Cioran, ce pessimiste, lucide, désabusé, contradictoire, victime de son tempérament, de ses humeurs en dents de scie, ce raté de l'absolu cherchant un point fixe, une terre ferme dans le marais du scepticisme, cet ironiste par nécessité, ce solitaire.
Cioran, un des écrivains qui me parle le plus.
Nous lisons le plus souvent les écrivains dont nous nous sentons proches. Ce sont les ressemblances que nous cherchons, que nous aimons, amour-propre et solitude obligent. Mais une des fonctions de la littérature — et pour moi peut-être sa fonction la plus profonde — est la découverte de ce qui est justement différent de nous même, d'une autre singularité que la nôtre, tout aussi irréductible et unique. Par la littérature, nous pensons connaître et comprendre ce qui nous est étranger. Bien sur, c'est d'une certaine manière un leurre : chaque individu est au fond irrémédiablement insaisissable, seul. Il n'empêche : par elle, nous pouvons approcher de la vérité d'un être.
Quand je lis
Cioran, c'est presque comme si je discutais avec un vieil ami : je commente, l'approuve ou le désapprouve, l'admire, me moque, l'engueule, ris ou compatis. Je suis de plein-pied avec lui, même si certains pans de sa personnalité me sont assez étrangers, notamment son côté masochiste, excessif, frénétique, exprimé dans un style pourtant classique, clair, un peu poseur romantique parfois bien que sincère.
Ces cahiers sont un mélange de pensées, d'impressions, d'observations, de souvenirs parfois, de journal intime, d'anecdotes, de notes de lecture, etc. Les lire, c'est moins comprendre des idées — encore moins un système — que découvrir une sorte de métaphysique émotionnelle, une philosophie pointilliste qui par petites touches peint un rapport singulier au monde, à la vie, au fait même d'exister. Cette vie intérieure, si riche, et subtile malgré sa radicalité, ne plaira pas à tout le monde : trop particulière, trop à rebours du temps présent ou plutôt en-dehors du monde. Et c'est justement ce pourquoi
Cioran restera : il est atemporel.