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Pierre-François Garel (Autre)Éditions Thélème (Autre)
EAN : 978B01I9TATYU
Editions Thélème (30/11/-1)
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3.95/5   1891 notes
Résumé :
À la Nouvelle-Orléans, alors qu'une terrible tempête est annoncée la plupart des habitant fuient la ville. Ceux qui n'ont pu partir devront subir la fureur du ciel. Rendue à sa violence primordiale, la nature se déchaîne et confronte chacun à sa vérité intime : que reste-t-il en effet d'un homme au milieu du chaos, quand tout repère social ou moral s'est dissout dans la peur ?

Seul dans sa voiture, Keanu vers les quartiers dévastés, au cœur de la tou... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (343) Voir plus Ajouter une critique
3,95

sur 1891 notes
Voilà c'est dur de prendre la parole devant vous comme cela, une certaine honte me taraude. Voilà (tête basse, pour ne pas croiser de regard) je suis addict. A Laurent Gaudé. Vous me direz, ça aurait pu être pire, bien pire. Il m‘aura fallut finalement peu de livres pour en arriver là. « Ouragan » m'a définitivement fait basculé. J'ai résisté, mit du temps entre deux lectures, mais rien à faire. Accro (codile).
Une dizaine de personnages pour subir le déchainement des cieux. Tous au bord de la rupture, de la folie, dans un décor apocalyptique. Gaudé raconte ça d'une façon magistrale. Avec un sens du tempo qui densifie son récit. Passant d'un personnage à un autre par de courtes strophes. Efficacité garantie.
Comment ne pas être touché par Joséphine Linc. Steelson négresse de plus de cent ans chantant la douleur pour mieux repartir au combat ! Fière et droite. Rien que pour elle « Ouragan » mérite cinq étoiles.

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« le vent s'est levé à l'autre bout du monde et celle qui arrive est une sacrée chienne qui fera tinter nos os de nègres… »

Ils sont une poignée de personnages, une poignée de femmes et d'hommes, de petites gens, des anonymes, chacun en proie à ses démons, à sa solitude, à ses désastres intimes… Une poignée de personnages dont le récit entremêle les voix dans un vaste lamento d'angoisse, d'attente, de colère et de terreur. Car la voilà qui arrive, la chienne, celle qui s'annonce par un souffle dément, celle qui bientôt déferle – aveugle et sourde, aveuglante et assourdissante - celle qui, en quelques heures, fera de la Nouvelle Orléans une terre de saccage et de larmes, un désastre total et le terrain ravagé du jeu macabre de la mort. « La nature n'est plus à l'échelle humaine » et - comme le prophétise Josephine Linc. Stedson, « négresse depuis presque cent ans » - « nous allons tout perdre. Nous allons nous accrocher à nos pauvres vies comme des insectes à la branche mais nous serons dans la vérité nue du monde. »

Parmi les habitants, il y a ceux – quelques-uns – qui pourront fuir, qui en ont les moyens et la possibilité. Et puis il y a les autres, démunis, épuisés et par avance vaincus comme ils l'ont toujours été, car « la tempête approche et elle sera pour eux, comme toujours, les miséreux aux vies usées et pour eux seuls. » A l'approche de l'ouragan, chacun s'affaire – ou pas – à sa sauvegarde et à sa fuite, entre sauve-qui-peut, entraide et chacun pour soi. Les autorités bafouillent, l'évacuation est hasardeuse, les cohortes de fuyards s'agglutinent sur les routes, les détenus sont oubliés, les plus pauvres aussi. Enfermés dans les cellules de la prison, tapis dans l'abri précaire de leurs maisons ou réfugiés dans l'église sous la protection du Seigneur, terrorisés ou résignés tous attendent le désastre qui s'annonce… Tous le subiront de plein fouet, entêtés à survivre, confrontés à eux-mêmes, à leurs émotions et à leurs vies, repliés sur leurs peurs, leurs échecs et leurs désirs, sur leur fierté aussi et leur courage, sur leur folie, dans le ventre inhospitalier de l'ouragan qui passe et les emporte. "La beauté du monde est souillée et les fous jubilent."

Avec « Ouragan », Laurent Gaudé raconte – sans le nommer - l'ouragan Katrina de 2005 et nous entraîne dans un récit apocalyptique époustouflant, une thématique qu'il reprendra cinq ans plus tard avec « Danser les ombres » à l'occasion du tremblement de terre en Haïti. Les personnages sont bouleversants dans leur fragile sincérité, l'écriture est magnifique, et dans la poésie des phrases de Gaudé soufflent en un grand vent de catastrophe la vocifération de la nature déchaînée et le tumulte des eaux qui balayent de leur toute-puissance souveraine et indifférente la plainte frêle des hommes, et leur espérance. Il leur faudra se relever, trouver la force de marcher vers demain malgré la folie et la mort, malgré la fatigue et la misère, malgré leurs vérités terribles et nues. "Rien n'a changé. Des nègres sans rien, qui lèvent les yeux au ciel pour implorer la pitié, c'est toujours ainsi que souffre le monde."

Un roman impressionnant et très beau, que j'ai beaucoup aimé.

[Challenge MULTI-DÉFIS 2019]
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« C'est sur vous que je pleure car beaucoup sont là qui ne retrouveront ni leur toit ni leur vie d'autrefois. »

Oui, Joséphine Linc. Steelson, « négresse depuis presque cent ans », résume bien l'ouragan qui a dévasté la Nouvelle-Orléans...
Laurent Gaudé signe ici encore un roman d'une justesse exemplaire, d'une humanité profonde, d'une tendresse particulière pour les petites gens, les Noirs, mis au rebut de la société américaine.
Un ouragan s'approche, un ouragan arrive, un ouragan repart...Les Blancs fuient, les Noirs restent, les Noirs endurent la tempête tant bien que mal, les Noirs doivent supporter ou mourir.

Mais à l'intérieur de ces petites gens, il y a un autre ouragan, une autre tempête. Il nous est donné de voir dans le coeur de certains en particulier : un prisonnier de l'Orleans Parish Prison, un pasteur, une femme seule avec son petit bonhomme de 5 ans, un homme « qui revient », et enfin la fameuse, la solide Josephine Linc. Steelson, celle qui tient le monde, celle qui veut que le monde dure...
Ceux-ci connaissent le cataclysme de tous côtés, à l'extérieur et en eux-mêmes. Leur point de vue se sépare et s'entremêle parfois, ce qui crée une espèce de chant, de mélopée lancinante. J'adore !
Avec les alligators, nous sommes entrainés dans les rues boueuses et nous accompagnons la dévastation, mais nous assistons aussi à des miracles, ceux de la vie et de l'amour, de la liberté et de la fidélité.

Le puissant magnétisme de la langue de Laurent Gaudé m'a encore aimantée, j'ai suivi avec bonheur ses phrases poétiques et lancinantes, ses personnages tourmentés et étonnants, ô combien !
Et je dis oui, oui, oui à cet auteur génial, qui arrive à allier le petit et le sublime, l'humain et la Nature, l'horreur et la splendeur !
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Roman chorale qui nous invite à suivre une dizaine de personnages avant, pendant et après la visite de l'ouragan qui crée une déferlante de violence et de peur. Les hommes sont capables du meilleur comme du pire face à la colère de la nature.
C'est la première fois que je rencontre l'écriture de Laurent Gaudé, elle est belle, juste et au service du propos de ce sombre roman.
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Laurent Gaudé s'est basé, 5 ans après, sur des faits réels causés par l'ouragan Katrina , tellement destructeur et révélateur des différences : les classes aisées, en majorité blanches avaient été évacuées ,mais le neuvième district (Lower Ninth) peuplé à 99 pour cent de Noirs, un des quartiers les plus violemment touchés, dont les digues avaient sauté, reste inondé avec ses habitants.
Les crocodiles avancent, envahissent le quartier inondé. La prison « Parish Prison » n'est pas évacuée, sauf les chiens, et les prisonniers sont pris au piège de leurs cages envahies par l'eau, jusqu'à l'ouverture des portes suite à un dysfonctionnement électronique.
« Il a dit que l'ordre d'évacuation de la ville ne concernait pas les prisonniers de Parish Prison…. Sauf les chiens !... et nous avons tous ri, car il ne fallait tout de même pas nous prendre pour des imbéciles. le directeur a senti qu'il devait en dire un peu plus, alors il a demandé le silence puis il a ajouté que c'était une prison, ici, et que chacun connaissait son métier, qu'ils allaient continuer à faire ce qu'ils savaient faire, même s'il se mettait à pleuvoir dehors, il a même dit : « Nous le ferons ensemble », comme s'il parlait d'une oeuvre commune pour laquelle il aurait besoin de notre bonne volonté, et puis il a fermé son micro et a disparu. Nous ne l'avons plus revu. Ni lui. Ni aucun gardien. Depuis, un grand silence est tombé sur la prison. Ils sont partis. »

On pourrait penser qu'une catastrophe naturelle, comme un ouragan, un déferlement des puissances du ciel et de la terre, l'imminence de cet enfer précipitant notre mort certaine, la furie déchainée, notre mort mise à nu, pendant quelques minutes sans aucun espoir, que cette catastrophe unit les fuyards, tous dans le même bateau, les unit dans un destin de fin du monde.

En fait, Laurent Gaudé choisit de montrer des individus perdus, seuls, confrontés à la violence des hommes et des éléments, n'ayant comme perspective de survie que leur propre peau.
Par un détour stylistique, il fait parler cependant plusieurs personnes, en commençant par la vieille négresse de près de cent ans, puis Rose la jeune mère, le prêtre raciste et meurtrier, Keanu, quittant la plateforme pétrolière pour retrouver son ancien amour.
Les paragraphes commencent par l'un, et se terminent par l'autre, comme si l'ouragan, finalement, les réunissait sans qu'ils le sachent.
La vieille négresse sent l'odeur de l'ouragan, la montée des eaux bourbeuses, et ce qu'elle charrie. « j'en ai vu passer plusieurs, toutes avec des noms de filles, des noms de trainées, oui, je les reconnais à l'odeur, à ce qu'elles charrient, je sens leur force et je peux vous dire que celle-là sera une affamée, une vicieuse, une méchante…»
( depuis 1978, les noms des ouragans et des typhons et cyclones prennent l'un après l'autre des noms masculins et féminins).
L'ouragan vu comme une colère divine (Dies irae), ou comme une conséquence de l'exploitation outrancière (les puits de pétrole) , par sa force et son impact meurtrier révèle la petitesse de l'homme, sa solitude et sa non-humanité.
« La nature est là qui l'entoure, lui crie aux oreilles, la nature qui jaillit par bourrasques, pleine de vie et effrayante, la nature qui n'est plus à l'échelle humaine. Il se demande un instant si cette tempête est un grand courroux des éléments ou un éclat de rire du ciel. »

Gaudé dit que ce qui l'intéresse, c'est que devant les grandes catastrophes naturelles l'orgueil humain soit battu en brèche. Et c'est ce qu'il fait dire à la vieille Joséphine, introduisant et concluant le récit: « je sais que la nature va parler. Je vais être minuscule, mais j'ai hâte, car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu'un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d'une petite existence. »

Ouragan plus du coeur des hommes que de la nature déchainée.
LC avril : la nature dans tous ses états
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Citations et extraits (205) Voir plus Ajouter une citation
Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j'ai ouvert la fenêtre ce matin, à l'heure où les autres dorment encore, j'ai humé l'air et j'ai dit : "Ça sent la chienne." Dieu sait que j'en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j'ai dit, elle dépasse toutes les autres, c'est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d'eau à l'approche du train. C'était bien avant qu'ils n'en parlent à la télévision, bien avant que les culs blancs ne s'agitent et ne nous disent à nous, vieilles négresses fatiguées, comment nous devions agir. Alors j'ai fait une vilaine moue avec ma bouche fripée de ne plus avoir embrassé personne depuis longtemps, j'ai regretté que Marley m'ait laissée veuve sans quoi je lui aurais dit de nous servir deux verres de liqueur - tout matin que nous soyons - pour profiter de nos derniers instants avant qu'elle ne soit sur nous. J'ai pensé à mes enfants morts avant moi et je me suis demandé, comme mille fois auparavant, pourquoi le Seigneur ne se lassait pas de me voir traîner ainsi ma carcasse d'un matin à l'autre. J'ai fermé les deux derniers boutons de ma robe et j'ai commencé ma journée, semblable à toutes les autres. Je suis descendue de ma chambre avec lenteur parce que mes foutues jambes sont aussi raides que du vieux bois, je suis sortie sur le perron et j'ai marché jusqu'à l'arrêt du bus. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je prends le bus tous les matins et il faudrait une fièvre des marais, une de celles qui vous tordent le ventre et vous font suer jusque dans les plis des fesses, pour m'empêcher de le faire. Je monte d'abord dans celui qui va jusqu'à Canal Street, le bus miteux qui traverse le Lower Ninth Ward, ce quartier où nous nous entassons depuis tant d'années dans des maisons construites avec quatre planches de bois, je monte dans ce bus de rouille et de misère, parce que c'est le seul qui prenne les nègres que nous sommes aux mains usées et au regard fatigué pour les emmener au centre-ville, je monte dans ce bus dont la boîte de vitesses fait un bruit de casserole mais j'en descends le plus vite possible, six stations plus loin. Je pourrais aller jusqu'à Canal Street mais je ne veux pas traverser les beaux quartiers dans ce taudis-là. Je descends dès que les petites baraques du Lower Ninth laissent place aux maisons à deux étages du centre, avec balcon et jardin, je m'arrête et j'attends l'autre bus, celui des rupins. C'est pour être dans celui-là que je me lève le matin. C'est dans celui-là que je veux faire le tour de la ville, un bus de Blancs qui me dévisagent quand je monte parce qu'ils voient tout de suite que je suis du Lower Ninth, c'est celui-là que je veux et si je me lève si tôt, c'est que je veux qu'il soit bondé parce que, lorsque je monte, cela me plaît d'avoir devant moi, en une double rangée un peu blafarde, tous ceux qui vont s'épuiser au travail. Je m'assois. Et je le fais toujours avec un sourire d'aise, n'en déplaise aux jeunes qui me regardent en se demandant quel besoin a une vieille carne dans mon genre de prendre le bus si tôt, encore qu'il n'en soit pas tant que ça à se demander ce genre de choses car la plupart s'en foutent, comme ils se foutent de tout. Je le fais parce que j'ai gagné le droit de le faire et que je veux mourir en ayant passé plus de jours à l'avant des bus qu'à l'arrière, tête basse, comme un animal honteux. Je le fais et c'est encore meilleur lorsque je tombe sur des vieux Blancs. Alors là, oui, je prends tout mon temps. Car je sais que, même s'ils font mine de rien, ils ne peuvent s'empêcher de penser qu'il fut un temps, pas si lointain, où mon odeur de négresse ne pouvait pas les importuner si tôt le matin, et j'y pense moi aussi - si bien que nous sommes unis, d'une pensée commune, même si chacun fait bien attention de ne rien laisser paraître, nous sommes unis, ou plutôt face à face - et je gagne, chaque fois. Je m'assois le plus près de là où ils sont, en posant mes fesses sur un morceau de leur veste si possible pour qu'ils soient obligés de tirer dessus et que leur mécontentement croisse encore. Jamais aucun de ces vieux Blancs ne m'a laissé sa place lorsqu'il est arrivé que le bus soit plein. Une fois seulement, alors que j'avançais dans la travée centrale, un homme m'a souri, s'est déplacé pour aller côté fenêtre et m'a fait signe de m'installer à côté de lui, sur la place qu'il libérait. "Tu n'as pas peur des vieilles vaches noires, fils ?" j'ai lancé, pour rire. Il m'a répondu en souriant : "Nous nous sommes battus pour cela." C'est depuis ce jour que lorsque j'ai besoin d'un clou, ou d'une ampoule - ce qui n'arrive pas si souvent -, je traverse la ville pour aller chez Roston and Sons, le quincaillier. Car ce jeune blanc-bec est le cadet du vieux Roston et je me fous que le clou soit plus cher qu'ailleurs, j'y vais au nom des vieilles luttes et du goût savoureux de la victoire. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je dois être une bien grande pécheresse car, je l'avoue franchement, je ne me lasse pas d'avoir gagné. Je fais le tour de la ville en bus chaque matin et c'est comme de faire la tournée de mon empire. Les chauffeurs, je les connais. Ils m'aiment bien et me saluent avec politesse. Ce jour-là, donc, comme tous les autres depuis si longtemps, je suis montée dans le premier bus. Il y avait une place au premier rang à la droite du chauffeur et je m'y suis mise. "Une belle journée qui s'annonce, hein, miss Steelson ?..." a-t-il lancé. Et comme je n'aime pas parler pour ne rien dire, comme l'avis des autres m'importe peu, j'ai répondu, en articulant bien pour que tous les gens assis derrière entendent, j'ai répondu : "Ne crois pas ça, fils. Le vent s'est levé à l'autre bout du monde et celle qui arrive est une sacrée chienne qui fera tinter nos os de nègres..."
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Paul the Cripple avait raison. Ils arrivent. Par dizaines, par centaines. D'abord, je n'ai rien remarqué mais il m'a montré des remous de-ci de-là, en trépignant de joie. L'eau bouge. On dirait qu'elle va se lever. Petit à petit, je discerne ce qui grouille à nos pieds : ce sont des alligators. On voit leurs écailles fendre les flots. Il y'en a tant que l'eau, par endroits, fait des bouillons. Tout se bouscule. Les animaux s'inquiètent mais il est trop tard. Les reptiles sont sur eux. Le grand cerf bondit pour leur échapper mais une bête l'a saisi à la patte arrière et il retombe avec lourdeur dans les eaux sales. Plusieurs mâchoires se referment sur lui. L'eau claque et gicle. Il se bat, remue, tente de se relever mais les alligators ne lâchent pas prise. Les os se cassent. La chair se déchire. Nous entendons, delà où nous sommes, de longues plaintes sourdes. C'est la bête qui se meurt, la tête sous l'eau. Les autres reptiles s'attaquent aux flamands roses. Ceux qui ne s'envolent pas à temps, ceux qui tardent trop, sont pris dans leurs mâchoires et disloqués. Ils n'en font qu'une bouchée. Nous ne voyons plus qu'un mélange indistinct de mâchoires et de plumes. Les grands oiseaux, si élégants, sont réduits à un paquet de chair compacte qui se fait broyer. Les singes, excités par l'odeur du sang, se mettent à crier. Ils ne peuvent s'enfuir, l'eau les entoure. Les alligators montent sur les tombes. J'ai les oreilles pleines du bruit sourd des mâchoires qui se referment. J'ai peur que les bêtes, maintenant, ne viennent sur nous. Partout ce n'est que massacre carnassier. Ils broient tout. plus rien ne subsiste du spectacle lumineux dont nous avons joui quelques instants plus tôt. Tout piaffe et caquette avec terreur. La mort est là. C'est un grand banquet de sang.
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Le vent va souffler et il se moque de nous, ne nous sent même pas. Les fleuves déborderont et les arbres craqueront. Une colère qui nous dépasse va venir. C'est bien. Les hommes qui restent et verront cela seront meilleurs que les autres. Nous allons tout perdre. Nous allons nous accrocher à nos pauvres vies comme des insectes à la branche mais nous serons dans la vérité nue du monde. Le vent ne nous appartient pas. Ni les bayous. Ni la force du Mississippi. Tout cela nous tolère le plus souvent, mais parfois, comme aujourd'hui, il faut faire face à la colère du monde qui éructe. La nature n'en peut plus de notre présence, de sentir qu'on la perce, la fouille et a salit sans cesse. Elle se tord et se contracte avec rage. Moi, Josephine Linc. Steelson, pauvre négresse au milieu de la tempête, je sais que la nature va parler. Je vais être minuscule, mais j'ai hâte, car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu'un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d'une existence.
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Paul the Cripple a laissé derrière lui son hachoir. Il est là, à mes pieds. Je le ramasse. Je regarde encore longtemps dans la direction où il a disparu, mais je suis bien incapable de dire si les alligators l'ont déchiré ou s'il s'est évanoui. Le hachoir, dans ma main, est froid et ce contact, étrangement, me rassure. Je contemple sa lame, solide. Que voulez-Vous, Seigneur ? J'ai peur de comprendre. Je me mets à genoux. J'hésite mais je sais. Comme il est difficile de s'y résoudre. J'ai cru que Vous vouliez que je mettes à l'abri les hommes, que c'est ce qu'il allait m'être donné de faire, mais je me suis trompé. Qui suis-je pour les protéger de Votre colère ? Le ciel craque et c'est Vous qui parlez. Les enfants pleurent et c'est Vous qui les terrifiez. La ville s'écroule par Votre volonté. Vous arrachez les arbres et les réverbères parce que les arbres, les réverbères, les voitures et nos pauvres maisons Vous sont odieux. Je suis Votre serviteur, Seigneur, et je Vous seconderai. Toute chose doit mourir. Les alligators sont Votre armée, je le comprends. C'est Vous qui les avez lancés sur la ville.
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Moi Joséphine Linc steelson fatiguée d'être vieille, je voudrais finir au vent, éparpillée. J'entends la pluie qui martèle le toit et je sens que ma vieille maison de négresse est sur le point de craquer. SI tout s'effondre d'un coup, je disparaitrai sous les gravats et le monde, tout autour, continuera à se convulser sans se souvenir de moi. Ce serait bien, mais je dure. Pourquoi suis-je aussi solide ? Pourquoi est-ce que le vent ne me casse pas les os ? Il tord les carrosseries des voitures, arrache les balcons mais me laisse intacte. Que mes cheveux volent sur les bayous, que mes os soient engloutis dans les marais et que mes dents se plantent en terre. Je voudrais mais le vent souffle et me laisse en paix. Je suis une vieille négresse increvable. Tout se tord, et moi je reste.
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