Lectrice de
Sandor Marai depuis peu, intriguée et passionnée par l'oeuvre, ses fondements politiques, sociaux, et moraux, ainsi qu'historiques, l'existence de ce Journal m'a évidemment attirée. Et je l'ai lu avec une avidité qui a été similaire à la lecture d'un thriller, nonobstant l'absence de suspense.
Un Journal d'un grand écrivain est sans doute quelque chose de particulier entre le public et l'intime, entre le correct et le croustillant. J'imagine.
Ici, le Journal est d'abord un carnet de vie, tenu par un être vivant, respirant, souffrant, transpirant, aimant, vomissant, mangeant, puant, se lavant, et surtout pensant, pensant à son oeuvre, sa vie, l'une n'étant pas sans l'autre, l'autre n'ayant pas de sens seule.
Le Journal suit chacune des années de 1943 à 1948, soit six chapitres. Chacune est marquée : la guerre encore lointaine, l'invasion par les Allemands et l'abandon aux nazis, les déportations, puis, les bombardements et l'invasion - la
libération - par les Soviétiques, la confusion, et enfin la soviétisation, la bolchévisation, les exécutions, la perte des libertés, et la préparation inexorable de l'exil.
Il est sûr que lire le Journal c'est lire, relire, découvrir ou se rappeler ces années d'entrée dans la guerre froide, dans la perte de ces petits pays. La Hongrie paye le prix fort.
Sandor Marai exprime à maintes reprises la honte qu'il ressent devant la lâcheté de son pays, sa patrie.
Lire ce Journal c'est forcément s'intéresser passionnément à cette histoire ou du moins vouloir la découvrir et la comprendre. Marai ne se fait pas militant. Il se place toujours comme citoyen hongrois, aimant profondément son pays, son histoire, sa langue, et il est toujours européen. Et lorsque l'on remet dans son contexte et ce Journal mais aussi d'autres oeuvres de l'auteur, on est stupéfait par cette ouverture d'esprit, grandeur d'âme, et profondeur de l'intelligence, qui fait que
Sandor Marai revendique sa "magyarité" mais toujours liée à son "européanité".
Ce Journal est aussi l'occasion de partager avec son auteur ses lectures. Puisque selon lui, un écrivain est d'abord un lecteur. Il dévore et nous fait partager ses "notes" de lecture. Magnifiques.
Proust, Krudy, Mann, et tous ces auteurs hongrois que nous ne connaissons pas,
Goethe, Huxley, il est ouvert à tout, il lit, il lit, pas une journée sans quelques heures de lectures.
Le Journal est le journal d'un grand lecteur, passionné, découvreur, malgré les difficultés à se procurer et malgré la douleur d'avoir perdu des livres dans les bombardements (ce que l'on retrouvera plusieurs fois dans ses romans).
Enfin, Sandor se prépare à l'exil. Car il a vu les lâchetés, les changements, les procès sommaires, les retournements, les trahisons, les profiteurs, les salauds, il a vu, et il a compris ce qu'était devenu son cher pays, sa belle Hongrie et sa belle langue. Il a mal, quitter, s'exiler c'est avant tout perdre sa langue quand on est écrivain. Dans quelle langue alors pourrais-je écrire ? et dans quelle langue serais-je un écrivain ? A ce moment-là, il m'a rappelé le superbement triste livre d'Agota Kritof, sa compatriote, exilée, et ne sachant plus dans quelle langue elle pourra écrire. Ces pages sont extrêmement belles et touchantes car elles ont une portée universelle qui touche à la condition de tout exilé.
Dans la plume de
Sandor Marai, la question n'en est que plus douloureuse.
Et puis, il y a l'Enfant. Dans le Journal, Sandor raconte sa rencontre avec l'Enfant, Janos. Ici on touche à l'intime. Une émotion, la douleur de la perte du petit (en 1939), et l'apparition de Janos, et une forme de réapprentissage de l'amour paternel. Là, dans ce Journal, les pages sont à la fois douloureuses et lumineuses, tragédie et pages noires d'avoir perdu et enterré un enfant, face à l'éclosion, la clarté, l'innocence du jeune Janos. Encore des pages magnifiques d''émotion et pleines d'amour.
Lire le Journal d'un écrivain n'est peut être pas une démarche simple si on ne connait pas vraiment son auteur. Je n'aime pas donner des leçons. Sauf que je vais en donner au moins une. Si on veut découvrir l'auteur et son oeuvre, pourquoi pas par ce Journal ? Mais ce n'est pas une biographie, ce n'est pas un roman, et c'est au jour le jour, donc cela peut donner un aspect un peu décousu. Donc ce serait dommage.
J'en reviens donc à... si on veut découvrir
Sandor Marai,
Les Révoltés,
Les Braises ou
L'Héritage d'Esther, de mon point de vue, permettent une approche fort sympathique.
Le Journal est un éclairage.
Ou, comme pour moi, le Journal est indispensable, car cet écrivain est passionnant et pas du tout vieilli, les idées qu'il exprime sont justes et il est souvent d'une telle lucidité.