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J'ouvre les livres de Malaparte, ils sont excessifs, exceptionnels, anormaux, impérieux...Je vois quelque chose bouger , comme un panier plein de serpents. Les mots de Malaparte émeuvent. Il ressemble tellement à Caravage, quelqu'un qui voit les pieds sales de la Madone, de la boue, qui de l'obscène fait sortir le sacré. Chez Malaparte, il y a toujours quelque chose de biblique. Il pourrait être le chroniqueur qui raconte le massacre de Jéricho, c'est l'hoplite qui traverse l'ossuaire hébreu avec Alexandre le Grand, c'est le satrape qui assiste à l'extermination de Sodome, l'architecte qui fait tomber Babel, le scribe qui tire au sort Babylone condamnée ou rachetée. « Ce mot sonnait encore comme un mot divin », écrit Malaparte à propos du mot sang. « J'étais fatigué, déçu, découragé… Tout le monde a fui le désespoir, le misérable et merveilleux désespoir de la guerre perdue, tout le monde a couru à la rencontre de l'espoir de la fin de la faim, la fin de la peur, la fin de la guerre, à la rencontre du misérable et merveilleux espoir de la guerre perdue. Tout le monde fuyait l'Italie, ils allaient rencontrer l'Italie ». Malaparte nous dit l'éthymologie de kaputt qui vient de l'hébreu kopparoth, la victime. A la guerre, tout est victime ; la découverte de Malaparte, dans les entrailles de Naples, c'est la "souffrance sans désespoir, une souffrance illuminée par une grande, belle espérance, devant laquelle mon pauvre et petit désespoir n'était qu'un sentiment étroit dont j'avais honte". Malaparte se saigne en écrivant, il se faufile dans les querelles de l'histoire. C'est insupportable - et nécessaire. Je crois que dans d'autres pays on en ferait un saint, l'hagiographie de la dissolution, serait la capitale du roman. Curzio Malaparte, c'est d'abord un constructeur de phrases, des phrases sensuelles, qui restent longtemps gravées dans l'imaginaire. Is se considérait comme un penseur - il était assez jaloux de la renommée de Gide, Sartre et Camus - ses propos sur les Français ("La France est le dernier foyer de l'intelligence"), sur le communisme, sur l'existence et sur les femmes, le rendent souvent confus, répétitif, banal, quand l'écriture d'une anecdote bizarre, d'un souvenir, d'une sensation s'appuie sur des phrases presque infaillibles. En réalité, c'était un mythomane, un menteur compulsif qui orne la vérité d'adjectifs, pas toujours pour le gain mais par nécessité effrénée. Quiconque a lu ses chefs-d'oeuvre sur la Seconde Guerre, Kaputt ou La Pelle , ne peut oublier la scène, aussi mémorable qu'improbable, des Napolitains affamés qui servent aux Américains une petite fille bouillie dans de la mayonnaise, avec une queue de poisson, prétendant que c'est une sirène; ou la scène de chevaux tombant dans un étang, dans le nord de l'Europe, et gelant, donnant aux visiteurs l'idée d'un carrousel glacé, glaçant...Il y a un passage dans le livre dans lequel un officier fasciste ouvre un pot plein d'huîtres décortiquées et déclare qu'il s'agit de 40 kilos d'yeux humains. Je ne dis pas que ces événements ne sont pas vrais, mais il est certain que Malaparte porte une attention particulière au monstrueux. Vraies ou non, ces scènes dépeignent parfaitement les horreurs de la guerre. Après la guerre, Malaparte est à Paris : il s'attend à un accueil plus chaleureux que celui qu'il reçoit. Il parlait et écrivait en français. Il était sociable, il cultivait de nombreux amis parisiens, il était un coureur de jupons éffrené. Comme il ressort de son journal, plusieurs l'ont évité, le considérant comme un fasciste. A Paris, il se vante de son exil à Lipari, pendant cinq ans, pour avoir critiqué Hitler ; il avait été assigné à résidence dans sa luxueuse villa de Capri, dit-il, pour son antifascisme assidu. En fait, dans les derniers jours du régime, il a été emprisonné pour détournement indu de fonds publics à des fins privées. Il avait été membre du parti fasciste et partisan de Mussolini. Il a été placé en état d'arrestation pour avoir agressé verbalement Italo Balbo, pilote et héros. Malaparte avait écrit - du moins signé - un portrait hagiographique de Balbo.Malaparte était un homme complexe et agité : à la fin de sa vie, il était catholique fervent et membre du parti communiste. En fait, il n'était pas à sa place, un expatrié. En France, il n'appartenait ni aux existentialistes ni aux communistes, les deux cabales fondamentales ; en Italie, il avait été éclipsé par Alberto Moravia. En Amérique, il fut dénoncé par une femme remarquable qui l'accusa d'être un menteur prédateur : « La vérité en lui est une minuscule molécule enfouie dans un gigantesque cocon de mensonges. Car étant un anti-intellectuel, Malaparte était un homme d'une intelligence flamboyante. Il n'était pas provincial : il connaissait l'Europe de l'Est, la Russie, la Finlande, l'Espagne, la France ; il pouvait s'attacher à n'importe qui, n'importe qui aurait pu l'appeler Monsieur Caméléon. Comme l'a écrit son brillant biographe, Maurizio Serra, « le caméléon sait être un aristocrate avec des aristocrates, un diplomate avec des diplomates, un soldat avec des soldats ». Dans ce livre, la perplexité prend le dessus. Quand on lui demande sans cesse pourquoi il n'a pas abandonné Mussolini, il pousse są réponse jusqu'au grotesque « Je préfère les vrais collaborateurs aux faux résistants ». Aujourd'hui ses propos outranciers sont très en dessous de son talent, car la beauté de sa prose est aussi indiscutable que le charme de l'homme. Son Journal d'un inconnu à Paris , publié en 1966 est maintenant introuvable en Italie. En France La table ronde l'a publié en 2018 Lien : http://holophernes.over-blog.. + Lire la suite |
Pour consulter les titres parus dans cette collection : https://www.lesbelleslettres.com/collections/20-memoires-de-guerre
La collection Mémoires de guerre a pour but de publier des textes inédits ou oubliés d'écrivains, de journalistes, de soldats sur les conflits qu'ils ont vécus. Celle-ci a débuté à l'automne 2012 avec la publication de deux auteurs majeurs : Curzio Malaparte avec La Volga naît en Europe récit de son expérience de correspondant de guerre sur le front russe durant le second conflit mondial et Winston Churchill, avec, son tout premier ouvrage, inédit en France, La Guerre de Malakand dans lequel le futur prix Nobel de littérature raconte, en 1897, sa guerre en Afghanistan. .
Si la collection a publié à parts égales ces dernières années les grands classiques du genre, parmi lesquels les écrits de John Steinbeck, Martha Gellhorn, Eugène Sledge, Evelyn Waugh, elle a aussi accueilli des auteurs contemporains. Des militaires français comme le commandant Brice Erbland, pilote d'hélicoptère en Afghanistan et en Libye, Guillaume Ancel et ses témoignages sans concessions sur la guerre en ex-Yougoslavie et au Rwanda, André Hébert, jeune militant communiste parti se battre aux côtés des Kurdes contre Daech, la journaliste Pauline Maucort et ses portraits de soldats victimes de stress post-traumatique ou encore les officiers de la Légion étrangère qui ont témoigné dans un ouvrage collectif. La collection vient également d'obtenir le prix Erwan Bergot 2020 pour le texte du dernier Compagnon de la Libération, Hubert Germain.
Mémoires de guerre est dirigée par François Malye, petit-fils d'un des fondateurs des éditions Les Belles Lettres et grand reporter au magazine le Point. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages historiques : Histoire secrète de la Ve République (en collaboration, La Découverte, 2006) ; Napoléon et la folie espagnole (Tallandier, 2007) ; François Mitterrand et la guerre d'Algérie (avec Benjamin Stora, Calmann-Levy, 2010) ; La France vue par les archives britanniques (avec Kathryn Hadley, Calmann-Lévy, 2012 . De Gaulle vu par les Anglais, Calmann-Lévy, 2020, reédition) Camp Beauregard, Les Belles Lettres, 2018.