Hymne à Camus le polythéiste
J'attendais beaucoup de cette rencontre entre un philosophe que j'aime et un écrivain que je respecte.
Je dois au premier de m'avoir ouvert les portes de la philosophie, en me rendant compréhensible, avec des mots simples et apaisants, les errances intellectuelles et sensorielles de l'adolescence, en autorisant une première mise en ordre du « bouillonnement de l'âme », en me protégeant du sectarisme et de la certitude, en me proposant aussi de rencontrer quelques libres penseurs, souvent absents des manuels scolaires.
Je suis reconnaissant au second d'être un véritable intellectuel, c'est-à-dire, pour paraphraser
Bottéro, un professionnel qui introduit l'uomo qualunque dans son monde – celui des idées en l'occurrence – et partage avec cet homme du commun « tous les trésors ramenés de ses lointains voyages ».
Michel Onfray est un passeur talentueux qui, au prix d'un véritable travail de bénédictin – si je puis dire –, ne cesse de réhabiliter et de diffuser avec générosité les pensées hétérodoxes ignorées par la culture officielle.
Rencontre fougueuse, évidemment, comme toujours avec
Onfray, véritable tribun de plume ; rencontre fraternelle ensuite, tant les deux hommes semblent partager la même filiation intellectuelle ; rencontre ontologique certainement puisqu'il est difficile de ne pas apercevoir la silhouette d'
Onfray dans le miroir que ce dernier dessine pour Camus ; rencontre réussie enfin et surtout, car nul doute que
L'Ordre libertaire prendra place à côté de l'indispensable bible de Lottmann.
Au demeurant,
Michel Onfray s'est bien gardé de tomber dans le piège de la biographie classique pour se concentrer sur le cheminement philosophique de son sujet et offrir ainsi un éclairage original – mais particulièrement fidèle – de son oeuvre. le sous-titre du livre, La vie philosophique d'
Albert Camus, est ainsi bien choisi et annonce clairement le programme : le récit de la construction d'un homme, de son interrogation existentielle permanente, la recherche d'une philosophie « solaire », appliquée et applicable, utile aux hommes de son temps.
C'est d'ailleurs ici, plus que dans l'aspect pamphlétaire de la réhabilitation de l'écrivain, que réside la grande réussite d'
Onfray : dessiner le portrait fidèle d'un Camus trop méconnu ou mal compris, objet – depuis sa triste mort – des batailles critiques les plus farouches, des convoitises idéologiques les plus intéressées et des jalousies intellectuelles les plus viles.
Onfray présente Camus comme le précurseur du post-anarchisme, adepte d'un socialisme « non marxiste, d'une révolution socialiste non violente, d'une pensée libertaire pragmatique et concrète, alternative à la gauche autoritaire, césarienne et brutale, qui fit la loi dans ce XXe siècle ».
L'attirance de Camus pour certaines idées anarchistes, plus particulièrement cette « polyphonie fragmentée de l'action politique » coordonnée par le fédéralisme – proposition centrale du projet proudhonien –, était déjà connue, bien sûr. Mais
Onfray précise ce qui, en restant flou, empêchait de saisir toute la pertinence des écrits et des positions publiques du philosophe.
Les pages à ce sujet sont passionnantes même si on peut regretter qu'elles achèvent l'ouvrage et ne donnent à saisir complètement le titre et sa signification que bien tardivement. On peut comprendre que
Michel Onfray veuille ainsi clore le questionnement philosophique de Camus, en proposant l'esquisse d'un système cohérent qui, au milieu des débris laissés par le capitalisme sauvage, le marxisme autoritaire et les nationalismes exacerbés, tous tueurs d'hommes sous les yeux de l'auteur de
la Peste – des pestes, en vérité, brunes et rouges confondues –, offrait une solution alternative humaniste, crédible et apaisée :
L'Ordre libertaire d'un État anarchiste.
« L'Histoire n'a pas encore laissé sa chance » à cette option commente
Onfray le militant, cette « égale possibilité de jouissance des biens sociaux pour tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants ». Une société anarchiste contractuelle donc, modèle encore théorique d'un Camus éminemment pragmatique en la matière (car « plus l'idéal est impraticable, plus le réel décevra »), inspiré par la Révolution libertaire qui se déroula en Espagne de 1933 à 1936 et qui fut défendue avec tant d'ardeur par l'écrivain. Révolution sans sang versé, sans homme enfermé, sans exaction définitive nous dit
Onfray, révolte qui se révéla, de surcroît, la seule tentative historique pour établir une société réellement anarchiste, mouvement émancipateur où « l'entraide (
Kropotkine) a remplacé la lutte (Darwin), la solidarité (anarchiste) a pris la place de la rivalité (capitalisme) ». Expérience qui fut malheureusement, et brutalement, « assassinée par Franco », sous les regards impassibles de la plupart des intellectuels et des démocraties.
Camus apparaît ainsi comme un socialiste libertaire se tenant à distance de toute chapelle dogmatique – « un anarchiste de l'anarchie », précise
Onfray – qui, malgré la brutalité des événements de son temps, résistera toujours à la tentation autoritaire et à la justification du « crime légal [commis] au nom de l'idéal révolutionnaire qui se trouve ainsi malheureusement dévoyé ».
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