Je n'ai jamais aimé l'exercice « résumé ». J'apprécie de le trouver tout fait sur Babelio par les lecteurs passés avant moi.
Mais il semble que personne ne se soit encore emparé de «
L'ère des non-témoins », me voici donc au pied du mur, et le mur est haut puisqu'il s'agit de parler d'un ouvrage qui s'intéresse à vingt-deux autres livres que pour la plupart, je n'ai pas lus.
Aurélie Barjonet a étudié un ensemble de textes
français écrits par des « petits-enfants » de victimes de la
Shoah. Elle fait d'entrée deux distinctions. D'abord, entre « les descendants » et « les héritiers », ces derniers n'étant pas de familles éprouvées, mais se sentant concernés. Ensuite, entre les générations que l'on compte depuis la fin de la guerre. Si la première est celle des victimes de la déportation, parfois survivants,
Aurélie Barjonet créée la génération 1,5 : les enfants de ceux de la première génération, qui ont eux-mêmes souffert en tant qu'enfants pourchassés et cachés. Double souffrance : parents déportés (1) et enfance dans des circonstances traumatiques (0,5).
Génération 2 : les enfants nés après la guerre, de parents rescapés de la
Shoah.
Génération 2,5 : les enfants nés après la guerre, de grands-parents victimes de la
Shoah et de parents ayant été enfants cachés.
Et puis troisième et quatrième générations.
Cette classification a un sens mais elle ne facilite pas forcément la lecture des considérations qui l'utilisent.
A partir de la n° 2, A. Barjonet préfère parler de « non-témoins » plutôt que de génération.
Elle rappelle l'historique de la considération accordée aux textes et aux témoignages consacrés à la
Shoah. L'évolution est incontestable : depuis
Elie Wiesel,
Claude Lanzmann, ou
Jorge Semprun qui ne concevaient pas que d'autres que ceux qui avaient connu les camps puissent écrire à leur propos, les champs littéraire et cinématographique se sont ouverts, y compris à la fiction, autant à l'étranger qu'en France, depuis le début des années 1980.
A. Barjonet a retenu, pour son étude, 22 ouvrages français, quatorze écrits par des « descendants » et huit par des « héritiers ». Fictions, autofictions ou récits. Parmi les premiers, figurent notamment
Clémence Boulouque (
Nuit ouverte),
Colombe Schneck (
La réparation),
Marianne Rubinstein (
C'est maintenant du passé),
Ivan Jablonka (
Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus) et, plus curieusement,
Alexandre Jardin (
Des gens très bien).
Jonathan Littell vient en tête des fictions d'héritiers avec «
Les Bienveillantes ». Il est suivi par
Karine Tuil (
Six mois, six jours),
Yannick Haenel (
Jan Karski) et
Laurent Binet (
HHhH), entre autres.
L'étude est divisée en quatre chapitres : Distinctions, Description, Opinions, Confusions. Ma réserve sur leur déroulé tiendrait au fait que le texte ne s'affecte pas si clairement à l'un ou à l'autre de ces chapitres, que le même livre peut être cité sous toutes ces en-têtes, au risque de faire répétition, que l'opinion de l'auteur est assez vite évidente, souvent dès sa première citation ou description du livre.
Aurélie Barjonet constate que les petits-enfants de la
Shoah cherchent davantage à trouver des traces, des réminiscences, des indices de la vie qu'ont eue
les disparus avant leur mort, qu'à savoir ce qu'a été leur fin. Et ils disent tous, plus ou moins, ce que leur histoire familiale a imposé de poids, de non-dit, d'absence, de honte et de culpabilité à l'enfance et la jeunesse de chacun d'eux. Même encore de peur et d'illégitimité à l'âge adulte.
On constate tout au long de l'essai qu'
Aurélie Barjonet n'accorde pas la même « valeur » aux textes des héritiers dont les cheminements lui paraissent encombrés de motivations - plus ou moins conscientes et délibérées - philosophiques, politiques ou seulement égocentriques
En ce qui concerne les fictions, A. Barjonet reconnaît qu'elles révèlent forcément quelque chose de ce poids du passé « adopté » par les auteurs, mais elle reste sceptique sur leurs invraisemblances et leurs excès. Et sa critique peut être rude : à propos du livre de
Karine Tuil : « la position d'épargnée vire souvent à la posture trop visible pour être sincère » ou de celui de
Mazarine Pingeot : « ce roman représente tout ce que redoutait
Ruth Klüger : une escape-story kitsch, une esthétisation populaire, virant au divertissement ou au pathétique ».
Aurélie Barjonet s'émeut aussi du statut de « témoin de témoin » que les études actuelles, américaines souvent, donnent aux descendants et héritiers. Elle considère que l'auditeur qui a reçu la parole d'un témoin, ne devient pas témoin de ce fait, qu'entre le fait vécu et la parole entendue, la différence de nature
interdit ce transfert de qualité.
Elle évoque également de nouvelles optiques, américaines essentiellement, qui tombent dans des dérives, « sacralisantes » par exemple : de la même façon que « la Bible peut être interprétée par des rabbins, la
Shoah peut aussi donner lieu à des commentaires », ou même « New Age » : organisation de retraites de méditation à Auschwitz selon « trois principes : plonger dans l'inconnu, témoigner de la douleur et de la joie du monde, et s'engager à se guérir soi-même et à guérir le monde ».
Le dernier chapitre m'a perdue : « identification consciente ou inconsciente », « identification appropriative pathologique ou juste égocentrique », « déstabilisation empathique », « modélisation par une expérience de réalité fictive » etc… Tous concepts qui parlent sans doute aux chercheurs universitaires.
Dans sa conclusion,
Aurélie Barjonet récapitule les écueils principaux qu'elle a relevés dans les ouvrages étudiés : « 1) écrire en non-témoin sur une personne qui a réellement existé et faire des révélations sans être en mesure de les démontrer scientifiquement ; 2) exprimer une indignation au lieu de la susciter ; 3) manquer de justesse dans son expression, accumuler les bons mots ou le kitsch » ; … créer « 4) des narrateurs peu incarnés ou peu cohérents, qui dissimulent mal l'auteur ».
Puisque nous sommes sur Babelio, je dirais que les étoiles accordées par
Aurélie Barjonet iraient par cinq à
Marianne Rubinstein (
C'est maintenant du passé) et
Ivan Jablonka (
Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus). A défaut sans doute d'avoir pu inclure dans son étude, «
Les disparus » de
Daniel Mendelsohn, référence première, qu'elle mettrait, je pense, dans sa valise pour l'île déserte. Mais il a été écrit par un Américain, en anglais…
Il y a énormément de citations des ouvrages étudiés, dans cette étude. Citations passionnantes, sensibles, éclairantes, percutantes, parfois d'une très belle écriture. Toutes laissent entrevoir la complexité, les ressemblances et la diversité des ressentis de ces « petits-enfants de la
Shoah » qui, s'ils sont des « non-témoins » restent fabriqués pour partie, atteints dans leur être, par ce qu'ont vécu, et tu souvent, les générations qui les ont précédés.
Ce qu'exprime pourtant, de façon bouleversante il me semble,
Georges Perec, dans ces lignes rapportées par
Aurélie Barjonet :
"je ne sais pas très précisément ce que c'est
qu'être juif
ce que ça me fait d'être juif
c'est une évidence, si l'on veut, mais une évidence
médiocre, qui ne me rattache à rien ;
ce n'est pas un signe d'appartenance,
ce n'est pas lié à une croyance, à une religion, à une
pratique, à un folklore, à une langue ;
ce serait plutôt un silence, une absence, une question,
une mise en question, un flottement, une inquiétude ;
une certitude inquiète,
derrière laquelle se profile une autre certitude,
abstraite, lourde, insupportable ;
celle d'avoir été désigné comme juif,
et parce que juif victime,
de ne devoir la vie qu'au hasard et qu'à l'exil".