31/08/2018
Entre 2006 et 2012, vous avez publié un recueil de nouvelles et trois romans, aux éditions de l`Olivier. Ce dernier roman vous a demandé 5 ans de travail. L’enjeu d’écriture était-il différent cette fois ?
L`Avancée de la nuit m`a pris du temps, en effet. Mes quatre premiers livres, je les ai écrits dans une sorte d`urgence – et ce sentiment d`urgence a d`ailleurs été un outil de travail, un moteur. Cette fois, c`était différent et je me suis installée durablement dans l`écriture de ce roman. Peut-être parce qu`il touche à des questions intimes : l`identité, la transmission, la question de la liberté – féminine, surtout.
Vous situez la rencontre et l’épanouissement d’un coup de foudre dans des architectures qu’on pourrait penser impersonnelles et froides (parking, chaîne hôtelière). Est-ce une manière pour vous de ré-humaniser ces espaces, ou simplement un outil pour installer une atmosphère ?
Il se trouve que c`est le genre de lieux – « fonctionnels » et plutôt froids – où nous sommes nombreux à travailler ou à résider. L`idée qu`il faille « ré-humaniser » des espaces qui sont faits par les hommes et, a priori, pour eux : c`est quand même étrange, quand on y pense. Ces contradictions de la modernité m`intéressent. Par la force des choses, il se trouve que c`est souvent dans ces endroits que nous rêvons, que nous aimons. C`est notre désir qui les humanise. Ou même les érotise, comme pour Paul et Amélia. Ces architectures à la fois reflètent et façonnent l`esprit d`une époque. En littérature, on le voit bien, par exemple, chez James Graham Ballard ou Don DeLillo – deux romanciers que j`aime beaucoup.
Vos deux personnages principaux peuvent paraître prisonniers du passé de leurs parents, piégés par l’hérédité (classe sociale du père pour Paul, vie poétique et passionnée de la mère pour Amélia). Comment vous est venue cette envie de superposer les temps, et de hanter le présent ?
Par observation, tout simplement. Tout le monde a une histoire, non ? Mais la transmission ce n`est pas qu`une « prison » ou un « piège », au contraire c`est le sol sous nos pas, la ou les langues qu`on nous a apprises, les histoires qu`on nous a racontées et dont nous nous souvenons... D`ailleurs, Paul n`est pas tant « piégé » par la classe sociale de son père que par son silence, qui justement complique la transmission. On a tendance à considérer les fantômes, les hantises, comme des phénomènes inquiétants. Au point d`oublier, parfois, qu`ils sont en quelque sorte naturels, porteurs de présence et de mémoire. Sans doute, aussi, de créativité. L`Avancée de la nuit parle de ces héritages multiples, obscurs ou lumineux. Et de la façon dont ils façonnent, individuellement et collectivement, le monde dans lequel nous vivons.
L`Avancée de la nuit décrit la relation complexe entre deux amants, Paul et Amélia, et le glissement de leur amour passionnel vers une sorte d`épuisement réciproque. N’était-ce pas trop difficile émotionnellement de mettre cela en scène ?
La fin d`un amour appartient également à cet amour. Et elle en dit quelque chose, elle aussi. Pour les personnages que sont Paul et Amélia, la passion qu`ils vivent très jeunes évolue, les sentiments se transforment. Pour autant, un lien persiste entre eux. Les grands amours nous laissent quelque chose, de tangible ou non – ça peut être un enfant que l`on adore ou un regard plus riche, plus vaste, sur le monde... Et le fantôme d`un amour, c`est peut-être aussi une façon d`aimer encore.
Une phrase revient à plusieurs reprises dans le livre : « Si le monde est grand, on ne peut pour autant en sortir. » Elle m’a rappelé une citation de Philip K. Dick : « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres. » Etes-vous bien sûre de cette finitude du monde ? La littérature n’a-t-elle pas justement ce pouvoir de substituer une expérience du temps, de la durée, à une contrainte spatiale ?
« Si le monde est grand, on ne peut pour autant en sortir » – reste, alors, à le changer : c`est à cela que s`emploient mes personnages, en particulier celui de Louise dans la dernière partie du roman. Et c`est aussi cela, pour moi, la visée du roman.
Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?
S`il n`y en avait eu qu`un, je n`aurais sans doute jamais écrit..
Quel est le livre que vous auriez rêvé d`écrire ?
Disons La Montagne magique de Thomas Mann.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
En français, Blaise Cendrars. En anglais, William Faulkner.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Peut-être Le Tour d`écrou, d`Henry James. : une histoire de fantômes, ou une histoire de folie, ou les deux à la fois.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
J`ai enfin lu Dracula de Bram Stoker, je ne rougis donc plus de rien.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Je vais bientôt traduire l`Américaine Eve Babitz. En France, on ne la connaît encore que pour la photographie où elle joue (nue) aux échecs avec Marcel Duchamp, mais c`est avant tout une grande auteure.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Je ne dis plus de mal des classiques car j`ai découvert qu`un livre qui me déplaît un jour peut me plaire follement dix ans plus tard. Les classiques sont par définition des livres qui ont survécu : au temps, aux modes, aux humeurs individuelles.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Moi, j`avais été invité pour de vrai » dit (en substance) le narrateur de Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald. J`y pense à chaque fois que je me demande ce que je fais là.
Et en ce moment que lisez-vous ?
Nina Allan. Son roman La Course, paru aux éditions Tristram, est une merveille.
Découvrez L`Avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic aux Editions de L`Olivier et en livre de poche aux éditions Points :
Entretien réalisé par Nicolas Hecht.
Avec Catherine Cusset, Lydie Salvayre, Grégory le Floch & Jakuta Alikavazovic
Animé par Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la NRF
Quatre critiques de la Nouvelle Revue Française, la prestigieuse revue littéraire de Gallimard, discutent ensemble de livres récemment parus. Libres de les avoir aimés ou pas aimés, ces écrivains, que vous connaissez à travers leurs livres, se retrouvent sur la scène de la Maison de la Poésie pour partager avec vous une expérience de lecteurs, leurs enthousiasmes ou leurs réserves, mais aussi un point de vue sur la littérature d'aujourd'hui. Comment un livre rencontre-t-il son époque ? Dans quelle histoire littéraire s'inscrit-il ? Cette lecture les a-t-elle transformés ? Ont-ils été touchés, convaincus par le style et les partis pris esthétiques de l'auteur ?
Et vous ?
Au cours de cette soirée il devrait être question de Triste tigre de Neige Sinno (P.O.L.) ; American Mother de Colum McCann (Belfond), le murmure de Christian Bobin (Gallimard) ; le banquet des Empouses de Olga Tokarczuk (Noir sur Blanc).
À lire
Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 2021. Lydie Salvayre, Depuis toujours nous aimons les dimanches, le Seuil, 2024. Grégory le Floch, Éloge de la plage, Payot et Rivages, 2023. Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Coll. « Ma nuit au musée », Stock 2021.
Lumière par Valérie Allouche
Son par Adrien Vicherat
Direction technique par Guillaume Parra
Captation par Claire Jarlan
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Le silence est un organisme. Il est vivant et il s'infiltre .
Les musées nous ont habitués à l'idée que les oeuvres ont été faites pour être vues. Qu'elles sont faites pour la lumière, pour les regards. Notre passion du visible est devenue une passion de la visibilité. Les écrans ont fait pour nos corps et nos visages ce que les musées ont fait pour les oeuvres - ces écrans miniaturisés jusqu'à tenir dans nos poches, à nos poignets.
Les hommes qui, comme mon père, ont des secrets et les gardent semblent presque appartenir à un autre monde.
C'est une autre façon - temporelle, morale, plutôt que géographique - d'être étranger. Etranger à une époque où notre goût pour l'exposition a basculé dans celui de l'exhibition.
" Après le divorce ma mère m'a laissée avec mon père par ce qu'elle avait mille raisons de vivre quand lui n'a que moi."
« Lui, la tête lui tournait de toute son ignorance.Au fond il vécut son premier amour comme une détresse , un deuil aigu de tout ce dont il avait ignoré l’existence, de tout ce qui lui avait manqué jusque- là sans qu’il sache même que cela lui manquait , une nostalgie le dévorait qu’Amélia ne pouvait pas comprendre. »
Cette petite ne parlera jamais français. Et lui me l’avait raconté. N’avait pas pu s’en empêcher. Pas tout de suite, bien entendu. Pas sur-le-champ, à l’époque où en effet je ne parlais pas français, où je ne parlais d’ailleurs pas du tout. Mon père n’était pas cruel. Il a attendu non seulement que je le parle, le français, mais que je l’écrive. Que j’obtienne le Goncourt du premier roman. Alors il me l’avait dit. Mon succès, si modeste fût-il, était sa revanche ; et j’avais compris combien ma main, celle qui encore aujourd’hui écrit au stylo – combien cette main que je croyais mienne, et qui l’était, était aussi celle qui prolongeait, qui achevait un bras que je croyais mien, et qui l’était, mais qui en même temps était le bras de mon père.
Le bras armé de mon père.
"Etre joignable, c'est une erreur à ne pas faire. Je ne me laisse pas faire. Je veux être un loup, pas un chien. Je caresse même l'espoir, quand l'adolescence aura pleinement pris possession de mon corps, de devenir un loup garou."
Que transmet-on à sa fille, sa fille unique, quand on a renié son passé ? Quand on a pu ou cru pouvoir se réinventer, dans un autre pays, une autre langue ? Mon père m'emmenait au Louvre. L'histoire de l'art est une histoire de fantômes pour grandes personnes, me disait-il. L'histoire de l'art, c'est ce qu'il m'a transmis à la place de son histoire à lui, savamment effacée et redessinée au gré du temps. (p. 34)
L'amour de mon père était un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que je le voie ou pas.
Il avait coupé les ponts, ou croyait avoir coupé les ponts, ou essayait de couper les ponts avec son milieu, auquel il ne pensait pas comme à un milieu, mais comme à un incident, plus que cela même, un accident.
Il entourait les mots qu'il ne connaissait pas-il n'y a pas mille et une façons d'apprendre une langue, je procéderai de même, dans les années 1990, pour l'anglais. Aujourd'hui encore on peut suivre, de livre en livre, l'évolution de son vocabulaire. Il lisait : des biographies de Léonard de Vinci; La Théorie de l'art moderne de Paul Klee; et, même si la fiction, les romans, n'ont jamais eu sa préférence, La Ronde de nuit , de Patrick Modiano. Il s'est forgé un français châtié, il y tenait; d'une certaine manière c'était, je suppose, comme porter un beau manteau. Aussi, en dépit de son accent, parlait-il comme un livre. Comme les livres que j'écrirais plus tard. (p. 23)