"Tout ce que j'ai conçu se ramène à des malaises dégradés en généralités". Plus qu'un philosophe, Cioran est un moraliste, un écrivain, parfois même un poète. Ni concept ni système dans son œuvre. Il parle avant tout de lui même, et à travers lui, de la condition humaine. C'est un homme qui souffre, déchiré entre deux tendances contradictoires: un besoin de transcendance, d'absolu, de vérité, besoin passionné et violent, qui se heurte à une implacable lucidité, à une froide raison. Beau mélange... Le résultat en est un scepticisme inquiet qui s'exprime dans une écriture alternant, d'un passage à l'autre, d'un livre à l'autre, le lyrisme (du désespoir) et l'ironie (grinçante).
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Le Cioran français est certes le seul qui atteigne à l’universel, et l’élégant volume relié de cuir a en outre l’immense avantage sur le «Quarto» qui le précéda d’être aisément transportable ; les essais, réflexions et aphorismes de cet écrivain resté jusqu’à sa mort apatride sont de ceux que l’on ne cesse de lire et relire.
Lire la critique sur le site : Liberation
Reconnaissons pourtant que ce beau volume havane, avec sa reliure pleine peau, son titre et le nom de l'auteur frappés à la feuille d'or 24 carats, prend judicieusement Cioran au piège de ses contradictions : voici donc comment s'habille aujourd'hui la claire conscience de la vanité de toute entreprise humaine...
Lire la critique sur le site : LeMonde
Dix livres en tout : ceux qu'il écrivit en français, à l'exclusion de ses oeuvres de jeunesse, plus problématiques. Dix chefs-d'oeuvre, donc, des merveilleux Syllogismes de l'amertume à De l'inconvénient d'être né. Dix blocs sans concession, obsessionnels, tonitruants, polis comme des diamants.
Lire la critique sur le site : LePoint
GLOSSAIRE :
MANGER :
Qu'ai-je au fait appris en France ? Avant tout ce que signifient manger et écrire. Dans l'hôtel où je logeais au Quartier latin, à 9 heures tous les matins le gérant élaborait avec sa femme et son fils le menu du déjeuner. Je n'en revenais pas. Jamais ma mère ne nous avait consultés sur un tel sujet, alors que dans cette famille-là, se tenait une conférence quotidienne à trois. Je pensais au début qu'ils attendaient des invités. Erreur. L'ordonnance des repas, la succession des plats faisaient l'objet d'un échange de vues comme s'il s'était agi de l’événement capital de la journée, ce qui d'ailleurs était le cas. Manger - j'en fis alors la découverte - ne correspond pas seulement à un besoin élémentaire, mais à quelque chose de plus profond, à un acte qui, aussi étrange que cela puisse paraître, se dissocie de la faim pour acquérir le sens d'un véritable rituel. J'ai donc appris à l'âge de 27 ans seulement ce que manger veut dire, ce que cet avilissement quotidien a de remarquable, d'unique. Et c'est ainsi que j'ai cessé d'être un animal.
Avec Gerd Bergfleth, 1984.
Les simples d’esprit
On vous répète : la vérité est inaccessible ; il faut néanmoins la chercher, y tendre, s’y évertuer. — Voilà une restriction qui ne vous sépare guère de ceux qui affirment l’avoir trouvée : l’important est de croire qu’elle est possible : la posséder ou y aspirer sont deux actes qui procèdent d’une même attitude. D’un mot comme d’un autre on fait une exception : terrible usurpation du langage ! J’appelle simple d’esprit tout homme qui parle de la Vérité avec conviction : c’est qu’il a des majuscules en réserve et s’en sert naïvement, sans fraude ni mépris. — Pour ce qui est du philosophe, sa moindre complaisance à cette idolâtrie le démasque : le citoyen a triomphé en lui du solitaire. L’espoir émergeant d’une pensée, cela attriste ou fait sourire… Il y a une indécence à mettre trop d’âme dans les grands mots : l’enfantillage de tout enthousiasme pour la connaissance. Et il est temps que la philosophie, jetant un discrédit sur la Vérité, s’affranchisse de toutes les majuscules.
p.724
Il n'est pas bon pour l'homme de se rappeler à chaque instant qu'il est homme. Se pencher sur soi est déjà mauvais ; se pencher sur l'espèce, avec le zèle d'un obsédé, est encore pire : c'est prêter aux misères arbitraires de l'introspection un fondement objectif et une justification philosophique. Tant qu'on triture son moi, on a le recours de penser qu'on cède à une lubie ; dès que tous les moi deviennent le centre d'une interminable rumination, par un détour on retrouve généralement les inconvénients de sa condition, son propre accident érigé en norme, en cas universel.
Mystère, mot dont nous nous servons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu'eux.
(p. 749)
35. Plus l'homme constitue une existence distincte, plus il est vulnérable. Ce qui n'est pas peut le blesser ; un rien, le troubler. Tandis que, sur un échelon voisin, il faut à l'animal des émotions autrement fortes et des circonstances extrêmes pour le rendre présent. Es-tu devenu toi-même, sans limites dans ta démesure ? Alors, qui te retirera les flèches empoisonnées décochées par le temps ? Tout te touche dès que ta pensée effleure les contrées interdites aux poumons des mortels. Les réflexions se passent d'oxygène, c'est pourquoi nous les expions si cruellement. Le voisinage de l'éternité fait de la vulnérabilité le propre de l'homme, et de l'inutilité son charme.
Qui sait se prélasser dans l'oisiveté ou agir à seule fin de tromper l'ennui, celui-là est un homme. Laboureur au Sahara est sa dignité. Un animal qui peut souffrir pour ce qui n'est pas, voici l'homme.