Lawrence d'Arabie a-t-il bien existé ? C'est à n'y pas croire, tant la mue est totale, après la période 1916-1921, du lieutenant-colonel britannique engagé dans la lutte contre les Turcs, alliés des Allemands pendant la Première Guerre mondiale et envoyé pour combattre aux côtés des Arabes d'autant mieux trompés qu'ils n'avaient servi aux Anglais que pour permettre à ceux-ci d'atteindre leurs buts de guerre : contrôler la partie du Moyen-Orient qui les intéressait et agrandir ainsi un Empire colonial soudain bien trop étendu pour ne pas devenir fragile, et tant le contraste est absolu entre l'homme qui raconte lui-même en la poétisant sa propre épopée au milieu des nomades dans le récit inoubliable intitulé
Les Sept Piliers de la Sagesse, et cette expérience de "saint laïque" ainsi qu'il se plaisait à se définir lui-même, en s'enrôlant comme simple soldat ayant renoncé à tous les avantages liés à son grade d'officier pour vivre anonymement espérait-il au rang de subalterne dans l'armée de l'air britannique, cette Royal Air Force dont il avait salué la naissance avec enthousiasme et au sein de laquelle il espérait entamer une seconde vie, plus au ras de terre et loin des responsabilités aliénantes qui avaient été les siennes pendant le Premier Conflit mondial et lors du remodèment politique de la carte du Middle East entre 1918 et 1921, travail dans lequel il savait s'être compromis et sali les mains, bien qu'il se soit souvent menti à lui-même en déclarant s'être trouvé satisfait de la tâche accomplie auprès de
Churchill au Colonial Office en 1921 pour essayer de pallier aux conséquences des erreurs commises entre 1918 et 1920 par les pro-colonialistes les plus cyniques du gouvernement de Londres et des représentants du pouvoir anglais en Inde qui avaient espéré régler à leur avantage la politique proche-orientale.
Mais il n'y avait pas que la politique et l'amertume de ses combats qui éloignaient
T.E. Lawrence de sa défroque de Lawrence d'Arabie. Il y avait surtout l'envie de se débarrasser d'une identité et d'une peau dans laquelle il se sentait mal à l'aise, et d'échapper à une famille, et en particulier à sa mère Sarah Lawrence-Maden (S.A. dédicataire du poème des Sept Piliers de la Sagesse ne serait-ce pas Sarah Aurens, mère d'El Aurens, autrement dit
Lawrence d'Arabie ?), qui lui avait caché son état de concubine de Thomas Chapman (qui aurait dû être le vrai nom de Lawrence d'Arabie finalement) et qui avait menti en laissant croire à son fils qu'elle avait mis au monde des enfants légitimes alors qu'ils étaient tous des bâtards ? le mensonge parental toucha plus
T.E. Lawrence que ses frères et il voulut fuir cette famille et s'en créer une nouvelle en revêtant la belle livrée bleue des membres de la Royal Air Force, un uniforme dont il tirait une fierté perceptible dans sa Correspondance - faite de centaines de lettres toutes plus belles et toutes plus inquiétantes les unes que les autres - et dans ce livre apparemment déconcertant qui a été intitulé
La Matrice.
La Matrice, cela renvoie bien à la mère, et Lawrence, qui a pris le nom de John Hume Ross puis celui de T.E. Shaw - pour ne garder que ses prénoms et les reconquérir - a eu des mots très durs contre sa mère et la procréation, ce qui est apparent et transparent dans toute son oeuvre littéraire.
Le 30 août 1922, Lawrence gravit donc les marches de l'escalier de l'immeuble du numéro 4 de Henrietta Street, dans le quartier de Covent Garden, à Londres, jusqu'au dernier étage, la peur au ventre, pour pousser la porte du bureau de recrutement de la Royal Air Force puis pour gagner le dépôt d'Uxbridge où il devait faire ses classes.
Espérait-il passer incognito ? Cela ne dura guère. Dès décembre, la presse fut sur ses traces et une horrible campagne le conduisit en janvier 1923 à quitter l'habit de servitude qu'il s'était choisi. Après un enrôlement dans le Tank Corps qui lui fit horreur mais qui lui permit de s'intéresser à un cottage qui allait devenir célèbre sous le nom de Clouds Hill, il put, malgré la vive opposition de sir Samuel Hoare, ministre de l'air, et après l'intervention d'amis qui avaient craint un suicide, réintégrer les rangs de la R.A.F., forçant la main au premier ministre
John Baldwin en juin 1925. Il allait rester dans cette arme jusqu'en 1935, non pas comme aviateur mais comme simple troufion puis comme mécanicien. Chose curieuse, il allait assister un jour au crash d'un hydravion militaire en mer, et cela allait le conduire à s'intéresser de près à la conception et au pilotage de vedettes nautiques d'intervention pour le sauvetage des équipages d'hydravions abîmés en milieu aquatique. J'ai pu souligner dans mon livre sur Lawrence que cette expérience le fit renouer inconsciemment avec sa famille par le fait que l'un de ses frères, William, le préféré de leur mère avait justement péri dans un accident d'avion en mer comme pilote de guerre pendant la guerre de 1914-1918.
Que vaut
La Matrice ? Il ne faut pas chercher à comparer ce livre avec
Les Sept Piliers de la Sagesse, chef-d'oeuvre et "triomphe" au style coruscant. Il faut lire
La Matrice pour elle-même, la lire dans un milieu où la vie bat son plein, un café par exemple, car il est plein de crudité et de verdeur, comme on en trouve dans la troupe, et après tout Lawrence n'était pas ignorant de la chose. C'est une épreuve volontaire que Lawrence s'est imposé : vivre la monotonie et la routine dans les casernes, les bases aériennes, les dépôts, vivre l'humiliation des corvées de ramassage des poubelles - voir à ce sujet le passage intitulé Char à merde - ou du nettoyage de vaisselle dans de l'eau de moins en moins claire et celle non moins dévalorisante mais "façonnante" de l'obéissance à des caporaux et sergents tatillons et parfois inhumains.
Mais du mouvement aussi avec la course de vitesse entreprise au sol avec sa motocyclette filant à vive allure sur la route alors qu'au-dessus de sa tête vole un avion Bristol dont le pilote ne demande qu'à se prendre lui-même au jeu. Qui gagne ? Je vous le laisse découvrir. Ce passage est beau, tout comme il y a un bon rendu d'atmosphère avec l'arrivée à Lincoln, où tout semble dominé par la cathédrale, puis avec le passage par Nottingham. Il y a quelquefois de la Beauté pure dans ces pages et de la profondeur de pensée et de réflexion, jusqu'au milieu de la crasse et de la dureté de la vie dans l'armée vécue au plus bas échelon. Lawrence s'est-il humanisé à force d'en baver ? Pas totalement, il garde son quant-à-soi, ne fréquente pas les femmes mais ne s'interdit pas l'amitié avec certains gradés (on ne le voit pas dans ce livre, mais il sera très lié à Cattewater-Plymouth avec le wing commander
Sydney-Smith et sa très belle épouse Clare qui écrira un petit recueil de souvenirs, The Golden Reign).
En fait au-dessus des sans-grades et des sous-officiers et officiers règne souverainement l'homme assez beau d'allure avec sa moustache à l'anglaise, le chef vénéré comme un père admirable que Lawrence n'a pas eu - malgré les portraits dythirambiques laissés par Lawrence de son propre géniteur, Thomas Chapman - et l'on sait que Thomas Edward vouait une admiration sans bornes à son plus haut supérieur le maréchal de l'air sir Hugh Trenchard.
Au bout du compte, Lawrence dit avoir trouvé le bonheur dans la R.A.F. Et l'on sent chez lui une difficulté à mettre le point final à ce livre étrange qu'est
La Matrice, ni vrai rapport ou compte rendu comme il aurait dû l'être, mais exercice d'introspection d'homme plongé dans une vie de groupe où il est appelé, par la force des choses, à s'oublier lui-même. Il n'a jamais voulu de vraie conclusion à ce livre, car elle aurait pu marquer l'arrêt d'une expérience qu'il aurait aimé ne jamais voir s'achever.
Quand il dut quitter la R.A.F., Lawrence ne survécut que quelques mois et trouva la mort sur une petite route du Dorsetshire en mai 1935 alors qu'il tentait de rejoindre son hâvre désormais insuffisamment sécurisant de Clouds Hill.
François Sarindar, auteur de :
Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)