Combien Pasteur a-t-il sacrifié de cobayes pour parfaire son sérum ? Voilà, n'est-ce-pas, ce que personne aujourd'hui ne songerait à lui reprocher.
Les cobayes de
Lénine, ce sont des hommes. Il en a tué déjà des centaines de mille. La formule n'est pas encore au point. Mais dans un pays grand comme la Russie, il y a de la marge…
(Article de l'Excelsior, du 13 mai 1920)
J'ai lu, il y a quelques semaines, «
Dans la Russie des soviets », ce petit livre constitué des articles qu'
Albert Londres avait écrits lors de son périple en Russie en 1920, et j'ai décidé d'en écrire un billet, car j'ai trouvé que nombre de ses commentaires résonnent encore de façon étonnante, avec les méthodes et l'idéologie du pouvoir en place aujourd'hui au Kremlin, en commençant par cette citation qui amène à réfléchir sur la notion de la valeur humaine, qui a priori, n'est pas la même pour tous en ce bas monde !
Depuis la révolution bolchévique d'octobre 1917, de nombreux commentaires avaient circulé à Paris, les uns favorables, les autres tout à fait hostiles à cette révolution, y voyant l'incarnation du mal.
A l'époque, les journalistes occidentaux ne sont pas admis en Russie rouge, c'est la guerre civile, la famine dans les villes et les campagnes, l'effondrement de la production agricole et industrielle.
Mais
Albert Londres (1884-1932), journaliste-reporter français de grand renom, travaillant pour le journal
« L'Excelsior » à Paris, était déterminé à se rendre sur place pour couvrir cet événement considérable… Sa démarche semblait alors pour le moins inouïe, et rendait sceptique plus d'un !
Les premières pages de ce livre relatent d'ailleurs bien les difficultés de son voyage. C'est au bout d'un véritable parcours du combattant et d'un périple de 52 jours depuis son départ de Paris, et grâce à sa grande pugnacité, qu'il va parvenir à entrer à Petrograd (St-Pétersbourg) et y découvrir l'horreur. C'est la désolation partout : « On dit que c'est une ville assassinée, ce n‘est pas assez : c'est une ville assassinée depuis deux ans et laissée là sans sépulture, et qui maintenant se décompose. »
Son reportage va faire sensation à Paris lors de sa publication en fin avril 1920.
« Personne dans la rue (..) Les bolchéviques, prenant le pouvoir, ont saisi Petrograd, l'ont comme pendue à un crochet et l'ont écorchée de sa civilisation. (..) Affamé, pour conquérir une maigre proie qui le soutiendra encore, chacun traîne péniblement ses pas à travers sa déchéance. L'homme est redevenu un loup pour l'homme. «...la soupe soviétique. C'est les yeux agrandis que nous avons regardé distribuer cette manne communiste. Chacun porte son écuelle, ou une vieille boîte de conserve, ou un ex-plat à barbe. La portion de bouillon immonde, éclaboussant, tombe comme elle peut dans leurs baquets. Avidement, ils l'avalent. C'est le dernier degré de la dégradation, ce sont des étables pour hommes. C'est la troisième internationale. A la quatrième, on marchera à quatre pattes, à la cinquième, on aboiera. »
La succession de ses articles met en évidence son désir d'analyser la situation du pays et de comprendre la finalité de ce régime soviétique.
Il fait le triste constat que sous le régime de
Lénine, l'homme ne doit plus exister en tant qu'homme, mais en tant qu'atome de la communauté.
Dans ce régime, l'homme n'est plus libre, libre d'agir, de vivre, de penser, sinon c'est un réactionnaire ! « La Révolution française avait proclamé les Droits de l'Homme, la révolution bolchévique proclame les Droits de l'Etat sur l'Homme. » écrit-il !
Albert Londres nous livre ses impressions à chaud. Ses phrases sont percutantes, il délivre ses mots comme des coups de poing ! Et il a le sens de la formule !
Et dans ses réflexions se mêlent ironie et aberration :
« Ils ont divisé la Russie en deux, les prolétaires et les parasites. le prolétaire vivra ; le parasite doit mourir. »
- « le bolchévisme n'est pas l'anarchie, c'est la monarchie, seulement le monarque, au lieu de s'appeler Louis XIV ou
Nicolas II se nomme Prolétariat Ier. »
- «
Lénine est le cerveau, Trotski est la poigne. »
Albert Londres ne va pas ménager ses efforts. Après Petrograd, on le suit à Moscou, où il va séjourner et observer le comportement des gens, les conditions de vie dans lesquelles ils se débattent… Il veut confronter la terrible réalité qu'il constate à l'intention des dirigeants communistes, et pour ce faire, il va aller poser beaucoup de questions à de hauts dignitaires soviétiques, - un Commissaire aux affaires étrangères, -un Commissaire à la justice, … pour tenter de comprendre ce qu'est le bolchévisme.
Il va même pouvoir s'entretenir avec l'illustre écrivain
Maxime Gorki, qui est traité en seigneur au sein de ce régime, lui qui se dit non communiste ! « C'est sûrement le seul homme, depuis que nous sommes en Russie, que nous voyions sûr de lui. Comment ? Voilà un être qui n'a pas le regard de chien battu, ni l'oreille aux aguets. Il marche carrément et sa voix sonne comme il entend qu'elle sonne ! »
Et pour terminer ce billet par une petite note d'humour…
« Avez-vous lu « le Capital » de
Karl Marx ? C'est indigeste. Cela vous conduira immédiatement dans une ville d'eaux pour une cure d'estomac ! »
Justement, en parlant de ville d'eaux… c'est en me baladant à Vichy que j'ai découvert la maison natale d'
Albert Londres, et que j'y ai acheté ce livre ! L'exposition réalisée dans cette maison, devenue musée, m'a permis de comprendre réellement qui était ce grand reporter qui a sillonné le monde et couvert aussi le scandale du bagne de Cayenne, la condition des aliénés dans les asiles psychiatriques, la traite des blanches en Argentine, la traite des noirs au Congo et au Sénégal, les
pêcheurs de perles de Djibouti, les terroristes dans les Balkans, etc.
Aujourd'hui le doute plane encore sur la cause de la mort de ce grand journaliste d'investigation, en mai 1932 : accident ou attentat ?
En effet,
Albert Londres semblait avoir découvert un grand scandale en Chine : « Il est question d'armes, de drogue, d'immixtion bolchévique dans les affaires chinoises », rapporte la biographie écrite par
Pierre Assouline à son sujet. le journalisme d'investigation a ses dangers !
Pour conclure, je trouve que «
Dans la Russie des soviets » est un document exceptionnel.
Ce témoignage de la Russie des premiers temps du bolchévisme est poignant, il est instructif, parsemé d'anecdotes, et non dénué d'une pointe d'humour. Et c'est écrit de manière talentueuse, sans prisme idéologique, sans oeillères, sans discours préfabriqué, de la part d'un grand journaliste courageux et déterminé. Alors pour toutes ces raisons, à mon sens il mérite un 5/5.