«Une maison est un royaume vaste et inconnu et une vie ne suffit pas à l'odyssée entre la chambre d'enfant, la chambre à coucher, le couloir dans lequel les enfants se poursuivent, la table de la salle à manger sur laquelle les bouchons sautent et le secrétaire avec ses quelques livres et ses quelques papiers, qui cherchent à dire le sens de ce va-et-vient entre la cuisine et l'office, entre Troie et Ithaque.»
Jamais auparavant une citation épinglée au cours d'une de mes lectures (ci-avant - extraite du livre «
Danube», de
Claudio Magris) ne m'aura paru à ce point appropriée à synthétiser l'impression profonde que m'en laisserait une autre, effectuée quelque temps après et en principe très différente de la première... L'écriture de «
UNE ODYSSEE - Un père, un fils, une épopée» relèvera pour moi, en effet, de ce même élan condensé magnifiquement dans ce passage de «
Danube» : mouvement réunissant intellect, imagination et coeur, réconciliant avec grâce et naturel des dimensions la plupart du temps tenues à distance par la force des choses, incompatibles en apparence avec un quotidien subsumé dans cet horizon à court-terme auquel nous astreignent nos listes de courses et nos réunions à préparer, pris entre factures à régler et lave-vaisselles à remplir, entre le menu du jour et la chambre à échoir (ouf!) la nuit...
Exégèse savante d'un des textes fondateurs de la littérature occidentale, récit autour de d'une expérience singulière de l'auteur en tant qu'enseignant de lettres classiques, livre de mémoires dédié à son père, UNE ODYSSEE est un essai à entrées multiples, dont le dénominateur commun pourrait être la question de savoir comment créer les conditions subjectives pour qu'une «transmission» soit réussie : l'héritage d'une oeuvre classique, de ses lectures et interprétations successives à travers les époques, celle d'un maitre envers ses disciples, d'une génération à l'autre, ou encore celle d'un père à son fils.
Transmission qui s'envisage avant tout, ici, comme un cheminement partagé et comme «mouvement volontaire vers» : vers un dépassement du combat ininterrompu de consciences décrit par Hegel dans sa dialectique du maître et de l'esclave, «lutte de prestige» où chacun cherche instinctivement à ce que l'autre en face reconnaisse sa valeur comme étant prépondérante ; volonté de réduire le hiatus important existant entre un certain héritage humaniste classique et des modalités nouvelles de pensée, induites notamment par la révolution technologique et numérique actuellement en cours ; vers un décloisonnement aussi entre des modèles de rigueur et travail intellectuels traditionnellement considérés comme incontournables pour accéder à un tel héritage, et ceux d'une jeunesse de plus en plus décomplexée à cet égard, habituée à un accès aux savoirs et à la connaissance à la carte, circonstancié et immédiat ; enfin, vers une levée possible de ce seuil de fer habituellement dressé entre vie professionnelle et vie personnelle, entre salon familial et la salle de classe, lorsque l'auteur, décidant d'accéder à la demande faite spontanément par son père de quatre-vingt-un ans, accepte qu'il suive en auditeur libre un de ses séminaires universitaires, consacré cette année-là (2011) à l'Odyssée. Voilà en gros la feuille de route de ce récit lumineux de
Daniel Mendelsohn, à la fois d'une érudition très généreuse et d'une intelligence émotionnelle absolument remarquables.
Dans la littérature grecque, d'ailleurs, nous explique l'auteur lors d'une de ses très nombreuses (et savoureuses) incursions philologiques, le mot «chant» (oimê) dérive d'un autre plus ancien (oimos), qui veut dire «chemin», ce dernier étant à son tour apparenté à un troisième mot, «oima», qui signifie lui «mouvement», «élan». C'est ainsi donc qu'en Grèce antique, le chant et la poésie auraient été étroitement associés à l'idée d'un «chemin», voire, plus archaïquement, à celle d'un «mouvement volontaire vers l'avant». (Et moi j'entends en ce moment, dans ma tête, «un chemin qui chemine», chanté par la voix veloutée de
Georges Moustaki dans sa magnifique version française de la chanson «Águas de Março» - «Les Eaux de Mars» - du fondateur de la bossa-nova,
Tom Jobim).
UNE ODYSSEE s'ouvre par ce que les érudits appellent un «proème» (c'est-à-dire «ce qui vient avant l'oimê», «avant le chant»). Il s'agit des vers par lesquels commencent pratiquement toutes les épopées classiques, annonçant en grands traits le sujet de l'oeuvre, son cadre, ses personnages et thèmes principaux. Entrée en matière où l'auteur tissera un étonnant écheveau d'imbrications signifiantes, accomplissant un véritable tour de force narratif inspiré de la technique de composition circulaire omniprésente dans la littérature grecque et, plus particulièrement, chez
Homère.
«Si à première vue, elle peut s'apparenter à une digression, la composition circulaire, constitue une technique efficace pour intégrer à une même histoire le passé, le présent, et parfois même l'avenir puisque certaines «spirales» se déroulent vers l'avant, anticipant des événements qui se produiront après la conclusion du récit principal.»
Ainsi, procédant par des circonvolutions dans le temps et l'espace, par des allers-retours incessants entre un patrimoine universel légué par la Grèce antique et le réservoir de sa mémoire individuelle, mariant philologie et éléments autobiographiques, l'auteur détaille, pas à pas, quasiment pied à pied, les dix premiers vers incantatoires constitutifs du proème de l'Odyssée, et tout en les analysant d'un point de vue littéraire, les relie symboliquement à ses souvenirs de son père et aux grandes étapes de l'odyssée vécue par tous deux grâce à leur lecture commune d'
Homère durant cette année universitaire de 2011. Cette «odyssée» dans l'Odyssée sera ensuite développée dans les chapitres suivants, au rythme même du séminaire universitaire et des cours consacrés aux principaux épisodes du voyage de retour du héros de Troie à Ithaque - itinéraire qu'à leur tour père et fils referont ensemble au terme du séminaire, lors d'un voyage en Grèce à l'été 2011 bouclant la boucle du récit.
Chapitres qui s'intitulant «Télémachie», «Paideusis», «Homophrosyné», «Apologoi», «Nostos», «Anagnorisisis» et «Sigma», pourraient de prime abord rebuter ou faire craindre le pire à un lecteur lambda s'estimant manquer d'érudition humaniste et classique suffisante, termes érudits que le talent et la pédagogie de Mendelsohn réussiront néanmoins à rendre parfaitement tangibles, actuels et vivants, accessibles au tout venant, du début à la fin du voyage.
Avec une grande délicatesse, avec la même attention et patience qu'il semble accorder à ses étudiants (et également à un père qu'il découvrira peu enclin à jouer le rôle de l'élève discipliné en classe !), l'auteur nous invite ainsi à partager, étape par étape, leur odyssée commune ayant permis, in fine, à tous les deux de trouver des réponses surprenantes à ce qui constituerait l'une des énigmes cruciales posées par l'épopée homérique : «mais quel est la vraie nature d'un homme, et combien de natures un homme peut-il posséder?»
Grâce à cet essai autobiographique, touchant par l'honnêteté du ton employé, surprenant par l'intelligence, la sensibilité et la vérité qui se dégagent à tout moment - brillante démonstration intellectuelle aussi, érudite, qui apprend et instruit, transmise en même temps avec coeur et générosité -, j'eus le sentiment de découvrir avec plaisir un style et une voix littéraire particuliers, atypiques. Tout en abordant des thèmes liés à sa vie personnelle, à son intimité,
Daniel Mendelsohn ne semble jamais céder à la tentation d'une auto-observation compulsive et/ou complaisante, ni à une forme quelconque de revendication (quelquefois de vindicte) confinant dans l'impudeur, ce que l'on retrouve, hélas, trop souvent chez des auteurs, de plus en nombreux, pratiquant une certaine forme d'autofiction dont le marché littéraire actuel paraît si friand (mais qui personnellement m'insupporte au plus haut point, y compris quand elle se prévaut d'illustrer un phénomène de société à déplorer, ou d'être simplement à visée soi-disant «sociologique»).
Enfin, l'auteur montre (à l'instar d'
Homère) un art consommé de la digression (trop «agaçant», diront certains lecteurs du site) – aptitude remontant donc à la Grèce antique qui, toutefois, quoi qu'on en pense, maitrisée à merveille comme c'est le cas ici, s'avérera précieuse, incontournable, dès qu'on cherchera "à dire le [complexe] sens de ce va-et-vient entre la cuisine et l'office, entre Troie et Ithaque»...!