«
Stella Maris » (2023,
Editions De l'Olivier, 256 p.) de l'américain
Cormac McCarthy, traduit par
Paule Guivarch, parait presque à la suite de «
le Passager » (2023,
Editions De l'Olivier, 544 p.), traduit par
Serge Chauvin. le premier narre, avec quasiment les mêmes personnages, des évènements antérieurs qui éclairent le second.
Alicia Western, physicienne et mathématicienne de haut niveau, enregistre son analyse avec son thérapeute. Cela démarre avec sa grand-mère qui l'a élevé, son mentor Alexander Grothendieck (1928-2014), le mathématicien qui a eu le Medal Field et qui sombre progressivement dans l'autisme ou la folie, et surtout son frère Bobby, son amour impossible. En un sens, «
Stella Maris », c'est le nom de la clinique de Black River Falls, WI, pas très loin, à l'est de Minneapolis. C'est là où Alicia consulte, éclairant les
zones d'ombre de «
le Passager », qui suit chronologiquement. C'est donc une sorte d'anti-roman, non pas au sens de contredire le premier, mais d'offrir une vision de l'autre côté du miroir. Alicia où es-tu dans ton terrier ? En conversation avec la Reine de Coeur, ou est-ce avec la Reine Rouge. On dit bien que les femmes sont bavardes, cela risque de durer.
Donc, pendant quelques 250 pages et 7 chapitres, ce sera un dialogue en forme d'interrogations ou d'inquisition, entre Alicia et son thérapeute. le tout sans tirets, ou annotation de changement de personnage. Les virgules aussi ont disparu. Mais la lecture reste très aisée, quelquefois très technique, mais intéressante. Un dossier (#72-118) d'octobre 1972 introduit les entretiens. « La patiente est une jeune Juive/Blanche de vingt ans ». Elle est reçue par le docteur Cohen. La conversation qui suit éclaire sur le milieu des hôpitaux psychiatriques.
On en arrive vite à son métier, mathématicienne, spécialisée en topologie, fervente élève de Alexander Grothendieck, à l'Institut de Hautes Etudes Scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette. Un peu déçue par sa discipline. « Elle était menée par un groupe d'équations aux dérivées parfaits malfaisantes, aberrantes et totalement malveillants qui avaient conspiré pour puiser leur réalité dans les circuits discutables du cerveau de son créateur […] pour hisser leurs couleurs de nation indépendante qui n'a de comptes à rendre ni à Dieu ni aux hommes ». Qu'en termes savants, ces vacheries sont-elles dites pour juger des collègues. Il est vrai que les débuts sont difficiles pour l'IHES, calqué sur le prestigieux « Institut for Advanced Study » (IAS) de Princeton, NJ, entre New York et Philadelphie. Grothendieck intègre l'IAS, fondé par Léon Motchane en 1958, après avoir fait partie du groupe Bourbaki à Nancy « où ils ont fini par ne plus pouvoir le suivre ». A l'IHES, Alicia est la seule femme. « Au début tout le monde croyait que je travaillais à la cuisine ». de la topologie aux pots aux fourneaux. « Si vous n'étiez pas devenue mathématicienne qu'auriez-vous aimé être / Morte ». Il est vrai que c'est un métier où il n'y a que des CDI.
Lors de la session suivante, on en vient à parler d'Oppenheimer. le père d'Alicia a travaillé pour lui. C'était au Los Alamos National Laboratory (LANL), à Los Alamos, NM, dans le sud-ouest américain, au cours du « Manhattan Project », lors du développement de la première bombe atomique. Très vite, Alicia passe à la musique, et à son achat d'un violon Amati. Une folie, mais qui lui tire les larmes des yeux. Même si c'est de la famille des luthiers qui ont « inventé » le violon, cela ne vaut pas ceux de Stradivarius, dont le célèbre alto « Gustav Mahler ». Son fond composé de deux pièces de peuplier et non d'érable comme d'habitude, lui donne des couleurs plus appuyées dans le médium-grave.
Quant à son père, à Oppenheimer, et aux mathématiciens en général, elle les considère de façon négative, souvent comme des jeunes, souvent en dessous de la trentaine. « Ils ont eu des scrupules après coup ». Seule l'allemande Emmy Noether (1882-1935) trouve grâce à ses yeux. Il est vrai que
Albert Einstein la considérait comme « le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures ». Elle a expliqué le lien fondamental entre les lois de conservation et la symétrie d'un système (par invariance du lagrangien lors des changements de coordonnées), ce qui est aussi important que la
théorie de la relativité. Cela signifie aussi l'invariance de l'énergie, de l'impulsion ou simplement de la charge ou du moment cinétique, lors des changements de repères par rotation, translation pou changement de phase.
Ces séances de dialogue, ou de joute oratoire, entre Alicia et son docteur Cohen se déroulent donc à «
Stella Maris ». Tout y passe ou presque. Son enfance avec sa grand-mère, son adolescence et ses rapports avec le monde. Ses fantasmes et les monstres qui la hante, dont « le Thalidomide Kid » ou plus familièrement « le Kid ». « Il n'a pas de mains. Juste des espèces de nageoires ». Ses liens familiaux, aussi. Mais quelles limites, le frère et la soeur, liés tragiquement par cet amour impossible, auront-ils franchies ? « Quelle était votre relation avec votre frère ? À votre avis ? Je ne sais pas. Moi non plus ». C'est l'une des nombreuses questions qui resteront ici sans réponse, avec « Où se trouve « la vérité de l'existence » et « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Mais là, on rentre dans des questions qui dépassent de loin le roman, fut-il brillant.
Le roman ressemble, tout en étant très différent, il est vrai, de «
Lunar Caustic » de
Malcolm Lowry et de sa suite « le Caustique Lunaire » tous deux traduits par
Clarisse Francillon (1987,
Maurice Nadeau, 222 p.). Alors qu'au « Bellevue Hospital », Lowry est en cure de désintoxication pour alcoolisme notoire, il reste tout de même très lucide vis-à-vis de lui-même et de ses compagnons de chambre. «
Stella Maris » est une longue discussion entre une femme brillante et son thérapeute, dont quelquefois on sent qu'il n'est plus tout à fait à la hauteur de sa patiente. Il faut reconnaitre que l'auteur
Cormac McCarthy était administrateur (trustee) au Santa Fe Institute (SFI), établissement de recherches assez débridées, plutôt originales, et en dehors des chemins battus. C'est là qu'ont été élaborées les théories mathématiques des embouteillages, à propos des fourmis, ce qui a permis la mise en place de feux tricolores sur les bretelles d'entrées d'autoroute pour réguler le traffic. le SFI est également le centre des recherches en pointe sur les cartes cognitives des insectes.
Alors, qu'apporte la lecture de ce roman, puisqu'il est référencé comme tel. Tout d'abord une brillante conversation entre Alicia et le docteur Cohen la quarantaine, marié divorcé et remarié. Des plongées, assez courtes finalement dans le monde de la physique quantique. Les sentiments ou état d'âme des chercheurs du « Manhattan Project » lors de la mise au point de l'arme atomique. Pas plus de la suite de leur collaboration avec Edward Teller (1908-2003) qui mettra au point la bombe thermonucléaire. « Si le monde lui-même est une horreur, il n'y a rien à réparer et la seule chose qui pourrait nous être épargnée serait sa contemplation ».
J'ai eu la chance de travailler, et de discuter, alors en année sabbatique au « National Institute of Advanced Industrial Science and Technology » (AIST) à Tsukuba, à une heure en bus de Tokyo. Invité par le directeur, dont je partageais le vaste bureau, et qui m'a fait parcourir le pays pour y donner des conférences. Trois mois pleins, à voyager et discuter. Par contre, un matin, nous avons commencé à parler. Il était originaire d'un village, proche de Hiroshima, et voyait les bombardiers américains passer, avec les pilotes qui leur adressaient de gestes d'amitié. le matin du 6 aout 1945 est resté gravé dans sa mémoire. En milieu de matinée sont arrivés, à pied, les premiers réfugiés. Chez lui, ses parents ont logé une femme seule, à l'opulente chevelure, « belle comme quelqu'un de Tokyo ». le jeune gamin était préposé à lui monter son petit déjeuner. Et un matin, elle a secoué sa tête, et toute la toison est tombé. Imaginez l'émotion du garçonnet d'une dizaine d'années. Cela remplace toutes les excuses ou regrets d'un Oppenheimer.
Pour terminer, au psychiatre qui lui demande si elle croit qu'il y a une vie après la mort, Alicia répond sans détour « Je ne crois pas qu'il y ait une vie avant la mort ».
Il y a une autre dimension du roman, sinon plusieurs autres. Toutes font référence à
James Joyce, l'irlandais auteur de «
Ulysse » et «
Finnegans Wake », entre autres.
Cormac McCarthy est né en 1933 de Charles Joseph McCarthy et Gladys Christina McGrail. Initialement prénommé Charles, il fait partie du clan McCarthy (Mac Cárthaigh en gaélique), originaire du Munster, le sud de l'ile, une région sur laquelle ils règnent pendant tout le moyen âge.
Pas étonnant qu'il y ait une référence à Joyce. La première, la plus visible est la ponctuation. Finies, les distinctions pointilleuses entre virgule et point-virgule. C'est une spécificité de l'anglais, enfin celui de Oxbridge, avec son système d'espace ou non après la ponctuation. Il faut bien une règle stricte pour distinguer les élites d'Eton du menu peuple.
Cormac McCarthy, dans un entretien avec Ophra Winfrey, en 2008, revient sur cette « règle », citant
James Joyce et McKinley Kantor (1904-1977), auteur de plus d'une centaine de nouvelles. Pour ce qui est des virgules, elles sont supprimées, on l'a vu. « La virgule, pourrait-on dire, c'est une génuflexion devant un développement logique, une énumération ». Dans les conversations, point non plus de guillemets. La lecture s'en trouve facilitée. Enfin, les autres signes de ponctuation sont aussi quasiment inutiles, car « notoirement encombrants ». Ces modifications de la ponctuation sont encore minimes par rapport aux longues phrases de
Mathias Enard dans «
Zone » (2008,
Actes Sud, 516 p.) ou de
László Krasznahorkai, traduit par
Joelle Dufeuilly dans « le retour du Baron Wenckheim » (2023, Cambourakis, 528 p.).
Ceci dit, c'est plutôt la philosophie sous-jacente de ces romans, puisque j'inclue aussi «
le passager ». le « New York Times » a titré, pour son décès que son travail « adoptait une vision sombre de la condition humaine et était souvent macabre ». Ce n'est pas vraiment le cas, il s'agit, selon moi, plus qu'un répit à la culture de la mort, une proposition pour un plan tragique de sa conception. Et dans ce cas, le lien avec Joyce devient plus évident. Les quatre oeuvres, de Joyce et McCarthy, sont toutes deux préoccupées par les mêmes thèmes généraux, que sont la conscience et le suicide. de même, elles sont surtout préoccupées par la relation de la société avec la génération suivante. Cela en dit long sur notre « culture de la mort » actuelle et sur la mesure dans laquelle l'Occident s'y est engouffré.
Il convient de lire les romans de ces auteurs, catholiques irlandais, comme les tourments religieux, issus principalement de la culture mariale, qui ne semblent pas les abandonner. Dans les premières pages d'«
Ulysse », Stephen
Dedalus assiste à la parodie d'une messe catholique effectuée par Buck Mulligan. « Introibo ad altare Dei ». Plus tard, le roman passe devant une église dédiée à « Marie, étoile de la mer » (
Stella Maris) et joue avec des thèmes déjà explorés dans «
Dedalus Portrait d'un artiste en jeune homme » à travers la fixation de Dedalus sur la Vierge Marie en tant que « tour d'ivoire » et « maison d'or ». Ce sont également les termes utilisés par Bobby lors de la découverte du cadavre de sa soeur. « Tour d'ivoire, dit-il et Maison d'or ». L'expression fait partie des « Litanies de la Très Sainte Vierge Marie », telles qu'elles sont approuvées par l'
Eglise Catholique avec « Tour de David / Tour d'ivoire / Maison d'or / Arche d'alliance / Porte du ciel / Etoile du matin ».
La vie d'Alicia s'est construite autour des mathématiques après qu'elle se soit rendue compte qu'elle ne pourrait aimer Bobby et avoir un enfant. La scène dans laquelle elle berce son violon Amati, acheté avec l'argent de sa grand-mère est significative à ce sujet du transfert enfant-violon. Elle l'explique d'ailleurs durant sa thérapie. « Ce que je voulais vraiment, c'était un enfant. Ce que je veux vraiment », dit-elle. « Si j'avais un enfant, j'irais juste la nuit et m'assiérais là. Tranquillement. J'écoutais mon enfant respirer. Si j'avais un enfant, je me ficherais de la réalité ». Chose que l'on retrouve dans nom de « Thalidomide Kid », ou simplement « le Kid », la figure récurrente de ses hallucinations.
Ceci dit, il serait plus tentant de se tourner vers les mathématiques pour déchiffrer en partie Joyce et McCarthy, et plus spécifiquement vers la topologie. Dans ces deux cas, on a affaire à un père, créatif et savant, qui a l'intention de briser les codes existants. C'est bien sûr
Robert Oppenheimer et
James Joyce. Tous deux ont deux enfants, une fille et un garçon, tous deux également doués. Lucia Joyce pratique la danse, et la révolutionne, à la suite de son passage chez
Isadora Duncan. Giorgio veut croire en une carrière d'écrivain. Il est plutôt dilettante. Entre les deux enfants, une complicité s'établit, bientôt interrompue par un début de dépression de Lucia, qui sera internée. Certains biographes parent d'inceste, en fait un mauvais jeu de mot entre insecte et inceste. Voir et lire le livre, romancé, de
Annabel Abbs, «
La Fille de Joyce », traduit par
Anne-Carole Grillot (2021,
Editions Hervé Chopin, 416 p.). Chez les Western et Oppenheimer d'adoption, on a vu Alicia en thérapie, par manque de progéniture, et son frère Bobby, très doué, mais plutôt flambeur, qui cumule des petits boulots. En topologie, on appelle ce duo d'ensemble père-enfants un isomorphisme, c'est-à-dire une application qui fait passer d'un groupe à l'autre. C'est le domaine de Alexandre Grothendieck, le maître à penser d'Alicia. L'idée se poursuit, puisqu'à la mort de James, puis celle de Giorgio, le petit fils Stephen
Dedalus, devenu légataire de son grand-père, fera toute une scène au reste de la famille, brulant les papiers de famille, qui suppriment toute preuve de l'internement de Lucia. C'est le syndrome d'un père (ou ascendant) très brillant, dont la lumière finit par aveugler ses descendants.