Fernando Pessoa a écrit sous au moins 72 hétéronymes différents, petits personnages imaginaires qui le dédoublent et sont dotés d'une biographie propre, d'une date de naissance (parfois de décès), d'un style différent des autres, et même d'une écriture différente (
Pessoa jouant au graphologue). Dandy oisif, Álvaro de Campos à qui est attribuée l'
Ode maritime, est l'un des hétéronymes majeurs. Il porte monocle, est à la fois bourgeois et antibourgeois, provocateur et «scandaleux» (dit
Pessoa). Son style est plein de mots étrangers, reflétant son cosmopolitisme.
Dans la constellation hétéronymique, Álvaro de Campos est le poète d'avant-garde, celui des sensations, de l'énergie, des audaces que
Pessoa aimerait avoir. Extraverti extrême, c'est en quelque sorte un anti-Soares ou un anti-
Pessoa, porteur de ses fantasmes. Son graphisme volontaire et énergique se distingue des autres hétéronymes (pression forte, angulosité, énergie). Il mesure près de deux mètres.
Pessoa le crée en 1914 et le fait naitre en Algarve en 1890 à 1h30 de l'après-midi (car il lui confère un thème astrologique en rapport avec son caractère), d'ascendance lointaine juive (comme
Pessoa par sa mère). Il est donc de deux ans plus jeune que
Pessoa lui-même.
Pessoa a perdu son père à 5 ans et Campos est également orphelin.
Pessoa est expatrié en Afrique du Sud à sept ans à cause du remariage de sa mère avec un général, consul du Portugal à Durban. de même,
Alvaro de Campos étudie dans une ville anglophone, Glasgow, partagé donc lui aussi entre deux cultures. C'est un homme de la technique, qui aime la vitesse à cette époque marquée par le constructivisme. Il est ingénieur naval (comme le beau-père de
Pessoa) mais n'a pas de véritable emploi et vit à
Lisbonne. C'est le chantre du modernisme et des sensations, mais aussi de la mer et du dépaysement, avec les voyages que
Pessoa aurait aimé faire (Ecosse, Orient, Irlande). C'est donc à la fois
Pessoa et son contraire.
Certains poèmes de Campos évoquent des fantasmes homosexuels (ou un goût de la provocation?), rappelant
Whitman et
Shakespeare, deux des auteurs préférés de
Pessoa, eux-mêmes homosexuels. Campos écrit dans «Passage des heures» «Afin de me sentir, j'ai besoin de tout sentir... Il y a dans chaque coin de mon âme un autel voué à un dieu différent». Cela rejoint une remarque typique de la mentalité de
Pessoa, attribuée à un autre hétéronyme, Bernardo Soares, «J'aimerais être à la campagne pour pouvoir aimer être à la ville. J'aime sans cela être à la ville, cependant, avec cela, mon plaisir serait deux». La poussée vers le multiple est l'un des axes de la pensée de
Pessoa, y compris pour une chose et sa négation. Il a écrit: «Plus j'aurai de personnalités, plus je serai analogue à Dieu».
Pessoa qui a toujours vécu seul se définit comme suit : «Je suis un tempérament féminin avec une intelligence masculine. Ma sensibilité... est celle d'une femme... Mes facultés de relation – l'intelligence, et la volonté qui est l'intelligence de la pulsion – sont masculines». Quant à l'hétéronyme Soares, il parle de «Sexe nul et de forme imprécise» dans «N.D. du silence». Absente de sa vie, la sexualité fait sans cesse retour dans son oeuvre comme un retour du refoulé.
Le sensationnisme que prône Campos en poésie dérive de la psychologie de l'époque de son adolescence, la loi de Weber. C'est la perception pure, l'observation systématique des modifications conscientes produites par une excitation physiologique. Dans une «Note pour une esthétique non aristotélicienne», il s'exprime comme suit : «J'appelle esthétique aristotélicienne, celle qui prétend que l'art a pour objet la beauté... (Dans la nouvelle esthétique), l'art est pour moi, comme toute activité, un indice de force ou d'énergie, force de désintégration ou d'intégration».
Outre l'
Ode maritime, son oeuvre la plus célèbre, Campos est notamment l'auteur d'un «
Ultimatum» à la classe littéraire de l'époque et de l''Ode triomphale".
Après que
Pessoa ait fait mourir un autre hétéronyme, Caeiro, et envoyé un second en exil au Brésil, Reis, Campos restera l'hétéronyme le plus actif, le plus indispensable.
L'
Ode maritime est le plus long des poèmes de
Pessoa, riche de plus de 1.000 vers sur 70 pages. C'est le plus intense. Curieusement, on n'y trouve pas de description précise de la mer. Tout est dans l'imagination. L'océan est avant tout un énorme espace. Dans «
Le Livre de l'intranquillité», Bernardo Soares, autre hétéronyme, contemplait les ruelles de
Lisbonne par la fenêtre de sa mansarde du quatrième étage. Dans l'
Ode maritime, Álvaro de Campos contemple l'au-delà de
Lisbonne, immobile depuis le quai. le début du poème commence doucement avec plein de petites touches imptressionnistes. On peut penser à «La mer» de Debussy. Il aperçoit vaguement la fumée d'un paquebot, loin dans l'infini de l'espace liquide, ou plutôt dans son indéfini. Tout est encore flou et fait voyager sa pensée. Puis vient le crescendo, jusqu'au paroxysme délirant, avec un sens inouï du rythme, avant de revenir sagement à la quiétude, à la nostalgie de l'enfance, un peu comme dans les phases successives de «L'Apprenti Sorcier» de Paul Dukas ou dans une ouverture à la française de Lully (lent-vif-lent). Voici le début.
Seul, sur le quai désert, en ce matin d'été,
Je regarde du côté de la barre, je regarde l'Indéfini,
Je regarde, et j'ai plaisir à voir,
Petit, noir et clair, un paquebot qui entre.
Il apparaît au loin, net et classique à sa manière,
Laissant derrière lui dans l'air distant la lisière vaine de sa fumée.
Il entre, et le matin entre avec lui, et sur le fleuve,
Ici et là, s'éveille la vie maritime,
Des voiles se tendent, des remorqueurs avancent,
De frêles embarcations jaillissent de derrière les bateaux du port.
Il y a une vague brise,
Mais mon âme est avec ce que je vois le moins,
Avec le paquebot qui entre,
parce qu'il est avec la Distance, avec le Matin..
Les paquebots qui le matin passent la barre
Charrient devant mes yeux
Le mystère joyeux et triste des arrivées et des départs.
Bientôt explose la sensualité, mâtinée de sadomasochisme, avec une femme enlevée par des pirates sanguinaires, le supplice, le viol, l'explosion de la libido hétérosexuelle et hétérosexuelle.
Aho-ô-ô-ô-ô-ô-ô-ô-ô-ô-ô-yyy
Ah, pirates, pirates, pirates,
Pirates, aimez-moi, haïssez-moi.
Mélangez-moi avec vous, pirates...
Votre fureur, votre cruauté, comme elles parlent au sang
D'un corps de femme qui fut mien jadis et dont se perpétue l'orgasme...
Que mon corps passif soit la femme-toutes-les-femmes
Qui furent violées, tuées, blessées, déchirées par les pirates...
Être en mon être subjugué la femelle qui doit leur appartenir...
Mon anxiété masochiste à m'offrir à votre furie...
Obligez-moi à m'agenouiller devant vous
Humiliez-moi et battez-moi
Faites de moi votre esclave et votre cause
Et que votre mépris ne m'abandonne jamais.
Ah, être dans tous les crimes, être tout ce qui participe
Aux abordages, aux viols et aux massacres !
Être tout ce qui est arrivé pendant les mises à sac...
Être le pirate type de toute la piraterie à son apogée
Et la victime-synthèse, mais en chair et en os, de tous les pirates du monde.
Oui, oui, oui… Crucifiez-moi dans vos navigations
Et mes flancs jouiront de ma croix !
Ligotez-moi aux voyages comme à des piloris,
Et la sensation des piloris me pénétrera l'échine,
Et je me mettrai à les sentir en un vaste spasme passif !
Je me bouscule, je rugis, me précipite ! …
Mes désirs enfiévrés crèvent en écume
Et ma chair est une lame qui se brise sur les rochers !
Être soumis au monde, sans défense, être violé, supplicié, déchiré par lui.
Assouvissez en moi tout mon mysticisme de vous.
Ciselez-moi l'âme jusqu'au sang.
Taillez, striez !
Soumettez-moi comme un chien qu'on tue à coups de pied...
Qu'on m'arrache la peau, qu'on la cloue sur la paroi des quilles
Et que j'éprouve la perpétuelle souffrance des pointes enfoncées.
Ensuite, le poème ralentit, se calme, et c'est maintenant un enfant qui se remémore les chansons que sa mère chantait pour l'endormir. Cet enfant, c'est bien
Pessoa lui-même et non
Alvaro de Campos.
Après ces sommets de violence, c'est «Une mouette qui passe, et ma tendresse grandit». L'orage verbal s'apaise et cède la place à un retour nostalgique sur l'enfance, à une sorte de dépression de l'âme. La mer retrouve ses couleurs commerciales, ses liens avec la terre, ses marins, ses voyageurs, et c'est l'adieu au cargo anglais qui s'en va, quittant le port de
Lisbonne.
Et vous, ô choses navales, mes vieux jouets de rêve
Composez hors de moi ma vie intérieure.
Ah! Qui sait, qui sait
Si je n'ai pas quitté jadis, avant d'être moi-même,
Un quai ; si je n'ai pas laissé, navire au soleil
Oblique du matin,
Une autre espèce de port ?