QUAND ON A QUE L'AMOUR...
Quel bel ouvrage que celui-ci qui nous délivre la voix d'un grand humaniste - romancier, nouvelliste, essayiste - dont l'oeuvre est trop souvent réduite, en France, à deux romans, même s'ils sont à juste titre célèbres :
Anna Karénine et
La Guerre et la Paix du russe
Léon Tolstoï. Hélas, nous avons un peu oublié ce que fut cet esprit profond pour les belles-âmes de son époque ainsi que son influence sur les générations suivantes, lui qui professa sa vie durant son goût pour la non-violence, sa défense des plus humbles, sa défiance à l'égard de toutes les églises, les institutions telles l'armée, les idées comme le nationalisme pourtant triomphant vers la fin de sa vie, et qui préfigurait ce qu'il n'aurait cependant pas à connaitre puisqu'il décéda en 1910 à l'âge vénérable de 82 ans : la fameuse "Grande Guerre" qui vit l'Europe puis le monde entier se déchirer en bonne part pour les causes que le célèbre Comte russe décria avec tant de force.
Ce petit volume d'à peine quatre-vingt pages, gracieusement envoyé par L'Herne dans le cadre de l'opération MASSE CRITIQUE organisée par Babelio ce mois de février 2018, que nous tenons très amicalement à remercier ici, permet de découvrir judicieusement quelques uns des aspects singuliers de cette pensée qu'on a pu qualifier d'anarchisme mystique - la pensée christique est d'importance chez Tolstoï - et qui contribua à jeter les bases de l'action politique non-violente que l'on retrouvera plus particulièrement chez le
Mahatma Gandhi ou plus tard encore chez le pasteur
Martin Luther King ou chez
Nelson Mandela.
C'est à travers quatre textes parfaitement inédits en français que la pensée de Tolstoï s'exprime, dans une langue précise et délicate mais dont les accents ne sont jamais ceux d'une quelconque faiblesse : on peut défendre la non-violence avec force et ténacité, sans quoi, d'ailleurs, elle pourrait être à rapprocher d'une certaine forme de lâcheté ou de mollesse intellectuelle. Rien de cela à la lecture de ces lignes où le lecteur pourra trouver :
- "Le patriotisme ou la paix ?" Qui date de 1895. Il s'agit d'une réponse à une lettre d'un journaliste britannique, d'abord publié en anglais dans le Daily Chronicle du 17 mars 1896. Tolstoï y explique les dangers irrémédiable et même la folie du patriotisme - aujourd'hui parlerions-nous peut-être plus facilement de nationalisme -. Pour lui, c'est un sentiment nuisible autant qu'une doctrine insensée entretenue consciemment par les gouvernant afin d'entretenir chez leurs peuples l'idée qu'il est supérieur aux autres et que ce genre de sentiment n'a qu'une issue possible : la guerre. Ces idées, il les précisera quelques années plus tard dans son essai le Patriotisme et le Gouvernement qui date de 1900.
- "Correspondance Ghandi-Tolstoï" (1909-1910) : Après avoir découvert et lu sa «Lettre à un Hindou», le futur grand homme d'état indien entama une correspondance aussi enthousiaste qu'empli d'un profond respect avec son aîné slave. Quoi que l'on sente les différences de caractères, de points de vue (cette gêne du lecteur lorsque
Léon Tolstoï se refuse à revenir sur sa critique concernant la réincarnation, chère à l'hindouisme, et qu'il balaie d'un revers de la main en estimant que «la croyance en la réincarnation ne sera jamais aussi solide que celle en l'immortalité de l'âme, ainsi qu'en la justice et l'amour de Dieu». L'avocat indien alors au Transvaal a la délicatesse de ne plus y revenir dans sa lettre suivante), c'est à une belle communion d'esprits éclairés et, pacifistes et pacifiés que l'on assiste dans ces quelques échanges malheureusement trop rares et interrompus par le décès du russe.
- "Lettres à un révolutionnaire" est une réponse de Tolstoï à une lettre de
Mikhaïl Vroutsevitch, opposé à la théorie de la non-violence, datant de 1909. On y retrouve les thématiques chères à
Léon Tolstoï inspirées par
La Boétie dans son ouvrage sur la servitude volontaire. On pourra aussi y découvrir des pensées proches de celles de l'essayiste américain
Henry David Thoreau, mais encore du philosophe
Ralph Waldo Emerson et de quelques autres ayant abordé ce sujet. Il dénie par ailleurs à quelque idéologie que ce soit le pouvoir d'améliorer la situation du peuple car, selon lui - et l'avenir ne lui donnera que trop raison - celles-ci, aussi idéalistes fussent-elles, passent irrémédiablement par la violence et ne peuvent que se maintenir que par elle dans le but d'instaurer tel ou tel système supposé apporter un mieux être universel, ce qui est parfaitement contradictoire avec ce qu'elles proposent.
Ainsi affirme-t-il : «Pour améliorer la situation du peuple travailleur une seule chose est nécessaire : non pas réfléchir à l'organisation future, mais seulement se libérer soi-même de cette violence que par la volonté des hommes de pouvoir il exerce sur lui-même.» Difficile d'être plus en phase avec certaines des affirmations de l'auteur de
la désobéissance civile...
- "Du socialisme" est un article publié à la demande du journal praguois Mladé Proudy le 9 septembre 1910. Il s'agit du dernier article écrit par Tolstoï. Il y rappelle avec force qu'il ne peut se reconnaître dans aucune de ces idéologies supposément émancipatrices de la fin du XIXème, à commencer par le socialisme qui n'est, selon lui, qu'une superstition de plus, grâce auxquelles notre monde vit : «la superstition des Eglises, la superstition de l'Etat, la superstition de la science, la superstition de l'organisation, la superstition du patriotisme, la superstition de l'art, la superstition du progrès», liste à laquelle il ajoute «la superstition du socialisme», concluant de cette manière : « Il ne saurait en être autrement : quand la foi est absente, il ne peut pas ne pas exister de superstitions. Et la foi est absente.»
Ici plus que dans les précédents textes, Tolstoï développe ce que l'on pourra retrouver dans
Ma Confession. Il y relate l'importance, selon lui, de la pensée christique, tout en rejetant définitivement l'Eglise et ce qu'elle fit de cette pensée des origines. Il y assure l'importance définitive de la non-violence, il y revendique sa critique des institutions que lesquelles reposent nos Etats, les désignant comme source majeure de violence et d'oppression. Il y rappelle enfin que, selon lui, l'existence humaine a un sens que seules la foi, la spiritualité peuvent lui permettre de découvrir.
On peut, évidemment, ne pas partager toutes les conclusions de la pensée tolstoïenne. On pourra aussi estimer que ces quelques pages sont un peu trop brèves pour se faire une idée précise de cette pensée. Mais on ne pourra que reconnaître la fraîcheur et la puissance de cette philosophie tant éthique que politique, qui inspira si fortement
Romain Rolland, pour en citer un autre, on sera aussi bien obligé de voir comme cette pensée est plus que jamais essentielle tant elle semble sans cesse remise en cause, battue en brèche par tous nos faiseurs de guerre, par nos idéologues à la petite semaine, par nos Etats post-modernes qui semblent faire de moins en moins de cas des idéaux nobles de paix, de justice, de fraternité et même, puisque c'est un mot qui était cher à Tolstoï, d'amour. Quelques pages d'une grande et éloquente sagesse que l'on peut relire sans s'en lasser pour y puiser à son tour un peu de force et de profondeur à la source.