L'objectif de ce très bon livre de Franz de Waal «
Primates et philosophes » est de montrer la morale comme un fruit de l'évolution, en s'appuyant sur son expérience de primatologue, sur des références philosophiques et sur sa réflexion personnelle, mais aussi en prenant le risque d'inviter des philosophes qui eux vont se concentrer sur «ce qui manque aux primates».
Quatre intellectuels sont donc invités à discuter de la « morale fruit de l'évolution » et d'une certaine « théorie du vernis » très polémique, qui en gros décrit l'homme qui serait égoïste par sa nature animale et moral par un « vernis » qui du coup serait situé non pas dans l'évolution mais dans la culture.
Le commentaire suivant tente de retracer quelques éléments d'enquête, des problèmes, des convictions ou des hypothèses, et pour tout dire c'est aussi le vécu de ma lecture.
EMPATHIE, RECIPROCITE, EQUITE, …
Puisqu'il «faut» des mots qui soient « parlants » pour décrire les comportements sociaux des primates, alors le primatologue «doit» s'expliquer sur la valeur heuristique du langage et c'est ce qu'il va faire de manière assez transparente. Mais on est philosophe peut-être en allant d'abord observer en silence les primates, et si possible en pleine nature.
Les compte-rendu d'observation de l'auteur ou d'autres reportages animaliers ne remplaceront pas un aperçu immédiat de la diversité des comportements et l'empathie immédiate qu'on peut ressentir au contact des primates. C'est l'empathie que les primates et d'autres espèces ont manifestement en commun avec nous.
Mais il y a des comportements moins immédiatement observables qu'il appartient au primatologue d'étudier, pour en révéler au fur et à mesure de la recherche, la complexité croissante. Et là évidemment une discussion va s'engager avec des philosophes comme
Philip Kitcher qui propose une autre grille de lecture minimisant la complexité.
De Waal expose « le dilemme qui agite aujourd'hui les sciences du comportement et qui peut se résumer au choix entre parcimonie cognitive et parcimonie évolutive… : une école vous met en garde contre la tentation de supposer ce que vous ne pouvez prouver et l'autre contre le risque de négliger ce qui pourrait exister ».
En s'éloignant d'un point de vue phylogénétique, de l'homme vers les grands singes puis vers les capucins, le problème du langage se pose de plus en plus clairement. Il s'agit au fond, entre les hommes comme entre n'importe quelle autre espèce, d'être capable de poser les bonnes questions à l'être qui est en face, d'adopter le point de vue de l'autre.
C'est le double défi qui se pose au primatologue ou au naturaliste ou à l'homme en général : tenter d'observer comment les animaux entre eux peuvent adopter le point de vue de l'autre tout en s'assurant soi-même qu'on est bien capable de comprendre les attentes de l'animal en face.
De ce point de vue les expériences les plus impressionnantes décrites dans ce livre sont menées avec les capucins. Pour tenter de mettre en évidence des comportements d'équité, des paires de capucins ont été entraînés dans une expérience où chacun pouvait observer l'autre en train de recevoir deux types possibles de nourritures, dont leur préférée qui sont les grains de raisins (Brosnan et
De Waal 2003). Dans ce cas il s'agit de comprendre d'abord les attentes pour comprendre ensuite les situations qui s'écartent plus ou moins de ces attentes.
Quant à la capacité d'adopter le point de vue de l'autre, que l'auteur appelle bizarrement « théorie de l'esprit animal », il avait déjà obtenu une confirmation pour les grands singes, mais le « rebondissement inattendu » a été l'observation de ce comportement chez les capucins. (Kuroshima et al. 2003).
D'autres observations, fortuites cette fois, laissent rêveur, comme celle d'une femelle bonobo (de Waal 1997) qui recueilli un étourneau, grimpa au sommet d'un arbre, puis « déplia « soigneusement » les ailes de l'oiseau, les ouvrit toutes grandes, et projeta l'oiseau dans les airs.
Chercher à comprendre l'autre, c'est comprendre la « polarité de la vie ». Ça me parait intéressant de citer ici le philosophe-médecin
Georges Canguilhem pour qui « la vie est polarité et par là, activité normative », avant que certains philosophes ne cherchent à déplacer cette capacité dans un registre moral sous le nom d'«auto-gouvernement normatif». (voir plus loin C.Korsgaard).
On anticipe encore un peu sur la suite avec cette proposition de l'auteur : « la théorie du vernis occupe un univers autiste ou presque » au sens d'une déficience au niveau de « l'adoption complète du point de vue d'autrui ». Pourquoi pas ? En lisant la suite ça correspondrait assez avec le sens commun, mais il faudrait poursuivre la discussion avec des médecin-philosophes comme
Canguilhem. A ce stade en effet, l'auteur rend compte de ses observations à travers un modèle de poupée russe qui emboîte successivement la contagion émotionnelle, l'empathie cognitive et finalement l'adoption complète du point de vue d'autrui.
CHOIX CORNELIENS et FLUCTUATIONS. L'entrée en lice de nos 4 intellectuels va monter en épingle la morale humaine, « la tour de la morale » selon l'expression de l'auteur. Je dirai même le donjon SM de la morale en lisant l'analyse de Christine Korsgaard. Mais pour faire suite aux situations décrites par le primatologue, on peut dire que la situation nouvelle est le choix cornélien d'où on pourrait tenter d'observer les comportements des animaux humains et pourquoi pas non-humains.
C.Korsgaard spécialiste de
Kant nous livre un postulat sans surprise, à savoir qu'une personne qui se conduit mal « a perdu sa nature humaine ».
Notre commentatrice avance que nous sommes « capable d'ignorer nos désirs naturels – le désir de préserver notre propre vie et le bien-être de nos proches – pour éviter de faire quelque chose de mal. »
Il faut à tout prix éviter le grand mal qui est « l'état sauvage de la nature » comme le rappelle cette célèbre citation de
Kant : « La guerre intérieure ou extérieure, dans notre espèce, a beau être un grand mal, elle est pourtant l'excitant de la pulsion qui fait passer de l'état sauvage de la nature à l'état social.»
Comme l'homme fluctue entre le bien et le mal, il perd et regagne sa nature humaine tout le long de sa vie, en cherchant à chaque fois l'«excitant de la pulsion» pour la regagner.
Notre commentatrice poursuit avec une version psychologisante : « Les êtres humains sont visiblement abîmés psychologiquement, et ces blessures suggèrent qu'il existe entre eux et la nature une profonde rupture ». En s'appuyant sur
Freud et
Nietzsche, elle estime que « le contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes résulte d'une intériorisation de nos instincts de domination retournés contre nous même ». « Psychologiquement, le phénomène de la domination me semble un terrain prometteur où chercher l'origine évolutive de la capacité à être motivé par un devoir. ».
Un souverain sadique impose à un individu soit de sacrifier sa propre famille soit de sacrifier un innocent. C'est un choix cornélien proposé par
Kant et voici sa morale.
« Personne ne peut savoir avec certitude comment il agirait dans une telle situation, mais chacun doit admettre qu'il est capable de faire ce qui est juste. ».
La norme que chacun se fixe pour agir ne s'applique ni à autrui, ni à soi-même dans le futur car cette situation est trop singulière.
Dans cette situation vue de l'extérieur, nous observerons donc des comportements humains « fluctuants » (wanton). Or ce concept repris par P.Kitcher et C.Korsgaard, a été établi par l'éthicien
Harry Frankfurt pour décrire les comportements des animaux non humains, « dominés par le corps et les émotions ».
Aussi étonnant que ça puisse paraître, il n'est question dans cet exposé de la morale, que de corps, de blessures, d'émotions, de pulsions, d'inconscient et de fluctuations.
Il aurait en effet été plus « classique » d'entendre parler d'esprit, de perfection, de raison, de conscience de soi et d'universel.
Lorsque Peter Singer « professe malgré lui » la philosophie de
Kant, il explique peut-être « malgré lui » la petite dose de sadisme qui le pousse à affirmer que leur conscience d'eux-mêmes, « expliquent que les hommes souffrent souvent davantage que d'autres animaux ».
Dans son analyse du « problème du Trolley » (Greene and Haidt 2002), qui est un autre choix cornélien, Peter Singer n'apporte aucune preuve d'une capacité ou d'un niveau de conscience humaine plus profonde aujourd'hui qu'il y a quelques siècles. A ce stade, l'imagerie neuronale est sans surprise lorsqu'elle révèle prioritairement l'activité des « aires » du cerveau liées à « l'émotion » et secondairement celles qui sont liées à la cognition.
Ces choix cornéliens, qu'il agisse du souverain sadique de
Kant ou du « problème du trolley » (également sadique), impliquent inévitablement des fluctuations qui posent le problème du sens de cette capacité normative qu'on appelle morale.
DROITS DES ANIMAUX ? le philosophe Peter Singer auteur du célèbre livre « La Libération animale » fait un aveu qu'on peut prendre comme une ouverture pour tenter de répondre à la question délicate du sens du droit des animaux : « En tant que philosophe, plutôt qu'activiste, je suis à vrai dire moins convaincu par la revendication de droits, qu'ils soient animaux ou humains ».
La discussion est d'autant plus ouverte que Peter Singer et
De Waal sont deux activistes engagés (sur le thème de l'expérimentation animale, notamment), mais l'émotion qu'ils partagent contraste avec la prétention exorbitante de la rationalité du droit.
L'auteur est plutôt conduit à faire « de la bienveillance, et non celle de droits, la clé de voute de notre attitude » car celle-ci fait déjà partie de notre « patrimoine », comme le montrent toute son expérience de primatologue et ce livre en particulier.
Puisque la discussion se déplace plutôt sur le terrain des obligations humaines, Peter Singer insiste encore une fois pour définir « le poids donné aux intérêts des animaux. », avant de reconnaître qu'au fond il s'agit bien de montrer au public que « les différences qui existent entre nous et les animaux ne sont qu'une affaire de degré ».
Cette compréhension de notre continuité animale émotionnelle et cognitive a peut-être plus de valeur pratique qu'une égalité de principe entre les hommes et les animaux. C'est-à-dire qu'elle permet d'imaginer une plus grande diversité des formes d'actions que simplement l'usage des mécanismes du droit. Ces initiatives peuvent avec un peu de chance se développer en répondant par avance à tout un réseau de priorités, comme la préférence du raisin pour le capucin, l'importance pour nous d'une nourriture saine et savoureuse, compatibles avec cette conviction profonde. Je crois que c'est intéressant de citer ici le travail du philosophe
Arne Naess dans «
Ecologie, communauté et style de vie » qui prépare les activistes à clarifier leurs valeurs pour agir plus efficacement dans un climat de bienveillance.
L'observation de l'altruisme chez les primates suggère que nous sommes « peut-être moins intentionnellement altruistes que nous voulons bien le croire ». « Notre fameuse rationalité est en partie illusoire ».
On cherche à rationaliser « les intérêts des animaux » en même temps qu'on rationalise les conditions invivables dans lesquelles ils vivent, dans les cages, les zoos, les élevages, les appartements et les portions de nature trop réduites.
La « partie illusoire » consiste à se penser en « profonde rupture avec la nature », et de là se croire libre en toutes circonstances de définir le bien et le mal. Ce qu'on peut prolonger avec
Spinoza : « et du fait qu'ils s'estiment libres, sont nées les notions suivantes : la Louange et le blâme, la Faute et le Mérite.»
CONSENSUS, CROYANCE et DARWINISME. L'auteur observe que nos 4 intellectuels cherchent à se détacher de la « théorie du vernis », ce qui est un signe encourageant compte tenu que cette « théorie » a « dominé la littérature évolutionniste pendant trente ans ».
Cependant il ne se fait pas d'illusion sur le fait que la moralité humaine continue à être pensée majoritairement « comme une contradiction avec notre passé animal voire la nature en général. »
Le consensus dans ce livre est fondé sur le darwinisme ou plutôt quelques citations extraites du livre « la descendance de l'homme… », mais il n'est pas du tout certain du côté des philosophes qu'il y ait un consensus sur la signification profonde de la théorie de l'évolution.
Le primatologue est à son tour invité à exprimer son point de vue sur les « traits modifiés » spécifiques de la « moralité humaine ». Et là je dois dire que je n'ai jamais été convaincu par ses positions, d'ailleurs aussi fluctuantes que les philosophies morales sont rigides, même si je préfère ces fluctuations là car on sait qu'elles manifestent aussi une recherche en cours, ou bien juste une limite de la conscience de soi.
Pendant ce temps l'auteur rappelle que les dogmes religieux se manifestent sur le plan philosophique, en misant tout sur « la notion semi-religieuse de perfectibilité » : « de gros efforts nous permettront peut-être de nous élever par nous-même »…au sommet de la « tour de la morale ». du reste, les opinions religieuses viennent également se glisser « inconsciemment » dans un certain « discours scientifique libéral ».
Mais je crois qu'on peut être plus précis dans le cas présent. En effet si on peut ignorer les dogmes religieux dans la philosophie de
Kant parce qu'elle vient « d'un autre siècle », en revanche C.Korsgaard (université de Harvard) ne peut ignorer les croyances au « sens religieux » lorsqu'elle comprend la morale comme « l'étape supérieure » qui consiste précisément à « ajuster » ses croyances avec l'expérience.
De la même façon je crois que c'est important de souligner le spécisme primaire ou « anthropodéni » du philosophe américain
John Dewey (dans «
Expérience et Nature » 1925), premièrement parce que son empirisme naturaliste ne semble pas au premier abord compatible avec une telle discontinuité, deuxièmement parce que sa philosophie très inspirante exerce une grande influence. Rappelons que
Philip Kitcher, l'un des 4 invités dans ce livre, est professeur
John Dewey à l'université de Colombia.
A C.Korsgaard, qui pense qu' « il n'y a qu'à voir les cultures sophistiquées » pour mettre l'homme "à part",
John Dewey pourrait d'ailleurs répondre que « nous avons troqué la superstition pour la sophistication ».
La recherche d'un consensus peut expliquer que l'auteur ne s'appesantisse pas sur les attitudes « semi-religieuses », en revanche il est embarrassant de le voir valider sans conditions certaines propositions de Darwin. Par exemple, on peut noter que la proposition suivante interdit toute future recherche sur cette fameuse « faculté » morale chez les « animaux inférieurs » : « Un être moral est celui qui est capable de comparer ses actes ou ses motifs passés ou futurs, et de les approuver ou de les désapprouver. Nous n'avons aucune raison pour supposer que les animaux inférieurs possèdent cette faculté.»
Je m'attendrais plutôt à que ce type de propositions soit traité comme une hypothèse, simplement par principe de « parcimonie » et pour « respecter les particularités de l'espèce en question », selon les termes de l'auteur.
Prenons maintenant cette autre proposition de Darwin :« Il n'est pas improbable que les tendances vertueuses puissent par une longue pratique devenir héréditaires ». Est-ce que ça ne rappelle pas furieusement le contexte où Huxley, très critiqué par
De Waal, développait son « discours du jardinier s'échinant à préserver son jardin des mauvaises herbes » ?
Tout ça est d'autant plus embarrassant que les partisans d'une « profonde rupture entre les hommes et la nature » comme C.Korsgaard, s'appuient sur des citations de Darwin qui pour le coup n'ont plus rien de scientifique, comme celle-ci :« ce mot court, mais impérieux, le devoir, dont la signification est si élevée.»
Dans sa conclusion l'auteur suggère de redonner temporairement la main aux biologistes sur les questions d'éthique, ce qu'on peut comprendre comme le temps pour les philosophes de s'imprégner de nouvelles données et de régénérer leurs croyances. Mais dans le même temps je m'attendrais à ce qu'à la suite du livre de Darwin « La descendance de l'homme… », les biologistes régénèrent certaines de leurs croyances après 150 ans d'expérience.
L'observation des comportements humains dans des situations « inhabituelles » pourrait éclairer la discussion, par exemple dans des situations sociales que certains qualifieraient de régression mais qui sont en fait des adaptations. L'auteur cite le cas de l'enfance complètement isolée de Kaspar Hauser (un peu romanesque) qui aurait perdu « tout raisonnement moral », mais on pourrait observer un scenario différent selon moi si cette situation d'«isolement» concernait une population entière, comme dans certains cas commentés par
Jared Diamond dans son essai sur l'inégalité des sociétés. Ce genre de situation pourrait évoluer jusqu'à l'isolement reproductif et donc la spéciation, tout en conservant cette fois les caractéristiques de la « moralité humaine ».