Biographie de la famille de l'historien. Centrée sur sa mère et sur un frère ainé Marcel. Avec un focus sur la période de la seconde guerre mondiale. Travail d'historien plus que de mémoire, l'auteur avait deux ans lors de l'entrée en guerre de la France. Une écriture vive et précise rendant la
lecture plaisante. Les Boches et le bacille de Koch omniprésents. La première phrase du récit : « La mort était chez nous comme chez elle ». La tuberculose et les privations emportent le père à quarante neuf ans et le frère à vingt-deux. Une période proche et lointaine où les difficultés de la vie quotidienne étaient affrontées avec un courage et un fatalisme qui nous font sans doute défaut aujourd'hui.
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Petit dernier de la famille, j'ai eu droit aux bonnes cartes. Mon père m'aurait-il permis d'entrer en sixième au Lycée ? Né dix ans plus tôt, ne serais-je pas tombé sous la malédiction paternelle envers les "ronds-de-cuir" ? Sans mon frère Pierre, aurais-je poursuivi des études jusqu'à l'agrégation ? Autant de questions sans réponse assurée. En revanche, à l'évidence, j'avais atteint l'époque des décisions sérieuses de la vie dans une conjoncture autrement favorable que celle de mes frères et sœurs. Surgi près de dix ans après ma dernière sœur Geneviève, cinquième de la troupe, j'ai bénéficié du fait que mes aînés étaient déjà au travail au moment où s'est posée pour moi la question du grand choix : lycée ou pas lycée. Une même famille et des destinées bien différentes, selon le numéro qu'on a tiré. Grâces soient rendues aux miens ! [p. 263]
La divergence de nos cheminements personnels me ramène à Marcel, dont l'existence a été si brève. A peine l'ai-je connu, et pourtant le nimbe de sa mémoire n'a cessé de briller. Modèle tutélaire, il m'a légué le goût des livres et de la littérature, en même temps que sa bibliothèque. Sans ces livres laissés par lui, que trouvions nous à la maison ? [p. 264)
Je me demande bien ce que, mioche de cinq ans, je représentais pour Marcel, qui a alors vingt et un ans. J'imagine qu'il devait être exaspéré par ce dernier venu, chenapan à ses heures, et mobilisant la bienveillance paternelle. Ces seize ans d'écart ne seront jamais comblés d'une façon ou d'une autre ; il me prend de regretter, mélancolique, l'occasion jamais offerte de nous être retrouvés loin de mes enfantillages. [p.189]
Nul doute que Jeanne eût été contente de nous voir tous ensemble, évoquant des souvenirs, de anecdotes qui, parfois, font rire. Le jour où, tu t'en souviens...
Nulle détresse de nous étreint, rien qu'une certaine mélancolie. Nous ressentons, nous ses enfants, le regret de n'avoir pu, de n'avoir su, manifester à notre mère l'affection profonde que nous lui portions. [p. 265]
Ce n'est pas le dessin industriel qui les sauve: il est la risée de son professeur au moment de la remise des notes : " Winock ! votre dessin ressemble à des crottes de biques sur une route nationale !" Heureusement, il y a d'autres disciplines ; Pierre est doué en français, en histoire, en géographie, mais surtout en maths. [p. 187]
Par Annette WIEVIORKA, directrice de recherche émérite au CNRS
Tout historien, et même préhistorien, établit un lien avec "ses" morts dont il tente de restituer l'histoire, de la Lucy d'Yves Coppens aux morts qui sont ses contemporains. L'opération historiographique a souvent été décrite, de Jules Michelet à Michel de Certeau, comme opération de résurrection des morts et oeuvre de sépulture de ces morts qui hantent notre présent.
Il y a aussi d'autres morts. Ceux des siens qui sont autant de dibbouk pour l'historien parce qu'ils ont orienté sa vie. Ce sont des morts fauchés avant d'avoir été au bout de leur vie, des morts scandaleuses. "Je suis le fils de la morte". Ce sont les premiers mots de l'essai d'égo-histoire de Pierre Chaunu. Ces morts nourrissent les récits familiaux, devenu un nouveau genre historique, de Jeanne et les siens de Michel Winock (2003)("La mort était chez nous comme chez elle") à mes Tombeaux (2023).
Les morts de la Shoah occupent une place tout à la fois semblable et autre. C'est la tentative d'éradiquer un peuple, la disparition du monde yiddish dont ceux qui en furent victimes prirent conscience alors même que le génocide était mis en oeuvre. Ecrits des ghettos, archives des ghettos, rédaction de livres du souvenir, ces mémoriaux juifs de Pologne écrits collectivement pour décrire la vie d'avant, recherche des noms des morts, plaques, murs des noms, bases de données.... Toute une construction mémorielle. Vint ensuite le temps du "je"(qui n'est pas spécifique à cette histoire) , celui des descendants des victimes, deuxième, troisième génération, restituant l'histoire des leurs. Chaque année, plusieurs récits paraissent, oeuvres d'historiens ou d'écrivains, qui usent désormais des mêmes sources, témoignages et archives, causant un trouble dans les genres.
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