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EAN : 9782072933394
144 pages
Gallimard (17/06/2021)
3.14/5   21 notes
Résumé :
"Face aux choses qui nous arrivent, nous nous efforçons tous de nous adapter, d’apprendre, de nous accommoder, parfois de résister, d’autres fois de nous soumettre. Mais les écrivains ne s’arrêtent pas là : ils se saisissent de toute cette masse informe de confusion, et ils la coulent dans un moule de leur conception. Écrire, c’est entièrement résister."
Au fil de ces textes émouvants, écrits pendant le confinement à New York, Zadie Smith dévoile les pensées,... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Voilà un moment que j'avais envie de lire quelque chose de l'autrice de « Sourires de loup » qui m'avait laissé un excellent souvenir.

C'est le cadeau d'un petit livre de poche, « Indices » – le titre original étant « Intimations » - qui m'en a donnée l'occasion : Zadie Smith l'a écrit pendant la période du confinement, alors qu'elle séjourne à New York. 6 petits essais, de longueurs différentes racontent ses réflexions alors que le COVID commence à sévir un peu partout. Elle qui n'a que sa plume comme instrument se plonge dans la philosophie – elle lit Marc-Aurèle et ses « Pensées » - et ressort de la période « avec deux fort précieuses indications. Converser avec soi-même peut être utile. Ecrire, c'est donner à entendre » dit-elle en introduction.

« Pivoines » est le titre du premier essai, écrit à Londres juste avant son départ. de l'autre côté d'une grille, elle découvre un parterre de tulipes, et c'est toute une réflexion sur le corps des femmes, de celles qui ont des « cycles », où l'on parle de « Natural Woman » alors qu'il ne viendrait à personne de parler d' »Homme naturel ». Elle compare ensuite l'acte de planter un bulbe à celui de l'écriture. « Face aux choses qui nous arrivent », dit-elle « nous nous efforçons tous de nous adapter, d'apprendre, de nous accommoder, parfois de résister, d'autres fois de nous soumettre. Mais les écrivains ne s'arrêtent pas là : ils se saisissent de toute cette masse informe de confusion, et ils la coulent dans un moule de leur conception. Ecrire, c'est entièrement résister », conclue-t-elle de cette comparaison.
« Elles étaient tulipes. Je les voulais pivoines. Dans mon histoire elles le sont, et le seront (…) car, lorsque j'écris, l'espace et le temps même se plient à ma volonté » : il y a là matière à réflexion sur l'écriture.

Le second essai s'intitule »L'exception américaine », et sur ces réflexions qui fleurissaient au début du confinement comme « J'aimerais qu'on puisse retrouver notre vie d'avant » …. Parce que dans ce temps-là « on n'avait pas la mort ». Et Zadie Smith de se livre à une réflexion sur la culpabilité américaine sur le fait que les morts du COVID devraient en quelque manière se sentir responsables de ce qui leur arrive. Elle brosse un portrait des plus sévères de cette Amérique qui a longtemps imaginé être à l'abri des épidémies, et qui a longtemps cru que les crises et les guerres lui seraient épargnées.

Elle poursuit avec « Quelque chose à faire » et le confinement permet ce retour réflexif sur ce que l'on fait et l'utilité que cela peut avoir … surtout au regard des urgences sanitaires. Nous pourrions tous croire qu'être écrivain faciliterait le passage au confinement : on découvre qu'il n'en est rien pour elle, bien au contraire : « Au lieu de cela, dès la première semaine, j'ai découvert à quel point ma vie d'avant consistai à me dérober à la vie. »

C'est au tour ensuite de »Souffrir comme Mel Gibson » : le titre provient d'une photographie sur laquelle l'acteur s'adresse à Jésus-Christ dégoulinant de sang avec sa couronne d'épines. Et la légende est la suivante : « Quand j'explique à mes amis parents d'enfants de moins de six ans ce que c'est que d'être confiné seul». Tous les parents qui ont subi le confinement avec enfants voient très bien de quoi elle parle ….

Le cinquième essai intitulé « Captures d'écran (Après Berger, avant le virus) » est le plus long. Il y aurait encore beaucoup à dire, notamment sur le fait qu'elle cite l'auteur John Berger qui est l'un des mes auteurs britanniques fétiches – on peut lire de lui par exemple « Photocopies » que j'avais chroniqué en son temps.

Mais je citerai surtout l'avant dernière partie, où il est question d'une provocation à Central Park. Les New-Yorkais y sont décrits avec tout un tas de bizarrerie – il faut lire les portraits de Ben, Myron ou encore la savoureuse Barbara. Mais le meilleur passage est celui où la narratrice découvre dans le fameux Park un homme avec une pancarte autour du cou indiquant : « JE SUIS ASIATIQUE ET JE ME HAIS. PARLONS-EN » - et il y a de quoi être surpris en effet.

Que signifie se soumettre ou résister à une nouvelle réalité, comme celle du confinement ? Dans notre isolement, quelle place accorder aux autres et à soi ? Comment devons-nous penser à eux ? Et que faire qui ait du sens ? Et quel est ce « mépris » qui ravage les sociétés – par exemple anglaise – et qui considère les gens uniquement sous le prisme de leur mérité social ?

Au même moment où arrive la vague de ces « vies noires qui comptent » qui va déferler sur les Etats-Unis, ce sont autant de questions que l'autrice britannique nous partage ici, avec brio et intelligence et toujours avec un style qui lui est bien familier : ce fut bien agréable de partager ces réflexions avec elle le temps d'un essai, je vous le recommande.
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« Indices » est traduit par Sika Fakambi de « Inimations » (2021, Gallimard, 144 p.), recueil de 6 essais de Zadie Smith, écrits pendant le confinement.
En six parties, avec leurs titres originaux « Peonies », « The American Exception », « Something to Do », « Suffering Like Mel Gibson », « Screencrabs (After Berger, before the virus) » et « Post- Script » avec dix-sept chapitres en tout.
Au moment de la publication aux USA, en juillet 2020, l'année était bien entamée. le livre est donc court, étant donné l'incertitude, mais aussi l'agitation et, paradoxalement, le calme cette période. Agitation tout d'abord car c'est la mort de George Floyd à Minneapolis en mai 2020 et les protestations « Black Lives Matter » qui suivent. Calme, car c'est l'époque du confinement dû à la pandémie qui frappe le Monde.

« Pivoines » est le titre du premier essai, écrit à New York juste avant que sa trépidante vie urbaine ne s'arrête à la simple vue de fleurs criardes dans un parc entourant « Jefferson Market Garden ». C'est un triangle lumineux de tulipes de l'autre côté des grilles. Des tulipes roses et orange, symbole du printemps, espace de beauté juxtaposé à une « esthétique du centre-ville ». Elle souhaite que les fleurs soient des pivoines. Zadie Smith, et quelques autres femmes, se retrouvent attirées par ce symbole de fertilité. Elle poursuit en décrivant les écrivains comme ayant une « obsession du contrôle », car, selon elle, l'écriture créative est un acte de contrôle d'une expérience. « L'expérience – mystifiante, accablante, consciente, subconsciente – envahit tout le monde. Nous essayons de nous adapter, d'apprendre, de nous adapter, parfois en résistant, d'autres fois en nous soumettant à tout ce qui se présente à nous. Mais les écrivains vont plus loin : ils prennent cette confusion largement informe et la versent dans un moule qu'ils ont eux-mêmes imaginé. L'écriture est toute résistance ». de fait ce sont des tulipes, mais Zadie voudrait que ce soient des pivoines.
En décrivant l'écriture comme un acte d'exercice de contrôle sur une expérience, elle crée une dichotomie utile entre résistance et soumission. Aucune des deux conditions n'est entièrement bonne ou entièrement mauvaise, cela dépend simplement des circonstances. Mais comme c'est la réalité qu'elle tente de décrire, ce doivent être des tulipes. « Parfois, il est bien de se soumettre à l'amour et mal de résister à l'affection. Parfois, il est mal de résister à la maladie et il est juste de se soumettre à l'inévitable. Et vice versa ». Soumission forcée aux fleurs, et aussi au confinement. Avec le recul, les pivoines étaient son prélude à la quarantaine. le moment où le printemps entre en collision avec la « saison de la mort ». Cet épisode remet en question le concept de l'écriture en tant qu'effort « créatif ». En effet, « Planter des tulipes » est créatif, par rapport à l'écriture qui est un contrôle. de même, son identité de femme et de romancière, entre plaisir et inactivité, sont des défis en matière de contrôle et de soumission.
« L'exception américaine ». Zadie Smith parle de la façon dont la pandémie épouse la structure hiérarchique aux USA et de la façon dont les soins sont diffusés, dispensés et administrés différemment selon la population. Elle cite l'aspiration du président au bon vieux temps où « nous [les Américains] n'avions pas la mort ». Elle tente de comprendre pourquoi la réponse américaine à la pandémie a été si insuffisante à tous les niveaux. « Nous sommes formidables avec la mort […] nous sommes puissants en cela ». Mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Il y a eu des malades, des morts et des victimes. « Mais, en Amérique, tout cela impliquait une certaine culpabilité de la part des morts ». Les hypothèses initiales de Zadie Smith sur « la nature démocratique de la peste » sont en fin de compte inexactes et inégalitaires. La pandémie ne serait pas, en fait, le grand niveleur, touchant aussi bien les riches que les pauvres. « Les hiérarchies américaines, élaborées depuis des centaines d'années, ne sont pas si faciles à renverser. Les Noirs et les Latinos meurent aujourd'hui deux fois plus vite que les Blancs et les Asiatiques. Plus de pauvres que de riches meurent. Les arrondissements de New York deviennent plus rouges exactement de la même manière que si la nuance relative de pourpre ne tenait pas compte des infections et des décès, mais des tranches de revenus et des notes obtenues au collège ». Et en conclusions après que de nombreux Américains ont été choqués par le bilan des morts, elle critique les politiciens américains pour ne pas avoir réussi à introduire les soins de santé dans la sphère publique et pour les avoir plutôt privatisés. « Je sais maintenant que les élus de mon pays ont laissé tomber le pays. Je sais qu'ils utilisent la rhétorique de l'exception américaine pour justifier leur échec. Je sais que des gens en meurent ».
Elle poursuit avec « Quelque chose à faire », un court texte sur le temps, l'art et l'amour. Elle aborde le temps quand « il y a des travailleurs essentiels - qui n'ont pas besoin de chercher quelque chose à faire ; dont la tâche est vitale et implacable - et le reste d'entre nous, tous » qui disposons d'un certain temps libre. Dichotomie entre les « travailleurs essentiels » et les « artistes et les prisonniers : le temps et que faire avec ». Finalement, on occupe son temps pour avoir l'impression d'avoir quelque chose à faire. C'est juste une activité vivante, dans le temps et « l'activité ne masquera pas son manque d'amour ». C'est un rappel utile en ce sens que parfois un cliché amoureux est un cliché uniquement pour la raison.
Smith trouve soudain gênante la façon dont elle passait son temps auparavant. Soudain, sa famille, les personnes qu'elle aime le plus, voient aussi comment elle gère son temps. Elle désirerait de nouvelles façons de le gérer. « Il n'y a pas de grande différence entre les romans et le pain aux bananes ». Comparaison hasardeuse, mais où les sentiments sont bannis.
« Quelque chose à faire » semble comique, mais ce ne l'est pas, loin de là. C'est un cas quasiment de nihilisme pendant lequel, Zadie Smith est, comme tous les travailleurs non-essentiels, « confrontée au problème d'une vie soignée, sans distractions, sans ornements ni superstructures ». En conclusion, sa vie lui laisse tout juste « une petite idée sèche et triste d'une vie ».
C'est au tour ensuite de « Souffrir comme Mel Gibson » dans lequel l'acteur s'adresse à Jésus-Christ. le titre provient d'une photographie d'un Christ dégoulinant de sang avec sa couronne d'épines, avec une légende « Quand j'explique à mes amis parents d'enfants de moins de six ans ce que c'est que d'être confiné seul ». Ici Radio-Vatican et l'émission « le pape médecin parle aux enfants ». Ou comment parler de la souffrance personnelle en cette période d'angoisse universelle. « La souffrance a une relation absolue avec l'individu qui souffre – elle ne peut pas être facilement médiatisée par un troisième terme comme « privilège » ». En d'autres termes « la misère est conçue de manière très précise et est différente pour chaque personne » et elle n'est pas relative.
« Captures d'écran (Après Berger, avant le virus) » est le plus long essai, avec une série de sept scènes. Elle cite l'auteur anglais John Berger (1926-2017), le mettant en parallèle ou en concurrence avec le virus.
Romancier, nouvelliste, poète, peintre, critique d'art, John Berger est surtout un écrivain engagé qui mènera une existence spartiate de militant écologiste dans le village de Quincy, en Haute-Savoie. Ayant des problèmes de vue, il est opéré de la cataracte d'où es récits « Ways of Seeing » (1972) traduit en « Voir le Voir » et surtout « Cataracte » (2011, le Temps des Cerises, 67 p.) dans lequel il vante les bienfaits de sa double opération de la cataracte.
Elle brosse les portraits de certaines personnes, dont Ben, Myron et Barbara, de son quartier new yorkais qu'elle va quitter, avec sa famille pour trouver refuge dans leur maison londonienne. « Je n'ai moi-même aucun instinct de survie » bien qu'elle agisse « à ma manière passive ». Avant de quitter la ville, elle traverse néanmoins la rue pour éviter de passer devant son salon de manucure local afin que la masseuse chez laquelle elle va tous les deux jours ne la voie pas. Et quand la Femme au petit chien de son quartier lui dit « Tu seras là pour moi, et je serai là pour toi, et nous serons tous là les uns pour les autres, tout le bâtiment », Zadie Smith ne peut que murmurer « Oui, nous le ferons » et s'éloigner.
Enfin, dans « Postscript : le mépris en tant que virus » est une suite d'articles courts sur diverses personnes et sujets. Cela comprend les échanges entre Zadie et son masseur asiatique. Elle est incapable de se détendre et de rester à ne rien faire.
Retour sur la mort de George Floyd et le racisme systématique en Grande-Bretagne et aux USA. « Il faut vraiment beaucoup haïr un homme, pour s'agenouiller sur son cou jusqu'à ce qu'il meure sous le regard de toute une foule et d'une caméra, sachant les conséquences que cela aura probablement sur sa propre vie. (Ou bien il faut être assez certain de son immunité – contre la masse. Ce qui n'a jamais été un pari tellement risqué pour un agent de police blanc dans l'histoire des États-Unis.) ».
C'est un sujet auquel Smith a déjà profondément réfléchi et qu'elle peut rhétoriquement lier à la pandémie. le concept d'« immunité collective », dans cet essai, devient le credo selon lequel la classe dirigeante a toujours vécu « l'immunité. du troupeau ».



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Indices de Zadie Smith est un mince recueil de 6 essais écrits entre les jours qui ont précédé le début du premier confinement à New York et ceux qui ont suivi l'assassinat de George Floyd, le 25 mai 2020. L'autrice le prédit elle-même dans l'avant-propos :

« Bien des livres seront écrits à propos de l'année 2020 : ils seront historiques, analytiques, politiques, ou des ouvrages de synthèse générale. Ce livre n'est rien de tout cela – et nous ne sommes pas même au milieu de l'année. »

Disons-le tout net : dans le cadre de la dernière masse critique Babelio, j'ai choisi ce livre, mi-curieuse, mi-agacée. Curieuse parce que je lis et apprécie Zadie Smith depuis ses débuts ; agacée parce que, ces derniers mois - et c'était à prévoir - les récits de confinement abondent tant il est vrai que les périodes de bouleversement sont toujours fertiles. Ces essais sont autant de témoignages personnels d'un quotidien chamboulé, et je les ai lus comme je l'aurais fait des entrées irrégulières d'un journal intime ; la plupart d'entre eux ne comptent que 6 ou 7 pages. La pensée court, légère, épurée, pour rendre compte de ces mois – un trimestre, guère plus - placés entre parenthèses, pour consigner la complexité de la période et la perplexité dans laquelle nous avons été plongés, avec une économie de mots. En effet, les premiers mois de 2020 ont mis en évidence notre vulnérabilité et nos faiblesses quelles qu'elles soient. Être confinés nous a paradoxalement libérés de notre routine, et Zadie Smith, avec une sincérité désinvolte, s'interroge sur la manière dont notre temps a dû être repensé depuis que notre vie familiale, de travail, de loisir s'est retrouvée enclose en un seul et même espace qui n'avait pas été conçu à cette fin. Cet espace (maison, appartement, ou autre), comment l'occuper ? Quelle place prendre et quelle place accorder à ceux qui désormais partagent chaque heure de nos journées ? Et ces journées où l'on ne peut s'isoler des nôtres, qu'en faire maintenant qu'elles n'ont plus à obéir à un quelconque emploi du temps ? Que faire pour que notre temps devenu libre ne soit pas vain ? Que faire de ce temps hors du temps, qui stagne et ne fuit plus ?

C'est là le coeur de ces essais et la réponse de Zadie Smith tient en un verbe : Écrire, car « Écrire, c'est contrôler » ou encore « Converser avec soi-même peut être utile. Écrire, c'est donner à l'entendre » et enfin, « Face aux choses qui nous arrivent, nous nous efforçons tous de nous adapter, d'apprendre, de nous accommoder, parfois de résister, d'autres fois de nous soumettre. Mais les écrivains ne s'arrêtent pas là : ils se saisissent de toute cette masse informe de confusion, et ils la coulent dans un moule de leur conception. Écrire, c'est entièrement résister. »

Voilà ce que l'on peut faire quand on est écrivaine et que l'on se retrouve enfermée avec devant soi des journées qui s'étirent, toutes identiques. Écrire pour tenter de reprendre le contrôle d'un temps qui nous échappe. Écrire pour donner à entendre ce que cette période avive. Écrire pour entrer en résistance.

Les essais d'Indices, et cela vaut pour n'importe quel recueil, n'ont pas tous la même force. Si certains m'ont clairement paru abscons, j'ai été plus sensible aux évocations de moments suspendus, aux portraits esquissés de personnes croisées chaque jour (ici un masseur, là une personne âgée, là encore un sans-abri) et vues avec un oeil autre, et enfin à ces discrètes évidences qu'il est toutefois bon de replacer au centre de nos préoccupations. Si certains d'entre nous sont essentiels, que sont les autres ?

« La guerre transforme ceux qui la vivent. Ce qui naguère leur était nécessaire devient inessentiel ; ce qui était considéré comme allant de soi, ce qui était dédaigné, et malmené, prend le centre de la scène dans leur existence. D'étranges inversions prolifèrent. Les gens se retrouvent à applaudir un service national de santé que leur propre gouvernement a criminellement sous-financé et négligé durant les dix années précédentes. Et l'on rend grâce à Dieu pour ces travailleurs « essentiels » que jusque-là on regardait de haut, et que la veille seulement on vilipendait parce qu'ils réclamaient d'être payés quinze dollars de l'heure. La mort est arrivée en Amérique. Elle y est depuis toujours, bien qu'occultée et niée, mais maintenant tout le monde la voit. »

L'écriture de Zadie Smith n'est jamais aussi efficace que lorsqu'elle est dépouillée d'artifices et qu'elle va à l'essentiel, de nos souffrances individuelles aux douleurs collectives, de la faillite du système de santé américain, celle de l'ancien président, et s'inquiète de la virulence d'autres virus plus mortels encore que le coronavirus (que d'ailleurs elle ne nomme jamais) tels le mépris et le racisme systémiques dans la dernière de ses « Captures d'écran (Après Berger, avant le virus) ».

Ces « Captures d'écran » sont d'ailleurs les pages que je préfère. Dans une prose moins élitiste et plus élégiaque que celle des premiers essais, Zadie Smith y brosse les portraits sensibles de certaines personnes de son quartier new yorkais (Ben, Myron, Barbara…), qu'elle va laisser derrière elle alors qu'avec sa famille elle s'apprête à quitter la ville pour trouver refuge dans leur maison londonienne. S'y lit une réelle empathie pour son prochain, même si j'objecterai qu'il n'y a là rien de nouveau sous le soleil et que j'y décèle une réticence manifeste à s'attaquer frontalement au sujet authentique de ce recueil : la mort, d'où qu'elle vienne.

« Il faut vraiment beaucoup haïr un homme, pour s'agenouiller sur son cou jusqu'à ce qu'il meure sous le regard de toute une foule et d'une caméra, sachant les conséquences que cela aura probablement sur sa propre vie. (Ou bien il faut être assez certain de son immunité – contre la masse. Ce qui n'a jamais été un pari tellement risqué pour un agent de police blanc dans l'histoire des États-Unis.) »

À Indices, je préfère le titre anglais Intimations, même si bien sûr la traduction est rigoureusement exacte. Et c'est précisément cette rigueur qui me dérange, car il s'agit d'un recueil intime de fragments de vies éparpillés dans un monde malade depuis bien avant la pandémie, et rassemblés dans ces quelques pages par une écrivaine curieuse sans se prendre trop au sérieux, adepte de l'ironie douce-amère et dotée d'une empathie généreuse puisque tous les bénéfices perçus sont reversés à des organismes de bienfaisance qui viennent en aide à ceux que cette « mortification mondiale » a jetés dans la précarité.

Je remercie Babelio, les éditions Gallimard et Folio pour la découverte de ce recueil.
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"Face aux choses qui nous arrivent, nous nous efforçons tous de nous adapter, d'apprendre, de nous accommoder, parfois de résister, d'autres fois de nous soumettre. Mais les écrivains ne s'arrêtent pas là : ils se saisissent de toute cette masse informe de confusion, et ils la coulent dans un moule de leur conception. Écrire, c'est entièrement résister."
Je n'aurais pas dû commencer par ce livre pour découvrir l'auteure, c'est donc probablement ma faute si je suis passée à côté.
La pandémie, le confinement, tant se sont engrouffrés dans la brèche pour décrire leurs états d'âme, qui ressemblaient à ceux de tout un chacun, que j'en suis très vite arrivée à saturation.
Je redonnerai peut-être sa chance à Zadie Smith, parce que la plume est fluide et l'écriture par elle-même reste agréable. C'est le fond qui m'a rebutée.
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Avant tout, merci à Babelio pour cet envoi lors du dernier masse critique. Vacances obligent, j'ai pris un peu de retard, mais voici enfin ma chronique de cet ouvrage de Zadie Smith.
Court essai rédigé à l'occasion du premier confinement, Zadie Smith expose ici ses réflexions, parfois très élaborées, sur les sentiments et les impressions que lui procurent la pandémie mondiale. Universitaire chevronée, on sent une habitude à structurer sa pensée, et à tout simplement réfléchir au monde qui l'entoure. En s'appuyant sur l'observation de ses contemporains, au travers de thèmes qui lui sont chers, tels les inégalités raciales, elle nous propose 6 textes qui remettent en perspective notre place dans la société, et notre rapport à autrui.

Peu adepte de la lecture d'essais, j'ai pour ma part trouvé cette lecture très enrichissante. Certes, parfois un peu ardue, mais avec toutefois le sentiment de se sentir plus intelligent une fois le livre refermé. En revanche, ça n'est clairement pas l'ouvrage idéal pour découvrir l'auteure.
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critiques presse (1)
NonFiction
12 juillet 2021
Dans ces six essais écrits à New York pendant le confinement en avril 2020, la romancière britannique donne une leçon de résistance et d’altruisme.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (53) Voir plus Ajouter une citation
Face aux choses qui nous arrivent, nous nous efforçons tous de nous adapter, d’apprendre, de nous accommoder, parfois de résister, d’autres fois de nous soumettre. Mais les écrivains ne s’arrêtent pas là : ils se saisissent de toute cette masse informe de confusion, et ils la coulent dans un moule de leur conception. Écrire, c’est entièrement résister. Il peut arriver que ce soit une activité plaisante, parfois même utile — sur le papier. Mais d’après mon expérience personnelle, c’est une pratique plutôt vaine pour ce qui est de la vie réelle. Dans la vie réelle, la soumission et la résistance n’ont pas de forme prédéterminée. Ce qui est encore plus déroutant, pour quelqu’un qui écrit comme je le fais, c’est que les valeurs habituellement associées à ces mots sur le papier — soumission, négatif ; résistance, positif — n’ont rien de fiable sur le terrain. Parfois il faut se soumettre à l’amour, et il ne faut pas résister à la tendresse. Parfois il ne faut pas résister à la maladie, et il faut se soumettre à l’inévitable. Et vice versa. Chaque roman qu’on lit (sans parler de ceux qu’on écrit) nous transmet une certaine idée de la meilleure attitude à adopter en telle ou telle circonstance et — pour peu qu’on en lise quelques-uns — on en retire, à tout le moins, un large répertoire d’attitudes possibles en différentes situations.
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Dès le début de la crise, je suis allée chercher Marc-Aurèle et, pour la première fois de ma vie, j’ai lu ses Pensées, non pour l’exercice intellectuel, ou pour le plaisir, mais avec l’attitude que j’adopte devant les instructions de montage d’une table en kit — j’avais besoin d’un guide pratique. (Que l’aide offerte par Marc-Aurèle soit de nature spirituelle ne la rend pas moins pratique à mes yeux.) Depuis lors, une autre crise s’est heurtée à la première, et je ne suis pas plus stoïque aujourd’hui que je ne l’étais au moment où j’ai ouvert ce grand classique. Mais j’en suis ressortie avec deux fort précieuses indications. Converser avec soi-même peut être utile. Écrire, c’est donner à l’entendre.
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« (You Make Me Feel Like) A Natural Woman » — j’écoutais la chanson et j’essayais d’en imaginer une version masculine. Il était possible de faire en sorte qu’un individu se sente un homme, un « vrai » — sans doute enfermé lui aussi dans sa cage — mais jamais cet individu ne se sentirait un « homme naturel ». Un homme était un homme était un homme. Il pliait la nature à sa volonté. Il ne s’y soumettait pas, excepté dans la mort. Il apparaissait que la soumission à la nature était mon domaine, or je ne voulais prendre aucune part en cette affaire, et par conséquent je me refusais à suivre le cours de mes cycles menstruels, par exemple, et préférais pleurer tout un lundi avant de découvrir au mardi venu la (prétendue) cause de mes larmes.
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Le scientifique offre le morceau de charbon en espérant ou en s’attendant à une révélation transcendante sur ce singe, mais la révélation s’avère un fait de contingence, présentant un ensemble de circonstances — les choses telles qu’elles sont. Le singe est enfermé dans une cage du fait de sa nature, de ses instincts, et des circonstances qui sont les siennes. (Il appartient aux zoologistes d’établir lequel de ces éléments joue le rôle prépondérant.) Et voilà. Pas besoin d’une analyse freudienne pour comprendre comment trois femmes d’âge mûr, vacillant à l’orée de la périménopause, avaient pu se trouver aimantées par un si clinquant symbole de fertilité et de reviviscence, au beau milieu d’une métropole de béton stérile…
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Je ne suis ni une scientifique ni une sociologue. Je suis une romancière. Capable d’admettre, certes un peu tard, et alors qu’une étrange et irréfrénable saison de mort, dehors à ma fenêtre, se heurte à l’émergence des pissenlits, que le printemps parfois se lève en moi aussi, que la lune de temps à autre titille mes humeurs, et qu’il me suffit d’entendre un bébé pleurer quelque part pour qu’en moi quelque chose tout à coup s’alerte — se soumette. Et quelquefois une espèce de fleur de printemps des plus quelconques aura raison d’une esthétique strictement citadine et consciemment, longuement cultivée. Juste avant qu’un avril sans précédent ne survienne, et ne rende absurde chacune de ces lignes.
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