C'est l'histoire d'une ville assiégée. A l'extérieur des remparts, le frère, celui à qui on avait promis le trône une année sur deux. Déjà, dans cette promesse intenable se lovait le conflit à venir.
A l'intérieur, l'autre, le même, frère donc, celui qui n'a pas cédé et tient Thèbes, ses femmes éplorées, ses vieillards cacochymes et ses enfants innocents.
De rage, le premier est parti faire alliance ailleurs et le voilà revenu avec ses nouveaux compagnons auxquels il s'est rallié pour conquérir sa ville à la force de son fer.
Est-on encore sûr de son droit lorsque, pour le revendiquer, on s'avance armé aux côtés d'étrangers qui tireront un profit illégitime de la querelle ?
A l'intérieur, Etéocle veille tandis que les femmes pleurent. Il est le roi, son devoir est de défendre les siens : les dieux seront avec lui. Les invoquer, c'est exhorter les valeureux guerriers à trouver le courage de se battre et de mourir pour leur cité. Les dieux sont du côté du coeur et de la justice.
Mais aux côtés de Zeus préservateur, se tient la puissante et vengeresse Erinys. Elle porte la malédiction d'un père outragé, la malédiction d'un vieil homme aux yeux crevés qui s'est cru souillé par ses deux fils sans respect pour son rang. Et bien avant lui, bien avant ses imprécations impies, déjà soufflait la vengeance d'Apollon. Car c'est l'histoire d'
Oedipe, de Jocaste et de Thèbes, de Laïos, l'impie et de la sphinge énigmatique qui précède le drame d'à présent. Une longue lignée de défis, de rupture orgueilleuse avec l'ordre attendu.
Ainsi donc, Thèbes et ses deux rois, Etéocle et Polynice, sont voués à disparaitre et la malédiction d'Apollon à poursuivre les descendants de Laïos sans relâche. Que peut alors le courage d'un homme, sa supplique d'épargner au moins la cité ? Que peut le choeur priant qu'on le laisse sauf ?
Mais voici qu'un messager annonce qu'à chacune des portes de Thèbes un guerrier s'est planté, attendant de défier en duel celui qu'Etéocle lui enverra.
Alors qui des dieux miséricordieux, des dieux de justice ou des dieux de vengeance faut-il invoquer ? Et quelles prières seront les mieux reçues, celles des femmes affolées et pieuses ou celles des combattants harnachés ? Etéocle n'a que faire de cette question, il fait brutalement taire les femmes qui se lamentent, hurlent à la clémence divine et passe un marché avec les dieux : il faut bien que ces derniers soient de son côté s'ils souhaitent encore une ville qui puisse les honorer. Ce n'est pas dans le champ de ruines et de désolation promis par Polynice et les siens que les rites pourront être accomplis. Les dieux sont-ils logiques ?
Malgré son engagement à faire silence, le choeur ne peut taire son effroi et voilà que sa terreur fait advenir par les mots le massacre, les cavales, les vêtements en lambeaux. Pour les Athéniens qui écoutent, voient les danses et les entendent ce lamento, la menace s'est fait corps, les pillards émergent des phrases comme les sanglots des captives « encore novices à la souffrance ». Admirable capacité du théâtre à rendre vrai, sous nos yeux, ce qui promet d'advenir.
Le messager entreprend alors de décrire chacun des guerriers qui attendent ceux de Thèbes, leur résolution, leur armement et surtout la scène qui orne chacun de leur bouclier. Image dans l'image sous nos yeux, voilà que s'insèrent sept boucliers, sept discours revendiquant la conquête et la victoire. Sept guerriers qui, tous, se prétendent au-dessus des dieux pour ainsi les défier et inscrire leur triomphe avant même le premier coup porté. A chacun, Etéocle choisit d'envoyer celui qu'il convient. Dignité et discernement vaincront-ils démesure et chaos ?
Où se situe l'hubris des hommes ? du côté des fils d'
Oedipe, héritiers d'une malédiction qui les rend à leur sang et ne leur donne aucune liberté individuelle ? Des guerriers qui assiègent, haranguent, jactent et professent leur toute-puissance ? D'Etéocle, prêt, crime suprême et dument puni, à tuer son frère ? de Polynice qui a trahi les siens, dont le fer veut se planter dans la terre maternelle, dans des coeurs fraternels ?
Sur la scène s'entrechoquent les visions, les occasions de se perdre, de noyer son destin dans une parole impie, couarde ou orgueilleuse.
Le théâtre d'
Eschyle pourrait paraître statique ou ennuyeux : seulement un choeur et deux personnages, pas beaucoup d'action et une histoire qu'on connaît par coeur. Pourtant, ce qui se joue est d'une profondeur, d'une vérité qui défie l'éternité. Interrogeant la place de l'homme dans le cosmos, la loyauté qu'il doit à ses ancêtres et la liberté qu'il aurait à se mouvoir parmi tous ces impératifs, la pièce met en scène les tensions, les conflits, les chagrins qu'engendrent ces devoirs contradictoires. Comment se gouverner dans le tiraillement de nos allégeances respectives, dans le cours d'un destin qu'il serait outrancier de défier ?
Avec une économie de moyens impressionnante, les tensions se dessinent. On ne verra pas de batailles mais leur récit, alors même que certaines n'auront pas même lieu, aura déjà de quoi vous glacer. La parole convoque les souvenirs de combats antérieurs, condense les enjeux, les conséquences, fait advenir, là, sur scène, pour que chacun les éprouve blessures, sanglots et carnages.
Ce que sont les femmes et leurs devoirs, ce que doit un roi à sa cité, les atermoiements d'un homme pieux cherchant néanmoins la place pour son destin, l'interstice où sa valeur infléchira peut-être le sort, voilà à quoi assistent les spectateurs de cette tragédie, la troisième qui clôt l'histoire des Labdacides. Avec le double meurtre fratricide, c'est un cycle qui prend fin, une ville qui se trouve libérée de sa malédiction. La vengeance d'Apollon est assouvie, l'ordre est revenu et Athènes, spectatrice à qui ce cycle est offert, fortifiée dans cette épreuve éprouvée sur scène et collectivement dépassée, peut désormais se concentrer sur l'unité retrouvée.
Bien sûr le lecteur moderne n'a pas tous les effets des chants, des danses, des variations rythmiques opérées par le changement de mètre au sein des vers déclamés. Et il a, en surplus sinon superfétatoire, au moins importun, les vers de Racine et ceux de
Corneille en tête, un rapport au mythe où
Giraudoux, d'autres auteurs du 20e siècle philosophant auront mis leur patte. Quelque chose qui confronte l'homme à son destin quand le monde grec parlera davantage d'harmonie cosmique et de lignées, de rites et d'inscription collective. Il n'empêche, malgré toutes ces couches qui ajoutent un sens anachronique, malgré tous ces manques qui obscurcissent une intention politique et religieuse certaine, reste la sublime grandeur d'une assemblée en recherche d'elle-même et de sa place dans le monde.
Que continuent à résonner ces interrogations et qu'on ne cesse de délibérer ensemble, de peser nos intentions à l'aune de nos loyautés, de nos engagements et, loin de toute outrance égoïste et fanfaronne, de ce qui nous parait bon pour ce que nous partageons.