Parmi les "romans durs" de
Simenon, -
Lettre à mon juge - est l'un de ses tout meilleurs, un de ceux qui laissent une trace indélébile dans la neige longtemps après que celle-ci ait fondu.
Comme souvent dans ses oeuvres romanesques, cette histoire emprunte une part de son narratif à la réalité biographique de l'écrivain.
"J'ai écrit
Lettre à mon juge pour me débarrasser de mes fantômes et pour ne pas faire le geste de mon héros."
En effet,
Simenon vient de rencontrer Denise Ouimet qui va devenir sa secrétaire, puis sa maîtresse, avant qu'il n'en fasse sa seconde épouse.
Leur liaison est tumultueuse.
Le talent et la plume du père de
Maigret vont se charger du reste.
Du fond de sa cellule un médecin quadragénaire, un bourgeois de province comme les "aime"
Simenon, purge une peine de prison pour avoir tué sa jeune maîtresse.
Un crime passionnel ont conclu les jurés, ses pairs, sa famille ou ses proches.
S'il s'était mieux conduit durant son procès, il aurait été acquitté, se persuade son défenseur.
Eh oui, en 1946, un homme qui tuait sa maîtresse sous l'emprise de la passion pouvait passer entre les gouttes de la sanction judiciaire...
Qui plus est si la maîtresse en question avait délibérément fait tout ce qu'il ne fallait pas faire pour exacerber la passion en question et poussé à bout celui qui allait devenir son bourreau.
D'ailleurs, sa seconde épouse, Armande, s'est dite prête à reprendre la vie commune avec son époux adultérin devenu entretemps un assassin jugé aux assises.
Car il y a de la révision dans l'air...
Certains pensent que la place de Charles Alavoine n'est pas à la Santé, mais dans une clinique où l'on s'occuperait de panser les plaies de son âme...
"Je voudrais qu'un seul homme me comprenne et que cet homme soit vous", s'écrit le criminel dans une longue correspondance, un long monologue avec "son" juge, celui qui a instruit son dossier.
Alavoine qui, grâce à son geste irrémédiable, s'est défait de ses oripeaux sociaux, du poids de ses atavismes bourgeois, de leur morale, des mensonges et des postures et impostures qui encarcanent son milieu, clame qu'il a tué "en connaissance de cause et avec préméditation".
Dès lors
Simenon autopsie l'âme noire ( pléonasme ? ) du monstre ordinaire qu'est ce grand gaillard d'1m80 pour 90 kg, faible de caractère, fils d'un père alcoolique à la vie dissolue, suicidé alors que son fils était à peine âgé de neuf ans, et qui va, tel un automate vivre une vie sans vie, régentée par deux femmes : sa mère et sa seconde épouse, Armande.
Jusqu'à ce jour un peu avant les fêtes de fin d'année où Charles qui vit à La Roche-sur-Yon en Vendée, se retrouve à Nantes pour y faire les achats et cadeaux de Noël, qu'il ne rate son train et tombe par hasard sur Martine Englebert, jeune Belge qui vient à La Roche pour un emploi de secrétaire et qui elle aussi a raté son train.
Rencontre et amour improbable entre ce toubib "rangé" de province et cette jeune femme
maigre, trop maquillée, qui passe son temps à aguicher les hommes.
Et pourtant, entre ces deux "ratés", ces deux antithèses, naît une passion hautement inflammable qui va les consumer.
Cet amour va libérer le vrai Charles et chasser "l'autre" Martine, l'insatiable mangeuse d'hommes.
Le docteur indifférent à tout... même à ses deux filles nées d'un premier mariage, va devenir un écorché vif, une bête humaine jalouse, brutale.
La vampette belge nymphomaniaque va céder la place à une Blandine purifiée par son amour pour le lion qui va lacérer ses chairs jusqu'au sacrifice ultime.
Naturellement, ces deux-là vont envoyer un formidable coup de pied dans la fourmilière des conventions bourgeoise... sans que cela ne change le monde...
L'histoire est passionnante.
Le portrait de la vie provinciale est exécutée de main de maître.
L'étude de caractère est subtile et profonde.
L'utilisation, le prétexte du narratif sous la forme d'une lettre n'est pas seulement "un artifice" d'écriture mais une occasion pensée et maîtrisée de donner un écho, une tonalité singulière à ce roman, permettre au héros assassin de nous ouvrir les portes de sa vérité, de ses vérités aussi enténébrées soient-elles.
Sans ce procédé, il eut été difficile pour l'accusé de dire toute la vérité, rien que la vérité et de ne la dire qu'à celui qui seul compte à ses yeux : "son juge"... à vous à présent les déductions !
Notons que le roman a donné naissance en 1952 au film d'Henri Verneuil - le fruit défendu -... avec un Fernandel dans un de ses très rares rôles sombres.
Et que l'exception confirmant la règle, "c'est la seule et unique fois que
Simenon donnera gratuitement les droits d'une de ses oeuvres." pour en faire une pièce de théâtre.
Du grand
Simenon !