Cosmopolis, par
Don DeLillo. Éric Packer est un golden boy, un homme de la finance, au faîte de sa richesse et de sa puissance. Il a 28 ans et un appartement qui a autant de pièces, avec un requin dans un bassin et une piste d'atterrissage sur le toit. Intelligent, cynique, il n'en est pas moins insomniaque et n'est pas épargné par des doutes, une certaine morosité, des pressentiments. Dans sa limousine, entouré de gardes du corps, il donne le change, séduit physiquement ou intellectuellement par ses collaboratrices, sa garde du corps et même sa fraîche épouse, Élise. Tout au long de cette journée d'avril 2000 où il circule dans New-York, il croisera cette dernière, par hasard ou non, et s'en rapprochera, scellant son destin au sien. Leurs rencontres insolites sont une des énigmes de ce roman.
La limousine d'Éric, luxueuse, est bardée d'écrans, d'infos, de graphiques, de caméras. Observé depuis son bureau, informé qu'il est sous le coup d'une «menace crédible» (d'être assassiné), il suit le cours du yen qui n'arrête pas de monter, contre toute logique. Ce jour, la ville est en effervescence, on circule au pas, il est question du passage du Président, mais on assiste plutôt à une révolte populaire anarchiste qui prend la limousine pour cible. On traverse New-York, ses quartiers, ses lieux branchés, ses zones délabrées et sa misère, et puis un défilé mortuaire imposant, une star du rap d'inspiration soufie venant de mourir. Comme une prémonition pour Éric. Celui-ci, qui pleure alors, n'est pas la machine sans âme que l'on pouvait croire, dans un jugement trop rapide.
Éric, sous le coup de sa «menace crédible», sait que son heure approche, mais il est obsédé par le besoin de se faire couper les cheveux, ou par les femmes, ou par le désir d'être dépossédé, ruiné : son pari que le yen va enfin chuter est perdu, les devises s'effondrent, les banques font faillite en masse. Il achète frénétiquement tout le yen qu'il peut, jusqu'à faire fondre ses fonds et ajouter au grand désordre monétaire. Il perd sa fortune et celle de sa femme. L'a-t-il fait exprès ? Il avait exprimé sa volonté d'accéder à une sorte de pureté, de dépouillement.
On comprend qu'on affaire à un personnage désabusé, mélancolique, qui s'interroge sur son destin et celui du monde, qui cherche le sens des choses, des mots, des actions, qui flaire sa fin, la comprenant comme un aboutissement. N'espère-t-il pas plutôt une renaissance ?
Don DeLillo est un auteur complexe, laissant toujours planer un certain mystère, à l'aise dans le malaise, essaimant interrogations, dialogues surréels, formules tranchantes en apparence définitives ou au contraire débouchant sur un vide inquiétant. Cet auteur est à la poursuite de fantômes : il ne raconte pas une histoire, n'écrit pas un roman avec des personnages aux contours nets et une intrigue ficelée, la construction du récit, le texte sont criblés de séquences et de propos énigmatiques.
Don DeLillo écrit une dramaturgie, à thème qui plus est. de quel thème s'agit-il donc ? Eric et sa trajectoire tragique ne sont pas seulement un prétexte à produire du vague à l'âme, pas plus que New-York, la limousine, les gardes du corps, et moins encore les spéculations financières.
Cosmopolis est une dénonciation du capitalisme mondialisé dont il anticipe les crises à venir, d'un système déshumanisé, technologique qui mène au chaos, à la révolte, à la mort.
L'ostentation du comportement du personnage principal, ses saillies provocatrices, la profusion de scènes violentes, l'alternance avec des séquences sexuelles, tout cela pourrait laisser le sentiment d'une subversion à bon compte littéraire, convenue, voire grossière, mais je préfère retenir les effets de l'écriture, le côté hagard, halluciné, onirique, le style haché, sec, ébauché et ouvragé à la fois. le lecteur peut être laissé en plan, il est quand même tout le temps rattrapé, comme au sortir d'un rêve.
Un roman saisissant.