«
La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France » est un poème de 445 vers libres, écrit par
Blaise Cendrars en 1913, et par la suite illustré et mis en forme par
Sonia Delaunay puis publié en tant que hors-série de la revue, à un seul numéro (1913, Les Hommes Nouveaux). Il s'agit de leur seconde collaboration, et le « premier livre simultané », recherche commune de correspondance entre les mots et les couleurs. La forme est celle d'un livre relié en parchemin vert de 199 x 36 cm. L'ensemble des crayons, aquarelles, collages et reliures est daté entre 1912 à 1914, trouvant ainsi sa place dans le courant de l'art abstrait et, plus spécifiquement, dans la création de l'art simultané de Sonia aux côtés de
Robert Delaunay. La richesse et la variété des médiums et de ses sources d'inspiration, brisent la distinction entre l'art et le décoratif et visent à la synthèse des arts. Leur amitié est basée sur la langue russe que parle
Cendrars et langue maternelle pour
Sonia Delaunay, ukrainienne, née Sara Illinichtna Stern (1885-1979).
La « Prose du Transsibérien » est le poème intermédiaire entre «
Les Pâques à New York » écrit en avril 1912 et «
le Panama ou les Aventures de mes sept oncles », terminé en juin 1914, mais publié en 1918, à la fin de la guerre. Ces trois
poèmes forment un ensemble, autant par la thématique du voyage que par leur période d'écriture, avant la guerre qui marque l'entrée de
Cendrars en poésie. En effet, «
Les Pâques à New York » est le premier
poème signé du pseudonyme «
Blaise Cendrars », de son vrai nom Frédéric-Louis Sauser (1887-1961).
Le poème est le récit d'un jeune narrateur de seize ans, un poète, qui fait le voyage de Moscou à Kharbine, pour accompagner un voyageur en bijouterie et « 34 coffres de joailleries de Pforzheim / de la camelote allemande "Made in Germany" ». C'est en rappel d'un voyage que fait
Cendrars en 1905 dans les pays de l'Est en compagnie de Rogovine avec qui il devait se former au métier de joaillier. Ce Rogovine apparait d'ailleurs plus tard dans «
Moravagine », en tant qu'anagramme presque parfaite de
Voragine, autant dire un double. Il va entrainer le jeune homme dans une sombre histoire d'épine et de perles. Lui-même employé de Léouba, le grand patron joaillier de Saint-Pétersbourg, il s'inscrit dans la chaîne des Patrons de la Poésie qui associe donc Rogovine à Léouba, et
Moravagine à Gourmont. C'est,le même personnage qui apparait ensuite dans «
Moravagine », et qui aura hanté
Cendrars entre 1914 et 1925. Parallèlement à de multiples autres travaux. Il y reviendra toute sa vie pour le commenter, le remanier ou l'augmenter. Dans son ultime version, il présente son livre comme définitivement inachevé puisqu'il est privé des oeuvres complètes de
Moravagine auquel ce roman était supposé servir de préface. Tout comme il y aura par la suite un Favez, dont le nom est voisin de celui de Faval, soldat dans la section de Cendras. C'est celui qui assiste à la chute du bras sanglant près d'eux, épisode de «
La Main coupée » et «
L'Homme Foudroyé » (2013, La Pléiade, 2 tomes, 976 et 1126 p.). C'est aussi celui qui sera blessé et tué à la Ferme de Navarin, plus tard, lorsqu'un tir de mitrailleuse sectionne le bras de Cendras. Faval s'agrippe à Cendras, qui doit couper sa capote, s'amputant métaphoriquement une seconde fois. « Quand il tomba, frappé d'une balle entre les deux yeux, je dus couper le pan de ma capote pour me libérer de son poids mort et continuer d'avancer. Il ne m'avait pas lâché ».
Dans ce voyage, il y a aussi « la petite Jehanne de France », ou bien « Jeanne Jeannette Ninette Nini ninon nichon / Mimi mamour ma poupoule mon Pérou », qui se révèle être une demoiselle de petite vertu. Et ce petit monde parcourt les plaines de la Sibérie.
« Je croyais jouer au brigand / Nous avions volé le trésor de Golconde/ Et nous allions, grâce au Transsibérien, le cacher de l'autre côté du monde / Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de
Jules Verne / Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine Et les enragés petits mongols du Grand-Lama / Ali baba et les quarante voleurs / Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne / Et surtout contre les plus modernes / Les rats d'hôtels / Et les spécialistes des express internationaux ».
Ils égrènent au fur et à mesure les noms des gares de Russie qu'ils traversent, depuis « Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares ».
L'ensemble du poème est nourri de références propres à l'histoire de
Cendrars. Ce qui fait que la « Prose du transsibérien « devient presque une autobiographie, pour ne pas dire une mythologie personnelle. le jeune homme porte par exemple avec lui un revolver, « un browning nickelé qu'il m'avait aussi donné ». C'est un rappel probable de son premier voyage en Russie, mais ce voyage va le plonger dans les prémices de la révolution russe « la venue du grand Christ rouge de la révolution russe ».
« Je suis en route / J'ai toujours été en route / Je suis en route avec la petite Jehanne de France / le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues / le train retombe sur ses roues / le train retombe toujours sur toutes ses roues ». Jehanne s'ennuie, un peu de nostalgie, pour elle qui ne connaissait que Paris. « "Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ?" » qui revient comme un leit-motiv. « Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours / Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie, du Sacré Coeur contre lequel tu t'es blottie ». il veut se montrer rassurant. « Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert / Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune / La mort en Mandchourie / Est notre débarcadère est notre dernier repaire / Ce voyage est terrible ».
.Avec des moments de poésie pure « Les roues sont les moulins à vent d'un pays de Cocagne / Et les moulins à vent sont les béquilles qu'un mendiant fait tournoyer / Nous sommes les culs-de-jatte de l'espace / Nous roulons sur nos quatre plaies / On nous a rogné les ailes Les ailes de nos sept péchés / Et tous les trains sont les bilboquets du diable ».
Tant que j'en suis à
Blaise Cendras. Allez consulter, voire même acheter «
La Fin du monde filmée par l'ange N.-D. » un texte de
Blaise Cendrars, avec des illustrations de Fernand Léger (2022, Denoël, 80 p.). le tout se présente sous forme d'un album grand format (248 mm x 318 mm). Avec 55 petits chapitres, en gros 2-3 par page qui retracent l'apocalypse du monde moderne. Initialement paru en 1919, avec 22 illustrations, dont vingt coloriées au pochoir. Les illustrations de Léger intègrent des lettres, des chiffres, des slogans de publicité et des citations. le texte est terminé en 1917, et annoncé à son ami
Jean Cocteau « Un monstre, je te dis ». le roman, qui est tout de même inachevé paraitra une dizaine d'années plus tard. Dans «
Moravagine », le « Pro Domo » final explique comment il a été conçu.
Cendrars écrit « « La Fin du Monde » a été écrite en une seule nuit et ne comporte qu'une seule rature ! Ma plus belle nuit d'écriture. Ma plus belle nuit d'amour ». Datée « La Pierre, le 1er septembre 1917 ». En fait c'est la suite de «
Moravagine ».
Deux très beaux ouvrages, que l'on peut même lire.