La pièce
Les Séquestrés d'Altona est la dernière oeuvre théâtrale écrite par
Jean-Paul Sartre et elle a été représentée pour la première fois en 1959. Quel plaisir pour moi de la relire et de me replonger dans mes anciennes notes d'étude et de lecture !
Cette pièce est ancrée dans
L Histoire et l'actualité ; même si l'action se situe dans l'Allemagne nazie, après la Seconde Guerre mondiale, il s'agit pour l'auteur de dénoncer et de condamner les tortures perpétrées par les Français en Algérie ; il a lui-même déclaré en 1965 : " J'ai écrit
Les Séquestrés d'Altona pendant la guerre d'Algérie. A cette époque on commettait là-bas en notre nom d'inexcusables violences et l'opinion française, inquiète et mal informée, ne réagissait guère. C'est ce qui m'avait donné le besoin de présenter la torture sans masque et publiquement. Point de thèse : il me paraissait qu'il suffisait de la montrer nue pour la faire condamner ".
La transposition en Allemagne donne une portée universelle à la pièce en mettant en lumière la répétition de l'Histoire tandis que le choix d'une période encore dans les mémoires insiste sur le fait que tout le monde est engagé et responsable de ce qui se
passe.
Cette pièce est complexe ; les personnages sont ambivalents, ambigus et évoluent dans une ambiance sombre. C'est ce qu'on peut appeler un drame bourgeois, mais particulièrement long, trop sans doute pour une représentation. C'est une pièce à lire, plus qu'une pièce à voir.
Le serment du début est une parodie qui d'emblée sème le doute dans l'esprit du lecteur ou du spectateur. Par la suite, nous verrons que les personnages sont incapables de communiquer entre eux, que les couples sont mal assortis (Johanna et Werner) ou incestueux (Frantz et Léni). le thème du mensonge est récurrent tout au long de la pièce.
Frantz est une allégorie de la folie : il communique avec des personnages imaginaires et fantastiques à la nature indéfinie, hybride, mi hommes, mi crabes. À travers eux, il s'exprime et témoigne d'une histoire où il a lui-même été acteur. Il lui arrive même de s'identifier à eux. le crabe devient symbole de déraison avec sa démarche en biais.
Sartre reconnaît que Frantz est une voix de l'écrivain et le définit ainsi : " mon principal personnage est un ancien officier allemand, auquel j'ai prêté beaucoup (le courage, la sensibilité, la culture, une morale puritaine) et qui prétend avoir été jusqu'au crime pour sauver son pays d'un danger mortel. Son acte est d'autant plus condamnable : on peut lui trouver des explications,
pas une seule excuse. D'autre part sa séquestration volontaire, l'empressement qu'il met à se mentir et sa prétendue folie - qui n'est qu'un vain effort pour s'embrumer l'esprit - tout prouve qu'il a depuis longtemps pris conscience de son crime et qu'il s'épuise à se défendre devant des magistrats invisibles pour se cacher la sentence de mort qu'il a déjà portée sur lui-même".
Le Père, avec une majuscule, représente le type même du Pater familias ; c'est un véritable chef qui règle tout militairement, par la crainte et la fascination. Il est autoritaire, attaché à des valeurs obsolètes, mais également castrateur, empêchant toute liberté d'action sous des dehors protecteurs. Dans la pièce, il mène le jeu, comme un dramaturge intra-diégétique.
Johanna est l'épouse et la belle-fille : étrangère à la famille et à la maison, elle est moins facile à manipuler même si elle n'échappe
pas au destin tragique de la fratrie. Elle sert de révélatrice ; sa prise de conscience porte les événements à la connaissance du public ; elle pose les bonnes questions.
Léni personnalise la
passerelle entre la complexité de la pièce et les spectateurs ou lecteurs ; elle donne des clés d'interprétation ; il n'est
pas anodin que son prénom soit l'anagramme du mot " lien ".
Werner, quant à lui, illustre la soumission au père, l'obéissance
passive, le respect filial inconditionnel. Pourtant, son bureau moderne donne une image de la reconstruction de l'Allemagne, comme un sas entre l'enfermement familial et le monde extérieur.
Sartre utilise l'espace de la scène et les décors avec originalité ; les didascalies sont développées et précises. Ainsi, la chambre de Frantz a des allures de cellule mais avec un désordre trahissant le luxe bourgeois. La salle de bain devient l'endroit où on se cache comme dans un vaudeville. La pendule joue un rôle de dérèglement essentiel.
La division de l'espace met en lumière la difficulté des échanges ; les portes sont closes entre le salon du rez-de-chaussée et la chambre de l'étage. le salon illustre le cadre " bourgeois conventionnel " et conservateur par excellence avec son luxe factice ; la chambre symbolise l'univers désintégré de la folie.
Les jeux de lumière sont importants dans tout le déroulement de la pièce.
Le thème de la claustration est récurrent : tous les personnages sont en effet enfermés dans la maison de famille et donc dans la cellule familiale, sauf le Père qui peut voyager à Leipzig pour les besoins de son entreprise ; le Père veut les retenir même après sa mort en les faisant s'engager par la parole donnée au début. Quant à Frantz, il est en état de séquestration volontaire, forme minimale de survie. de plus, la configuration de la famille, particulièrement asphyxiante est l'occasion pour
Sartre de proposer une critique de l'univers étouffant des familles bourgeoises en montrant surtout les conséquences désastreuses du comportement paternel.
La littérature critique rapproche naturellement
Les Séquestrés d'Altona du nouveau théâtre et d'auteurs proches de
Ionesco ou
Beckett en se basant notamment sur les contrastes dans les décors, sur la question de l'enfermement et sur la satire des valeurs bourgeoises et familiales. Ma formation plus classique m'entraine plutôt à rapprocher cette pièce de la tragédie : unité de lieu, de temps et d'action, cinq actes… une prédestination puisque rien ne peut plus être tenté pour réparer la faute commise, que la mort du Père est annoncée dès le début de la pièce… un choix " cornélien " pour Frantz (mettre en danger ses soldats ou torturer des partisans).
Pour conclure sur cette oeuvre magistrale, j'ai bien envie de reprendre la démarche didactique de
Sartre en le citant : " aucun de nous n'a été bourreau mais, d'une manière ou d'une autre, nous avons tous été complices de telle ou telle politique que nous désavouerions aujourd'hui. Nous aussi nous nous fuyons et nous revenons sans cesse à nous demander quel rôle nous avons joué - si petit qu'il ait été - dans cette Histoire qui est la nôtre, que nous faisons et qui déchire et dévie des actions que nous devons pourtant reconnaître pour les nôtres. [...] comment les magistrats invisibles - nos petits fils - nous jugeront-ils ? En ce sens, Frantz, cas limite, fuyard qui se questionne implacablement sur ses responsabilités historiques devrait, si j'ai de la chance, nous fasciner et nous faire horreur dans la mesure même où nous lui ressemblons ".
Il s'agit bien pour l'auteur de mettre en lumière une culpabilité collective, notre proximité avec des monstres, de montrer le rôle que chacun tient dans le théâtre du monde, de réfléchir non seulement sur notre responsabilité dans
L Histoire mais aussi sur l'effet de l'Histoire sur nos comportements, et peut-être sur sa possible absurdité.