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Rémy Hourcade (Traducteur)Adolfo Casais Monteiro (Préfacier, etc.)Pierre Hourcade (Auteur de la postface, du colophon, etc.)Fernando de Azevedo (Illustrateur)
EAN : 9782877040037
54 pages
Editions Unes (21/11/1995)
4.57/5   74 notes
Résumé :

« Je ne suis rien Jamais je ne serai rien. Je ne puis vouloir être rien. Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. Fenêtres de ma chambre, de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée (et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?), vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel, sur une rue inaccessible à toutes les pensées, réelle, impossiblement r... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (15) Voir plus Ajouter une critique
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J'avais commencé avec deux ou trois conneries et puis j'ai effacé. Une fois, deux fois, dix fois.

"J'ai fait de moi ce que je n'aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l'ai pas fait.
Le domino que j'ai mis n'était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n'étais pas, et je n'ai pas démenti et j'ai perdu la face.
Quand j'ai voulu ôter le masque
je l'avais collé au visage.
Quand je l'ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J'avais déjà vieilli.
J'étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n'avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu'il est inoffensif -
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime."

Quand tu prends ça de plein fouet… difficile après de faire des vannes foireuses, enfin pour moi.
Bureau de Tabac est un texte d'une puissance terrifiante. Terrifiante de désillusion sur la Vie. Terrifiante et rassurante à la fois qui fait qu'anonyme parmi les anonymes on se sent moins seul dans le doute sur le sens de la Vie ou sur le sens qu'on veut bien lui donner.
Je dois me rendre à l'évidence (à force d'effacer) que je n'ai pas les mots pour "vendre" ce texte qui résonne en moi entre cris et chuchotements et je vous invite à aller lire la très belle critique de Malaura. (http://www.babelio.com/livres/Pessoa-Bureau-de-tabac-autres-poemes/185327/critiques/215698 )
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Une lecture impromptue, en fouinant à "Mémoire 7", à Clamart, avant de me rendre à une de mes obligations professionnelles !
Besoin de recharger les batteries avec un peu de poésie ...

La poésie était au rendez-vous... mais fort sombre, digne du ton de Cioran...

Ce "Bureau de tabac" magnifiquement imprimé sur un beau papier,avec des illustrations noir et blanc de Fernando de Azevedo, est complété en deuxième partie par le texte original, en portugais..

Un texte lapidaire où se rejoignent désespérément l'amour de la vie ainsi que l'incompréhension d'être sur terre, et le
POURQUOI de tout cela !!

Restent la poésie, la musique et le magie des mots, pour nous apaiser quelque peu...

"Aujourd'hui je suis vaincu comme si je savais la vérité (...)
Aujourd'hui je suis lucide comme si j'allais mourir
Et n'avais d'autre intimité avec les choses
Que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue
devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
A l'intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à
l'instant du départ. (...)
J'ai tout raté.
Comme je n'avais fait aucun projet, ce tout n'était
peut-être rien.
J'ai enjambé la formation qu'on m'a donnée
Par la fenêtre de derrière
Et je me suis enfui à la campagne, plein d'espoirs.
Mais là je n'ai trouvé que de l'herbe et des arbres;
Quand il y avait des gens, ils étaient pareils aux
autres. " (p. 15-16)

"Nous conquérons le monde avant de sortir du lit;
Mais nous nous éveillons, il est opaque,
Nous nous levons, il est étranger,
Nous sortons de chez nous, il est la terre entière,
Plus le système solaire, plus la Voie lactée,
plus l'Indéfini. (p. 23)
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« Je ne suis rien / Jamais je ne serai rien. / Je ne puis vouloir être rien. / Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. »
Un homme à sa fenêtre regarde le bureau de tabac d'en face et c'est déjà tout le désarroi de la vie qui nous saute au visage…
Cet homme c'est Alvaro de Campos, l'un des nombreux hétéronymes dont s'est servi le grand poète et homme de lettres portugais Fernando Pessoa (1888-1935) pour bâtir une oeuvre gigantesque, complexe et multiple.
« Les hétéronymes littéraires auront une telle force dans l'oeuvre de Pessoa, ils seront à l'origine d'une création littéraire si unique que l'auteur leur trouvera même à chacun une biographie justifiant leurs différences. »

Alvaro de Campos est un ingénieur en mécanique ; être tourmenté, solitaire et paradoxal, il est l'incarnation de l'homme moderne désillusionné dans l'oeuvre de Pessoa.
Mille pensées l'assaillent, l'accablent, l'agressent, le rongent. Sa vision du monde, entre désir de rêve et réalité, sa lucidité, franche et désenchantée sur le monde et sur sa propre condition, ses remarques moroses, ses opinions saturniennes… s'égrènent au fil d'une poésie trouble, triste et fascinante, dont l'envoûtement joue sur des registres émotionnels entre ombre et lumière, entre feu et air, entre souffle chaud et fluide glacial, comme une caresse après les coups…

Des mots, tout simples, puissants comme un tourment, jetés en pâture avec la force « intranquille » du poète, dans le vide sidéral de nos destinées, dans le gouffre sans fond de notre vacuité existentielle.
Etre, faire, paraître, devenir…toutes ces actions menées…Pour quoi ? Toutes ces choses effectuées avec la peur chagrine de ne pas laisser de trace. Mais pour mener où ? Tous ces masques derrière lesquels nous nous camouflons. Dans quel but ?
« Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ? »
Entre espoir et désespoir, aspiration et désespérance, perpétuel questionnement sur le sens de l'existence et sur le pourquoi des choses, Alvaro de Campos, de la fenêtre de sa petite chambre, s'abîme dans un flot tumultueux de pensées métaphysiques qui le conduisent au bord d'un découragement duquel sourd quelquefois une irrépressible rage de vivre.
« Sentir de toutes les manières, / Vivre tout de tous les côtés, / Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps, / Réaliser en soi toute l'humanité de tous les moments / En un seul moment diffus, profus, total et lointain. »

Sa poésie, sans versification et sans construction, sans rimes, sans pieds qui ne se comptent, est une poésie quasi parlée, monologuée, soliloquée dans une effervescence et dans un débit de paroles qui fusent avec toute la force de l'affliction, et impriment un immense sentiment de solitude.
« Je suis seul, d'une solitude jamais atteinte, / creux en dedans, sans futur ni passé. »
Ses mots s'enlisent dans la tourbe lente d'une conscience désespérée, mais s'arment du charme cruel et vénéneux des Tubéreuses, comme une très belle plante poussant dans la fange, orchidée au parfum subtil née des relents d'un l'esprit tourmenté.
Pensée torturée, forcée, profanée, dans un grand désir de la tordre et de la pressurer pour en faire sortir ce qui se cache au plus profond de soi, et ainsi, si profondément juste et sincère qu'elle en devient lumineuse, ardente, comme éclairée de l'intérieur, riche de tout ce qu'elle entraîne comme interrogations et questionnements.

Une lente et longue « marche vers soi, vers la connaissance » de cet être multiple qui définit l'homme et le poète.
Quête de soi, cheminement intérieur, alliés à une volonté acharnée de comprendre à quoi sert l'existence, s'il y a un but, une finalité, en même temps que la figure d'un grand doute s'insinue et s'infiltre, se colle aux parois perturbées de l'esprit, s'en empare pour, de son travail de suspicion, faire oeuvre de déréliction. « Qu'il est difficile d'être soi-même et de ne voir que le visible ! »
Et il y a un tel sentiment de vacuité dans tous les mots du poète, un tel espace à combler, une telle certitude du néant… que cela fait mal mais que cela est beau, d'une beauté grave, tragique, poignante, d'un désenchantement ironique et mordant.

« Bureau de tabac » est une poésie qui est et qui rend triste, de ce genre de tristesse qui étend son voile brumeux de nostalgie sur les êtres qu'elle touche mais dont on ne peut s'empêcher de parcourir et continuer la lecture, en scandant chaque mot, en en goûtant la sève généreuse et empoisonnée, en s'imprégnant de son rythme envoûtant et lancinant de brûlante saudade portugaise.
Poésie transcendante, touchant au sublime, à la fois réelle au plus près du réel et abstraite au plus près du rêve…

« Ainsi, étranger à moi-même, je lis
Mon être, comme les pages d'un livre.
Je ne prévois point la suite,
J'oublie le passé.
Je note sur la marge des pages lues
Ce que j'ai cru sentir.
Je relis et je me dis: “Est-ce moi?”
Dieu le sait, car il l'a écrit. »
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Ce poème de Fernando Pessoa a été écrit sous l'hétéronyme Alvaro de Campos en 1928. Il interpelle et déconcerte, ouvert à la fois sur le réel - une rue et un bureau de tabac que le poète observe de sa mansarde - et un monde intérieur fait d'interrogations et de fulgurances, à la lucidité parfois brutale. Si Pessoa, sous un nom d'emprunt, y exprime son pessimisme, s'il avoue son sentiment d'échec, non sans ironie, s'il remet peut-être même en question le pouvoir des mots et, partant, de la poésie à laquelle il voue son existence, "Bureau de Tabac" reste une oeuvre insaisissable et parfois étincelante.
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Toute une vie bien ratée de Pierre Autin-Grenier, dessine en épitaphe les premiers vers du poème Bureau de tabac de Fernando Pessoa, Je ne suis rien, je ne serai jamais rien …, je suis intrigué par ces mots, je recherche, j'arpente et déniche ce recueil, bilingue, traduit par Rémy Hourcade aux éditions Unes. Sous le nom de Alvaro de Campos, un des pseudonymes de l'auteur Portugais, écrit le 15 janvier 1928 à Lisbonne, ce poème navigue son écoulement pour être publié pour la première fois dans le numéro 39 de la revue Presença, en France, il aura deux parutions en 1955 et 1968, celles-ci sont épuisées, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Fernando Pessoa, une édition prestige de 1000 exemplaires sur Centaure ivoire fut tirée. Ce court poème est comme une désolation de l'instant, où respire Cioran et ces Syllogismes de l'amertume, et de l'inconvénient d'être né, la mélancolie maladive d'Arthur Schopenhauer savoure l'instant de ces vers, venez-vous perdre dans ces mots et laissez-vous transporter dans cette réflexion métaphysique.
De sa fenêtre, un homme regarde ce que la vue lui offre, une rue, un bureau de tabac, puis s'échappent des pensées sur l'existence, sur lui-même, comme un Sartre dans La nausée, dès les premiers mots , il n'est rien, mais il porte tous les rêves du monde, sa rue oscille dans le va-et-vient continuel, étant une impasse des pensées, puis cette déambulation qui promène le poète vers des chemins de vies où la mort est présente, elle moisit les murs et blanchit les cheveux, la vérité et la mort errent ensemble, comme Pierre Autin-Grenier, Fernando Pessoa par l'homme qui regarde par la fenêtre dit « J'ai tout raté », est-ce lui cet homme, avec ce « je » , je n'ai pas voulu interposer le « je » avec l'auteur, pour fuir ce poème vers les lecteurs, qui pourront s'y identifier, mais je sais pertinemment que le « je » est bien l'auteur, cet homme dans l'année de ces 40 ans, en proie avec son alcoolisme, qui le tuera 7 ans plus tard, il est de la génération montante des modernes, fuyant après l'instauration de la dictature civile, ces propos sur la dictature militaire, il est dans ce poème, cet homme qui est dans le désenchantement, face à ce Bureaux de tabac qui trône devant sa fenêtre, lui, posé dans l'immobilité de son être, isolé dans sa chambre, regardant le vie et son quotidien.
Cette déambulation introspective, celle d'un promeneur dans les dédales de sa pensée, le bureau de Tabac face à lui, cette façade bien réelle, mais l'intérieur le rêve si échappe, en laissant cette réalité tournoyer de l'intérieur, celle de la nature et là la multitude l'angoisse, le nombre le rend invisible, la génie que Rimbaud touchera par la main de Dieu, cette main sera-t-elle celle de notre poète, résistera-t-il à l'histoire, sera-t-il le sommet de la montagne, ce vertige d'être ce génie, au lieu de devenir ce fumier qui consomme notre chair à notre mort, inconnu des autres, du monde qui élève le génie et laisse les autres dans des asiles pour avoir gouté au vertige du savoir, celui de la conquête, comme peut-être crédule Don Quichotte dans l'illusion de sa folie. le rêve emporte la réalité pour sentir palpiter cet espoir qui anime les hommes et les femmes, cette conquête que l'on souhaite, Napoléon reste ce conquérant inutile face aux rêves de notre narrateur, il est perdu dans ces songes de conquête comme aspiré par le virtuel de son être, statique face à la réalité, il se perd dans ces chimères, ces rhizomes qui transpirent son cerveau, Kant, le Christ sont des apprentis face au savoir qu'il créé dans son imaginaire, restant dans la mansarde, cet héros s'englue dans l'illusion du virtuel, laissant le réel aux autres, tous lui échappe, est-il dans un délire, ce poème est-il un rêve qu'il consume, ou une saoulerie qui le grise, cet homme étendu dans son lit, conquérant de literie, cet homme s'éveille de sa conscience pour cette métaphore du monde chocolat, cette gourmandise puis cet homme s'enlise dans les couloirs de son âme , il est en quête d'une muse, comme ceux d'une autre époque, comme si, dans l'égarement de son être, il voulait être ailleurs, dans un temps qui était, mais son coeur est un seau vidé, et soudain la réalité le regarde dans ses yeux au-delà de cette fenêtre, l'existence anime la vie de la rue, les boutiques, les trottoirs, les voitures passent, la vie est là devant sa fenêtre, La nausée est là pas très loin, L'étranger le ronge, comme Meursault de Camus, la narrateur regarde son existence encore et encore, comme si il ne l'avait pas vécu, tel le lézard dont sa queue coupée continue de s'agiter au-delà de lui, ce masque adhère à son être, il veut être celui qu'il désire être sans être celui qu'il pense être, son être devient inoffensif…..
Le temps érode les souvenirs, les existences se meurent et vivent à travers les choses que l'on n'oublie pas comme ces vers ou l'enseigne du Bureau de tabac, puis tout deviendra poussière, le cycle de la vie se perpétue dans cet espace, ce monde, cette galaxie, les vers et les enseignes renaitront dans une autre réalité, cette farandole constelle la vue de Fernando Pessoa, l'incertitude, je suis le tout, je suis le rien comme Nietzsche. La vie d'en face du Bureau de tabac réveille notre homme perdu dans sa méditation exploratoire, la cigarette se consomme en lui, la fumée est la route qu'il doit suivre, tout s'arrête en lui, cette métaphysique intime n'est qu'une indisposition, une échappée belle, une excroissance de son être, il devient soudain le fumeur, il est dans la liberté d'inhaler ce tabac qui goudronne ces poumons, le Destin lui accorde cette faveur pour faire durer cet instant, la liberté de fumer, et la main tendu d'un client du Bureau de tabac le sort de son exile métaphysique, c'est un ami Estève (Estève-n'a-pas-de-métaphysique), et soudain la vie continue, notre fumeur salue cette connaissance, faisant sourire le patron du Tabac et l'idéal et l'espoir resteront muet, la connaissance du l'univers venant s'effacer pour vivre sa vie, comme celle de Fernando Pessoa.

Il est toujours difficile de pouvoir critiquer un poème, j'ai plutôt navigué dans les émotions qui ont animées ma lecture, les sensations qui ont suées ma chair, le poème anime l'instant du poète mais aussi celui du lecteur qui souvent se l'approprie et le digère, il marque au fer rouge le lecteur de son empreinte et le poème comme le poéte sont aspirés dans le tube digestif du lecteur pour y être dissout dans l'essence même que le lecteur voudra bien se l'approprier. Fernando Pessoa a su me prendre la main pour voyager dans son univers, j'aime me perdre ainsi dans les mots d'un autre pour nager dans le contre-courant de ces vers, pour y sentir la saveur et la coucher dans mes mots plus humbles et maladroits.
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Je suis aujourd’hui partagé entre la loyauté que je dois
au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.
J’ai tout raté.
Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien.
Les bons principes qu’on m’a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m’en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,
et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?
Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !...

J’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde...
qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour...

Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent
pas plus que la confiserie....

Ce que de moi je pouvais faire je ne l’ai pas fait...

Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté...
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l’enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s’est produit...

Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.
L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon?)
Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.
Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers
s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.
Álvaro de Campos, 15 janvier 1928.
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BUREAU DE TABAC

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée
(et si l’on savait ce qu’elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.

Je suis aujourd’hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;
lucide aujourd’hui, comme si j’étais à l’article de la mort,
n’ayant plus d’autre fraternité avec les choses
que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.

Je suis aujourd’hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd’hui partagé entre la loyauté que je dois
au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.

J’ai tout raté.
Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien.
Les bons principes qu’on m’a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m’en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,
et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?

Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !
Et il y en a tant qui se croient la même chose qu’il ne saurait y en avoir tant!
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même
et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un ;
du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !
Moi, qui n’ai point de certitude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne…
En combien de mansardes et de non-mansardes du monde
n’y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?
Combien d’aspirations hautes, lucides et nobles –
oui, authentiquement hautes, lucides et nobles –
et, qui sait peut-être réalisables…
qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui
tomberont dans l’oreille des sourds ?
Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.
J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…

Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis l’univers avant de quitter nos draps,
mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,
nous nous éveillons et voici qu’il est étranger,
nous franchissons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,
plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.

(Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,
je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.)
Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un destin irréalisé
la calligraphie rapide de ces vers,
portique délabré sur l’Impossible,
du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,
noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,
sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis
et reste au logis sans chemise.

(Toi qui consoles, qui n’existes pas et par là même consoles,
ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,
ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,
ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,
ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,
ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
ou je ne sais quoi de moderne – non, je ne vois pas très bien quoi –
que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m’inspire s’il se peut !
Mon coeur est un seau qu’on a vidé.
Tels ceux qui invoquent les esprits je m’invoque
moi-même sans rien trouver.
Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.
Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose. )

J’ai vécu, aimé – que dis-je ? j’ai eu la foi,
et aujourd’hui il n’est de mendiant que je n’envie pour le seul fait qu’il n’est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge
et je pense : « peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »
(parce qu’il est possible d’agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;
« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,
et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».

J’ai fait de moi ce que je n’aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n’étais pas, et je n’ai pas démenti et j’ai perdu la face.
Quand j’ai voulu ôter le masque
je l’avais collé au visage.
Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J’avais déjà vieilli.
J’étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n’avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu’il est inoffensif –
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.

Essence musicale de mes vers inutiles,
qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,
sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d’en face,
foulant aux pieds la conscience d’exister,
comme un tapis où s’empêtre un ivrogne,
comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.

Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis
et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l’enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s’est produit.
En d’autres satellites d’autres systèmes cosmiques, quelque chose
de semblable à des humains
continuera à faire des genres de vers et à vivre derrière des manières d’enseignes,
toujours une chose en face d’une autre,
toujours une chose aussi inutile qu’une autre,
toujours une chose aussi stupide que le réel,
toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,
toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.

Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s’abat sur moi soudainement.
Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,
et je vais méditer d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette en méditant de les écrire
et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un malaise passager.

Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.

(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse,
peut-être que je serais heureux.)
Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon?)
Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.
Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers
s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.

Álvaro de Campos, 15 janvier 1928.
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Le poète sait l'art de feindre.
Il feint si complètement
Qu'il en vient à feindre qu'est sa douleur
La douleur qu'en fait il sent.

Et ceux qui lisent ses écrits
Dans la douleur lue sentent bien
Non les deux qu'il a connues,
Mais celle qu'ils n'éprouvent point.

Et ainsi, en ses engrenages
Tourne, jouet de la raison,
Ce petit train mécanique
Connu sous le nom de coeur.


Autopsychographie.
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Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée
(et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.

Je suis aujourd'hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;
lucide aujourd'hui, comme si j "étais à l'article de la mort,
n'ayant plus d'autre fraternité avec les choses
que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.
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Que sommes-nous? Navires qui passent l'un près de l'autre dans la nuit,
chacun avec la vie sur les lignes des vigies éclairées
Et chacun sachant de l'autre seulement qu'il y a là de la vie
et c'est tout.
Navires qui s'éloignent pointillés de lumière dans les ténèbres,
Chacun indécis et diminuant de chaque côté du noir.
Le reste est la nuit muette et le froid qui monte de la mer.
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