grands loups légendaires aux gueules féroces dévorant de leurs dents longues et pointues le quidam s'aventurant sur leur territoire."
Aucune issue n'est possible.
Davantage que l'auteure de
Criminal Loft, on reconnaît ici la nécromancière qui avait écrit
Majestic Murder un an et demi auparavant. Ni tout à fait thriller, ni réellement roman d'horreur,
Sinestra est à la croisée des genres. Atmosphère macabre à souhait, gothique, inquiétante, on est très proches de l'ambiance d'une saison d'American Horror Story ou d'une version très moderne d'un roman comme Frankenstein.
L'ambiguïté des personnages, leur folie apparente, la difficulté à distinguer les motivations de chacun, tous ces éléments contribuent à créer un climat de méfiance qui confine au chaos.
Mais à l'instar de
Majestic Murder, l'apparente complexité psychologique des personnages est à double tranchant. On ne s'attache à aucun d'entre eux. Les pires sévices peuvent être infligés à ces jeunes adolescents ou à leurs mères, pourtant l'on reste de marbre devant ce qui devrait nous apparaître comme cruel et révoltant.
Et puis même si la nécromancière n'est pas réputée pour les bienfaits qu'elle procure à ses personnages, je suis vite arrivé à saturation des scènes de viols, de tortures ou de pédophilie.
Qui deviennent inutiles et gratuites passé le premier choc.
Est-ce une volonté éditoriale de Ring qui souhaite que leurs auteurs aillent toujours plus loin dans la provocation ?
Je n'aime pas les happy ends, j'apprécie les histoires malsaines qui me remuent. Mais ici ça n'a pas vraiment fonctionné pour cause de gratuité et de surenchère.
Il n'en demeure pas moins que
Sinestra est un thriller horrifique ( et sûrement pas psychologique comme indiqué en quatrième de couverture ) qui se lit sans accroc, et qui réserve son lot de rebondissements et de révélations permettant au lecteur de vouloir connaître la suite.
La galerie de personnages extravagants donne également un certain relief à cette histoire ( même si on n'y croit jamais vraiment ).
Et autre point positif : L'écriture.
Peut-être parfois un peu pompeuse, d'autres fois un peu désuette, il n'en reste pas moins qu'
Armelle Carbonel affirme de plus en plus un style qui lui est propre et qui frôle parfois la perfection poétique sous forme de métaphores aussi riches qu'originales.
"En ces temps troublés, les cauchemars et les larmes s'enfilaient comme des grains à un chapelet."
J'espère que dans un futur proche la nécromancière osera quitter sa zone de confort pour nous proposer des oeuvres tout aussi magistralement écrite mais dans un registre moins répétitif et plus accessible à un large public.
D'ici là, je me ferai un plaisir de la rencontrer à Noeux - les - Mines le 10 février prochain lors du salon des mines noires.