Le balcon de Spetsai /
Michel Déon/
Académie Française
Nous sommes en janvier 1960 :
Michel Déon découvre la Grèce et en particulier l'île de Spetsai proche d'Hydra, au large de l'est du Péloponnèse, une île qui rassemble dans son port, sur ses collines et chez ses habitants les envoûtements de la Grèce. Avant de s'y fixer pour plusieurs années,
Michel Déon y passe six mois comme à un balcon, goûtant aux heures du jour et de la nuit, découvrant les charmes, les tristesses, les gaietés, les amitiés et les allégresses d'une existence en marge du monde.
le Balcon de Spetsai est le récit de la première rencontre avec une Grèce quotidienne dont la morale exquise et salutaire est inimitable.
On fait vite connaissance de ses amis dont Spiro à qui la pauvreté a donné une âme de seigneur. L'âme grecque a depuis longtemps gagné l'auteur et quelques livres de Kazantsaki ne le quittent plus.
L'arrivée de la célèbre Maïa sur son cotre vient perturber agréablement la quiétude des lieux. Front droit, lèvres fortes, pommettes saillantes, c'est une amazone pleine d'assurance qui s'introduit dans les groupe d'amis, une femme qui appartient à ce genre d'interlocuteur qui mène seul une conversation à deux !
le Grec a le sentiment inné d'être le chainon d'une race exceptionnelle forgée par des siècles d'incroyables grandeurs et des siècles d'atroces misères. Par ailleurs, l'auteur durant les six mois de son séjour est séduit dans ces années 60 par la profondeur et la vérité des sentiments du peuple grec, le don généreux de soi, et dans l'affection et l'attachement, la gravité tempérée par le sourire et la légèreté. » (Vingt ans plus tard, les choses auront changé… quand une faune étrangère, essentiellement féminine, court vêtue, apparemment affamée d'amour, a singulièrement déluré la jeunesse autochtone. Spetsai découvrit alors la prospérité et ne s'en accommoda pas toujours bien…)
C'est ensuite le voyage vers Athènes et l'extase à Épidaure : « du haut des gradins, l'homme écrase l'homme, le domine et l'étreint, ne lui laisse pour jouer qu'une demi lune de marbre à dos et à ciel ouvert…et le théâtre d'Épidaure, taillé dans un porphyre dont le couchant ravive les roses, commande à un paysage immuable qu'à vue d'oeil rien ne semble avoir déparé depuis des siècles…Il semble que la pierre vive et garde encore la tiédeur des spectateurs pressés sur les gradins, que le grand coquillage renversé comme une coquille Saint Jacques contre la colline, renverra les échos des rires qui saluaient
Aristophane. »
On admire le style de Déon tout au long de ce récit de voyage qui se révèle être en fait une véritable immersion au coeur de la Grèce et de sa mythologie.
« À nos pieds, la plaine d'Argos, découpées en rectangles rouges et verts, fume au soleil…Le cadavre d'Agamemnon s'imagine sur une dalle froide qui fige la mare de sang tandis que le tonnerre roule dans les cieux et que la pluie crépite dans le silence angoissé de Mycènes pressentant toutes les calamités du monde. »
Que ce soit dans la cité antique de Mycènes entourée de ses fortifications et de ses murailles cyclopéennes vieilles de 40 siècles ou à Nauplie et Tyrinthe, l'auteur est fasciné et littéralement obnubilé par la fabuleuse Antiquité dont d'ailleurs le Grec est pétri sans le savoir. Quand devant les ruines on réalise qu'aux Thermopyles, Léonidas n'avait que 300 hommes pour arrêter l'armée de Xerxès et à Marathon, Milthiade défit à un contre deux les hordes de Darius, on ne peut qu'être transporté et rêver au courage et à la noblesse des hommes mythiques. le désastre plus tard est venu de Rome et la chute de Byzance…
M. Déon ne fait pas que de belles découvertes et en toute honnêteté il déplore la tristesse de Missolonghi et de Thèbes surtout quand il songe au destin funeste de
Lord Byron.
La visite à Spetsai de son ami l'écrivain
Jacques Chardonne est un haut moment de ce récit tout autant que celle Maïa sur son cotre, une femme hors du commun et celle du conteur Katsimbalis.
La visite du Péloponnèse rappelle à l'auteur la résistance des Lacédémoniens mourant de soif à Sphaghia face aux troupes de Démosthène et Cléon. À Mavromati, il songe face au théâtre qu'en des temps très anciens « des hommes vivaient là, priaient les dieux des temples dont les soubassements indiquent qu'ils furent grands, assistaient au spectacle face à un panorama sublime, buvaient l'eau de cette source amenée par un aqueduc dont on se sert encore. Ces hommes vivaient là parvenus à un degré de civilisation dont les survivants, 24 siècles plus tard ont perdu non seulement tout désir, mais toute idée. Car au-dessus de Mavromati n'est plus qu'un village montagnard encombré de fumier, se défaisant dans sa misère. Symbole à cette minute tragique où le ciel tombe sur la montagne et dissimule le monastère de Vourcano, de la mortalité des civilisations. Entre ce qui fut et ce qui est, un monde a disparu à jamais. »
M.Déon aborde plus loin la question du pillage des ruines notamment par des vandales anglais pour les revendre à des musées étrangers où les plaques de frise et les métopes s'entassent de façon totalement inesthétique et absurde. Il s'élève conter cette forme de piraterie dont notamment le site de Bassae a été l'objet.
Dans deux postfaces, l'une ajoutée en 1972 l'autre en 1984,
Michel Déon avec nostalgie regrette le changement opéré par le tourisme de masse et le bruit des voitures et des camions qui ont envahi Spetsai…
En 1987 et 1988, Miche Déon retourne encore une fois dans ce pays qu'il aime tant, mais c'est alors une Grèce déroutante et désolante qui l'accueille, « un corps malade et pustuleux, une sorte de dégueuloir où s'entasse le rebut d'un pays qui casse à peu près tout ce qu'il touche » comme il dit. Cette île qui fut si blanche et si paisible, il ne la reconnait plus. Elle est devenue une horreur, une insulte à la beauté avec la complicité des promoteurs et des planificateurs qui construisent n'importe quoi où bon leur semble. Déon se demande si ce n'est pas la dernière fois qu'il voit Spetsai ; quoiqu'il soit toujours aussi émerveillé par la lumière de septembre, il est épouvanté par les atrocités qu'on fait subir au paysage.
La dernière partie intitulée « Spetsai revisitée » résonne comme un poignant adieu à la Grèce saccagée et l'auteur y exprime sa souffrance devant l'irrémédiable victoire du vulgaire.
Un très beau livre qui accompagné du Rendez-vous de Patmos constitue un ensemble intitulé «
Pages Grecques », un récit de voyages qui m'a enthousiasmé quand je comprends que j'ai eu la chance de parcourir ce pays et surtout les iles du Dodécanèse dans les années 60 où la beauté était encore omniprésente en Grèce.