Le regard acéré de
Simone Gélin pour
Collectif Polar
Le cadre : Tarbes, la ville et ses immeubles, ses bars, sa gare, ses centres commerciaux, la voie de chemin de fer, l'autoroute, sans oublier bien sûr la silhouette des Pyrénées en arrière-plan, comme un horizon indépassable.
Et Titania. le géant du commerce en ligne, le monstre, symbole d'une société déshumanisée, le plus gros employeur de la ville, surgi de terre à coup de subventions pour offrir à des générations d'exclus du monde du travail, le Graal, le CDI inespéré, dans une région en panne d'activité économique.
Titania « l'enfer du décor » comme l'appellent les salariés, « le plus grand bazar du monde »
Gilles Vincent (GV) nous livre une description précise de la structure, les 26 parkings, les hangars, les barrières de sécurité, les pontons de débarquement, le va-et-vient des poids lourds le long des quais de chargement, les vestiaires des employés, avec leurs armoires métalliques.
Le travail abrutissant des manutentionnaires, les cadences infernales, stockage, emballage, expédition, 4160 salariés, la pression sur les équipes, et le cloisonnement de la hiérarchie, par ces champions du Code du travail.
La nature – les champs environnants, les pâtures, l'herbe mouillée, les arbres – escorte les déplacements et accompagne le déroulement des événements.
Atmosphère habillée d'un temps hivernal, brouillard glacé, brume, balayée parfois par le vent du sud, venu d'Espagne. La pluie, et le mouvement incessant des balais d'essuie-glaces, en mode intermittent, parfois (comme les courts chapitres), ou accéléré, comme le stress qui grimpe, rythment le suspens.
Le livre s'ouvre en chantant avec Camille : dans mon coeur rien ne change, t'es toujours là mon ange, quelques notes de musique et les paroles de JL Aubert.
Attention, cette douceur n'a de rôle que de nous apprivoiser pour mieux nous enfoncer aussitôt après dans la noirceur.
Camille sera la première de la série.
Une contagion suicidaire semble avoir gagné Titania.
Mais qu'est-ce qui pousse ces femmes à se pendre ?
Trois policiers sont chargés d'enquêter.
Ils se présentent eux-mêmes au lecteur, dressant sans concessions leur autoportrait.
Martin Delbart, capitaine de police, homosexuel, bien dans sa peau, heureux dans sa vie avec son compagnon, Florent ;
Clémentine Rucher, sa collègue, homosexuelle aussi, ce qui simplifie leurs rapports et fait d'eux une équipe de choc, soudée par l'amitié.
Et puis il y a Stéphane Brindille. Un extraterrestre ? Une sorte de Harry Potter ? Jeune stagiaire dans la police, diagnostiqué Asperger à l'âge de dix ans, nous dit-il, passionné de films américains, il connaît toutes les répliques culte et trouve toujours à brûle-pourpoint celle qui s'applique à la situation ou mieux encore celle qui lui inspire un début de piste.
Affublé de TOCS, nous dit GV, obsédé par le poids des objets, il a la manie de peser tout ce qui lui tombe sous la main, un trombone, un cendrier, une cuillère à café, etc. Mais ce qu'il aimerait par-dessus tout pouvoir évaluer, c'est le poids de certaines choses invisibles et pourtant essentielles, le poids du silence, du secret, de la conscience ou du remords, par exemple, et la liste n'est pas exhaustive.
Intelligent, toujours un peu décalé dans l'action, fragile, hypersensible, il a des intuitions de génie, et il va montrer une détermination farouche dans son travail d'enquêteur.
Les personnages secondaires, mais non moins intéressants sont nombreux, attention de ne pas s'y perdre. Sous peine de devoir revenir en arrière dans la lecture, il est important de les mémoriser :
Mais pour nous faciliter la tâche, les noms sont soigneusement choisis, rien n'est laissé au hasard.
Xavier Locoste, responsable de la sécurité, « Drôle de nom pour un type qui bosse dans une boîte où la compétitivité doit être encore plus vitale que l'oxygène. », nous dit Stéphane.
James Leroy, jeune cadre performant « Costard bleu nuit, chemise blanche ouverte sur un cou bronzé façon Club Med, pompes italiennes lustrées comme une vitrine de la Riviera et montre high-tech connectée à toutes les places financières de la planète »
Damien Faust, il n'est pas docteur, mais comptable et ne pactise pas avec le diable.
Le commissaire Laugier, la commissaire Élisabeth Faraci, de la brigade financière de Toulouse.
L'enquête sur cette série de suicides de femmes, se déroule dans les coulisses de cette grande entreprise du I commerce, et s'immisce dans les labyrinthes obscurs du darknet.
Les rebondissements se succèdent à une vitesse folle, le lecteur est déstabilisé, malmené. Impossible de prévoir où l'auteur veut le mener.
Le récit ne suit pas une piste, mais plusieurs, à la fois, qui partent dans tous les sens. le rythme est endiablé.
L'action est relatée dans des chapitres extrêmement courts, qui s'enchaînent comme des séquences de film. Cette construction subtile, l'agencement soigneusement orchestré des chapitres crée une ambiance cinématographique, qui rejoint d'ailleurs dans l'esprit la passion de Stéphane Brindille pour les films des années 90.
Cette concordance renforce, je trouve, la cohérence de ce roman.
Le suspens est total. Et jusqu'à la dernière ligne.
Écriture sobre, dynamique, efficace, qui colle au rythme du scénario. On a du mal à reprendre son souffle. Des formules qui claquent.
J'aime les gens, mais je ne sais pas quoi leur dire.
Des dialogues vivants.
J'ai aimé la poésie distillée en petites gouttes comme l'averse sur les parebrises, au hasard des chapitres :
« Il y a comme un désir de beauté qui s'est installé. Même dans les mots »
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