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EAN : 9782378801540
193 pages
L' Iconoclaste (19/08/2020)
3.82/5   1787 notes
Résumé :
Liv Maria est la fille d’une insulaire bretonne taiseuse, et d’un norvégien aimant lui raconter les histoires de ses romanciers préférés. Entourée de l’amour de ses parents et de ses oncles elle a vécu sur l’ile natale de sa mère dans un milieu protégé avec une douce quiétude et une certaine liberté jusqu’à « l’événement » qui lui fera quitter le cocon familial. Arrivée à Berlin comme jeune fille au pair, elle va vivre une histoire d’amour forte qui se terminera con... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (352) Voir plus Ajouter une critique
3,82

sur 1787 notes
°°° Rentrée littéraire 2020 #1 °°°

Voilà un très beau roman qui comblera les amateurs de portrait de femme subtil. Julia Kerninon pose un regard singulier sur l'intime et le banal du quotidien pour en extraire toute la complexité de la vie d'une femme, de la naissance à sa quarantaine.

Avec un remarquable art de la concision et de l'ellipse temporelle, elle dit à merveille comment une femme peut endosser différentes identités au cours d'une vie, comment ces facettes se superposent pour cohabiter, parfois avec une certaine sérénité, parfois dans l'antagonisme.

« Cette densité, l'épaisseur nouvelle des journées, voilà ce qui l'avait surprise. Elle se sentait un peu comme un scaphandrier, avec des semelles de plomb ; huit kilos, collés au sol marin, contemplant des merveilles inaccessibles aux yeux des terriens. Jamais auparavant elle n'avait eu à ce point la certitude d'avoir fait un choix. Autrefois, elle avait toujours su au fond qu'elle pouvait partir, et même si elle ne l'avait jamais fait facilement, elle l'avait fait plusieurs fois. La nuit, quand Flynn lui faisait l'amour dans le silence du sommeil de leurs enfants, elle ne parvenait pas à se dégager de cette vision de son propre corps comme un territoire déchiré entre plusieurs nations, avec la cicatrice de son opération, les traces de feutres des petits sur ses doigts, les marques de brûlaure de la cuisine. Et dans tout ça, moi. »

C'est assez fascinant de voir l'aisance avec laquelle l'auteur fait partager l'intériorité de Liv Maria, sur plusieurs époques, dans plusieurs pays, découvrant l'amour et le désir, traversant des histoires d'amour sans savoir laquelle sera la dernière, devenant mère. L'écriture douce et vive de Julia Kerninon accompagne avec élégance et évidence ce parcours à la fois faillible et complet, explorant dans toute sa complexité la palette des émotions traversées.

Malgré la force de vie de Liv Maria, malgré sa liberté, on sent rapidement que cet insaisissable mille-feuilles d'identités est prêt à vaciller. Et il vacille. le twist catalyseur m'a gêné au départ, le scénario reposant sur un énorme jeu du hasard auquel j'ai eu du mal à croire. Mais peu importe, on embarque avec Liv Maria dans sa tentative de se détacher de ses souvenirs, de se défaire de ce passé devenu secret inavouable, qui la happe malgré elle. Ce terrible caprice de la vie apporte une dimension de tragédie grecque à la Sophocle et fait monter en puissance la tension jusqu'au point final, superbe et radical, pour résoudre le dilemme moral initial.

Une très belle découverte que cette auteure talentueuse et sensible.
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Liv Maria, de Julia Kerninon, me laisse une impression bizarre, bilan d'une lecture qui ne m'a jamais convaincu. L'histoire de cette jeune fille devenue femme aurait pu s'emballer davantage, aller bien plus loin dans certains épisodes au lieu d'accumuler une série de situations plus ou moins crédibles.
Tout avait bien commencé pourtant sur cette île bretonne jamais nommée, reliée à la côte par un ferry. Un Norvégien, Thure Christensen, marin dans le commerce, avait épousé la cafetière du lieu, Mado Tonnerre dont les quatre frères vivent tout près. Liv qui signifie vie, est née en 1970 et, grâce à son père qui lui lisait Jack London, Faulkner, Beckett, elle s'éveille très vite à la littérature. Par contre, sa mère est dure, ce qui ne l'empêche pas de prononcer des mots d'amour, quand même.
Le roman est donc bien lancé avec des informations intéressantes sur le livre et le bois. Quand je lis qu'à quatorze ans, Liv Maria conduit sur les routes et chemins de l'île, je suis un peu surpris mais pourquoi pas ? À dix-sept ans, elle est agressée sexuellement par un ignoble individu alors qu'elle conduit, de nuit. Elle échappe de peu au pire. Sans délai, sa mère, au lieu de s'en prendre à l'agresseur, l'envoie à Berlin, où vit Bettina, la soeur de Thure.
Difficile d'imaginer le choc émotionnel pour cette jeune fille qui s'épanouissait en toute liberté sur son île, au moment où elle se retrouve, en 1987, dans une grande ville pas encore réunifiée. Comme c'est l'été, elle s'inscrit à des cours d'anglais donnés par Fergus, un prof irlandais qui lui parle aussi de Faulkner, la séduit. Liv Maria tombe follement amoureuse de cet homme déjà marié et père de trois enfants.
Le noeud du drame est là et je n'en dirai pas beaucoup plus. Simplement que l'été terminé, Fergus rentre en Irlande, promet beaucoup et ne donne plus signe de vie. Les parents de Liv Maria s'étant tués en voiture, elle rentre sur son île, reprend le café, monte un gîte pour les touristes puis part soudain pour le Chili.
Arrivé dans cette partie, je n'adhère plus à l'histoire. Trop d'invraisemblances inutiles pour prouver les grands talents de Liv Maria qui monte des affaires, les fait prospérer, aime des hommes et enfin rencontre, hasard incroyable, un jeune Irlandais, Flynn, qui voyage. Il a vingt-quatre ans, elle quelques années de plus : c'est l'amour fou. Liv Maria est enceinte. Ils se marient et rentrent en Irlande et, vous qui n'avez peut-être pas lu ce roman, commencez à deviner le noeud de l'intrigue…
La suite va poser énormément de questions sur l'identité, sur la vie passé qu'il faut assumer ou non. Julia Kerninon, je le reconnais, pose là de véritables questions de fond, laisse planer de terribles interrogations, met en scène des soi-disant amis du couple vraiment odieux, laissant présager, au fil des pages, une issue irrémédiable.
Au cours de ma lecture, j'ai donc alterné le bon et moins bon, la passion et la lassitude sans parler de certains développements pédagogiques pas toujours utiles comme la leçon d'anglais ou l'inventaire d'une librairie…
Liv Maria, livre faisant partie de la sélection du Prix des Lecteurs des 2 Rives 2021, met en scène une héroïne au talent fou. Hélas, la vie a été très cruelle avec elle, même si elle lui a permis de vivre de merveilleux moments, ce qui est un peu le cas de beaucoup d'êtres humains.

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Liv Maria, ce roman nous conte la vie d'une enfant née deux ans après que Thure Christensen, marin de commerce, embarqué à Bergen et ayant fait escale dans la ville bretonne face à l'île, ait rencontré Mado, dans le café-restaurant-épicerie de la famille Tonnerre, jusqu'à sa quarantaine. Née sur l'île au printemps 1970, « Ses jeunes parents l'avaient appelée Liv, un prénom qui signifie « vie » en norvégien, et Maria, parce que c'était la tradition insulaire de donner aux garçons comme aux filles le nom de la Madone pour les protéger de la noyade. »
Liv Maria, enfant unique, à qui sa mère apprend la dureté et le silence, devient très tôt une lectrice grâce à son père. Les quatre frères de sa mère, ses oncles donc, tous célibataires, lui apprennent, eux la pêche et même la conduite, dès l'âge de 14 ans, lui permettant ainsi de transporter tous ceux qui le voulaient d'un bout à l'autre de l'île bretonne. Une vie libre et heureuse jusqu'au soir, dans l'année de ses dix-sept ans, où elle est victime d'une agression sexuelle. Sa mère l'envoie alors à Berlin chez sa tante. L'adolescente déracinée découvre alors l'amour, auprès de Fergus, son professeur d'anglais, un Irlandais marié et père de famille, exilé le temps d'un été. Une fois reparti, elle n'aura plus de nouvelles, mais c'est sans compter sur le destin… Car la suite de sa vie sera moins sereine. Elle sera parsemée de drames, d'aventures et de multiples péripéties.
Dans les pas de Liv Maria, nous voyageons beaucoup et découvrons Berlin, le Chili, l'Irlande sans oublier cette île bretonne d'où elle part mais où elle revient à plusieurs reprises. Plus qu'un déplacement physique, c'est surtout le voyage intérieur de cette femme éprise de liberté qu'il nous est donné de suivre. Ce récit haletant nous permet de découvrir une femme multiple, à la fois forte et fragile, une femme honnête, pleine de contradictions toujours poussée par cette soif de liberté et la difficulté à concilier identité, féminité et liberté. C'est un portrait de femme, subtil, aux dimensions philosophiques que nous croque avec un immense talent Julia Kerninon, dans lequel les livres et la littérature ont une place prépondérante.
Le dilemme moral auquel se trouve confronté l'héroïne relève quasiment de la tragédie et est traité superbement par cette jeune auteure que je ne connaissais pas encore et qui en est pourtant à son cinquième roman !
Je viens de le découvrir car il fait partie des huit livres sélectionnés pour le Prix des Lecteurs des 2 rives 2021.

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Liv Maria dessine le portrait d'une femme qui recherche la liberté au prix des barreaux qui la musellent tant et plus.
Portrait d'une femme qui grandit dans l'amour de ses parents, d'un père qui lui donnera en héritage la passion des livres. Quand surgit un drame dans son adolescence, la voilà envoyée à Berlin où elle se découvrira à la fois orpheline des siens et nouvellement amoureuse.

On suit Liv Maria dans toutes ses tentatives de s'élancer au plus près de la liberté, affranchie des uns et des autres, mais toujours cloisonnée par de multiples secrets qui la façonneront année après année.

J'ai lu ce roman avec beaucoup de plaisir en ayant eu la chique coupée d'arriver à la fin alors que je m'attendais à une bonne cinquantaine de pages en plus.

Je reste avec mes questions sur cette mystérieuse Liv Maria, sur ses lendemains et la vie qu'elle se sera finalement choisie et une impression que ce roman aurait mérité d'être fouillé, creusé, approfondi, émotionnellement plus parlant.

Mais quand on est frustré d'arriver à la fin, c'est tout de même le résultat d'une bonne lecture qui m'aura happée et questionnée sur cette femme aux poignets d'or.
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Ce n'est certainement pas un chef-d'oeuvre de littérature, mais je lui donne quand même 4 étoiles volontiers car le portrait de cette jeune femme, que le lecteur suit depuis son adolescence jusqu'aux abords de la quarantaine, me paraît original dans sa structure et réussi dans son ensemble.

Liv Maria, c'est une fille battante, ayant la capacité de gérer son existence malgré ses peurs et ses doutes, malgré toutes sortes de pressions et, surtout, malgré son secret de jeune fille qu'elle veut conserver à tout prix. Elle devient vite une personnalité attachante pour le lecteur, elle est la véritable héroïne, tous les autres protagonistes devenant réellement secondaires tant elle les éclipse par ses décisions, ses actions, ses méditations personnelles.

C'est aussi un beau roman d'amour car Liv Maria sait aimer, aussi bien physiquement que sentimentalement. A-t-elle été réellement trompée par son premier amour? Elle finit par le croire, mais c'est sa pensée, qui n'appartient qu'à elle et se trouve peut-être au-delà de la vérité.

C'est un roman qui emmène le lecteur dans différents lieux, de la Norvège inconnue pour elle, à l'Amérique latine, au Chili, en passant par Berlin, la Bretagne et l'Irlande. Et le voyage intérieur de Liv Maria se déroule au fil de ces différents lieux et des rencontres qu'ils génèrent.

La littérature, le livre, la librairie ont aussi une place importante dans ce roman. Ils portent leur part de mystère et d'évasion et sont perçus par Liv Maria comme les transports éphémères de sa propre vie.

Même si le scénario comporte quelques invraisemblances dans l'enchaînement des hasards, celles-ci m'ont semblé occultées par la puissance de la personnalité de Liv Maria que Julia Kerninon fait émerger très haut dans l'océan des aléas et des turpitudes de la vie.

La fin peut surprendre ou décevoir, elle aurait sans doute mérité d'être un peu plus travaillée, pourtant la dernière phrase du livre me paraît boucler l'histoire avec réalisme et résignation.
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critiques presse (7)
Telerama
02 mai 2022
Présence intense, l’identité de l’héroïne brille dans le titre. Comment pouvait-il en être autrement avec une femme d’un tel tempérament ? Ce n’est pas un hasard si Julia Kerninon a choisi les trois premières lettres du mot livre pour nommer Liv Maria, élevée sur une petite île par un père fou de Faulkner, Beckett et London, et par une mère tenancière de café merveilleusement appelée Mado Tonnerre.
Lire la critique sur le site : Telerama
Actualitte
26 avril 2021
Liv Maria de Julia Kerninon fait partie des 5 titres sélectionnés pour le Prix des Libraires 2021.
Lire la critique sur le site : Actualitte
LeSoir
23 novembre 2020
«Liv Maria», le dernier roman de Julia Kerninon, est l'itinéraire mouvementé d'une femme qui se veut libre mais qui est marquée par un secret qu'elle juge inavouable.
Lire la critique sur le site : LeSoir
LaPresse
23 novembre 2020
Julia Kerninon a un don. Celui d'aller creuser au plus profond d'un personnage tout en racontant sa vie, toutes ses vies, en 200 pages à peine.
Lire la critique sur le site : LaPresse
Actualitte
09 novembre 2020
Dans les pas de Liv Maria, l’auteure nous fait naviguer entre liberté, identité et féminité, se demandant comment rester une femme libre lorsque l’on a tant vécu, lorsque l’on devient épouse et mère.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Bibliobs
22 octobre 2020
L'autrice d'« Une activité respectable » bâtit ici le destin fabuleusement tragique d'une héroïne victime d'une agression sexuelle à 17 ans, orpheline de parents et finalement ancrée dans une histoire de famille paisible en Irlande.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
LeFigaro
08 octobre 2020
L'histoire de cette femme vaillante et sensuelle, courageuse et honnête.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (292) Voir plus Ajouter une citation
C'était comme si son enfance avait été effacée, mais seulement en partie, comme une photographie brûlée à la flamme d'une bougie à des endroits précis, avec uniquement son visage à elle qui subsistait sur les images, comme son visage d'enfant subsistait dans son visage d'adulte, avec la même étrangeté inexplicable. (p 79)
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Son père était un lecteur et il avait fait de sa fille unique une lectrice. Sa mère lui apprendrait la dureté et le silence, ses oncles lui apprendraient la pêche et la conduite, mais d’emblée, le plus tôt possible, son père lui avait appris à lire. Le soir, il venait s’asseoir au bord de son lit pour lui lire L’amour de la vie, une nouvelle de Jack London, quand elle n’avait pas encore dix ans. London, Faulkner, Beckett, Hardy, c’était le genre d’histoires qu’il lui lisait, qu’il voulait porter à sa connaissance, à elle, une petite fille. Sa sélection brassait indifféremment livres pour enfants et livres pour adultes, si bien qu’il ne sembla jamais à Liv Maria qu’il existait de réelle frontière, non pas seulement entre ces catégories littéraires, mais entre ces deux états. Les contes de Grimm étaient très cruels, après tout, alors que Samuel Beckett, l’austère, le pessimiste dramaturge Beckett, avait écrit des pages si émouvantes sur les biscuits, dans Murphy, des pages dont le père de Liv Maria avait pressenti avec justesse qu’elles parleraient à un enfant. Parce que leur problématique – dans quel ordre manger les petits gâteaux, et pourquoi, et ce qu’impliquerait le changement, résonnait avec sa vie quotidienne.
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INCIPIT
Mes parents font l’amour et je ne suis pas encore là.
Quand ils escaladent l’escalier de leur chambre, juste après le déjeuner, et qu’ils s’enfouissent sous les duvets de leur lit bateau, je regarde les mouvements de reins de mon père et je m’étonne qu’un homme d’un mètre quatre-vingt-dix et de cent vingt kilos puisse onduler comme ça. Seuls les petits pieds de ma mère dépassent du cadre de bois sculpté. Secrètement, je m’imagine que, la nuit, mes parents retrouvent la même taille, que la nuit ils sont égaux.
J’ai été voulue, je crois, appelée à tue-tête, mais je ne suis pas encore. Dans l’obscurité du ventre de ma mère, un spermatozoïde paternel, que j’aimerais imaginer comme un drakkar, mais que je sais au fond de moi se rapprocher plutôt d’un marsouin joueur, fend une eau onctueuse pour atteindre quelque chose de rond.
Et alors je commence à devenir. Bientôt, je serai vraiment moi.
Mon nom est Liv Maria Christensen.

Liv Maria avait cru comprendre un jour que l’union de ses parents était une source d’étonnement pour ceux qui les entouraient. Une fille de l’île avec un Norvégien, une fille d’ici avec un étranger, pour commencer. Cet homme grand et gros avec cette brindille, ce colosse plongé dans ses livres avec une tenancière de café – que pouvaient-ils bien avoir à se dire ? Liv Maria ne savait pas, elle non plus, elle savait seulement qu’elle les entendait murmurer jusque tard dans la nuit, discuter à bâtons rompus. Souvent, le soir, quand elle était petite fille, elle venait sans un bruit s’asseoir en haut de l’escalier de leur maison pour les écouter sans jamais parvenir à saisir le sens de ce qu’ils se disaient, comme s’ils avaient naturellement adopté un volume sonore qu’on ne pouvait décoder sans se trouver dans leur champ de vision. Alors elle restait sur sa marche en bois, tendant l’oreille, silencieuse, contemplant leurs ombres projetées par le feu sur le mur à côté d’elle, bercée par les chuchotements – le matin, pourtant, elle se réveillait magiquement transportée dans son lit bordé, et ni son père ni sa mère ne faisait aucun commentaire. C’était simplement la vie de famille.
Cette surprise que les autres manifestaient devant ses parents, Liv Maria la balayait sans une hésitation. C’était évident. Son père était un lecteur, et sa mère était une héroïne. Son père aimait les histoires, et sa mère était un personnage. Jane Eyre, Molly Bloom, Anna Karénine, et Mado Tonnerre dans son café, telle que son père l’avait vue pour la première fois, le jour où il y était entré pour passer le temps jusqu’à l’arrivée du ferry qui devait le ramener sur le continent. Thure Christensen était à l’époque un simple marin de commerce, une profession qu’il avait embrassée sans réelle conviction, embarquant à bord d’un porte-conteneurs comme sur sa propre vie, donnant corps à une métaphore le temps de se trouver lui-même. Il avait voyagé une semaine depuis Bergen, et puis le tanker avait fait escale dans la ville bretonne face à l’île. Il avait pris un ferry pour aller visiter, et après avoir arpenté les dunes et les criques, il avait rencontré la mère de Liv Maria dans le café-restaurant-épicerie que possédait depuis toujours la famille Tonnerre. Mais c’était aussi une armurerie. J’ai demandé une tasse de café à ta mère, et elle, elle a poussé les boîtes de balles pour attraper le sucrier, et c’est là que je les ai vues, toutes ces boîtes, et je me suis demandé où j’étais tombé. Alors, c’était ça, la France ? Je venais de ce tout petit village en Norvège et je ne connaissais rien du monde. C’était mon premier indice sur les pays étrangers – ailleurs, les gens vendaient des munitions dans les salons de thé. J’essayais de comprendre ce qui était différent, en dehors de mon pays, et ce que j’ai vu en premier, c’était ça : des balles et de la porcelaine, et ta mère qui n’était pas encore ta mère.
Liv Maria pouvait parfaitement imaginer Thure à vingt-deux ans, innocent, assis sur le tabouret de bois en attendant son café, voyant apparaître soudain devant lui Mado, hâlée, avec ses yeux perçants et ses cheveux bruns, figée dans la dernière seconde où il la contemple avant de l’aimer. Comme dans un tableau, son père avait vu sa mère ce jour-là entourée de ses attributs – la porcelaine du petit commerce et les balles destinées à la lande sauvage, la domesticité et la guerre, Pallas Athéna avec sa chouette et son bouclier. Et peut-être qu’il avait su confusément ce qui l’attendait avec cette femme – un foyer tumultueux, un bonheur féroce et une fin tragique, mais jamais l’ennui.
Sur sa mère, son père avait dit deux choses distinctes que Liv Maria n’avait jamais oubliées. La première, un jour où ils la regardaient tous les deux sur la plage, courbée, cherchant des coquillages dans le sable : La différence entre ta mère et les autres femmes – ou entre les femmes que moi, je connaissais à Namdalen – c’est la même qu’entre une pomme domestique et une pomme sauvage. Regarde-la. Elle est plus petite, plus dure, elle exige plus de subtilité pour être aimée. Mais elle est comme ça parce que rien ni personne ne la fait plier. Elle emprunte les chemins difficiles qui semblent être les seuls qu’elle connaisse, et c’est tout. La deuxième chose, un soir où ils fêtaient tous les trois le treizième anniversaire de mariage des parents – sa mère était partie dans la cuisine chercher les petites cuillères pour manger le kvaefjordkake traditionnel, et son père s’était incliné légèrement vers Liv Maria pour lui chuchoter, les yeux embués : J’ai eu de la chance qu’elle m’épouse, tu sais. Je n’étais vraiment rien du tout, à l’époque. Je suis arrivé ici sans prévenir, mes mains étaient vides, mon cœur était plein. Elle aurait pu trouver beaucoup mieux que moi. Elle le savait très bien. Elle m’a tout appris. Elle m’a donné mon enfant. Et pour ça, je lui suis éternellement reconnaissant.
Liv Maria ne savait pas exactement ce qui s’était passé le premier jour, ni quel enchaînement de hasards et de choix avait décidé son père à démissionner de la marine marchande, et sa mère à faire une place sur son île exiguë, dans son cœur si souvent serré comme un poing, à ce jeune homme naïf qui ne parlait pas encore sa langue. Ce qu’elle savait, en revanche, c’est que deux ans plus tard, au printemps 1970, elle était née là, sur l’île. Ses jeunes parents l’avaient appelée Liv, un prénom qui signifie vie en norvégien, et Maria, parce que c’était la tradition insulaire de donner aux garçons comme aux filles le nom de la Madone pour les protéger de la noyade.
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C’était une baleine. Personne ne l’avait encore vue. Une baleine morte, échouée là, tiède, mais morte. Liv maria en avait fait le tour, caressant de sa main sa peau couverte de petits coquillages. Elle se rappelait que les baleines peuvent exploser quand elles ont commencé à se décomposer. Un simple trou dans leur enveloppe libère des litres d’entrailles en geyser. Sa baleine était morte depuis quelques minutes quand elle l’avait découverte. Elle était morte sur le sable de cet endroit inconnu, un endroit où jamais une baleine n’aurait dû se trouver et où elle ne pouvait connaître personne. Complètement dépassée, sortie du rang. La ligne d’affleurement des vagues sur le rivage, premier cercle de son enfer.
Liv Maria avait frissonné. Il faisait froid. Elle avait besoin d’un abri. Elle avait ramassé un morceau de bois flotté sur le sol, elle l’avait calé dans la bouche de la baleine et elle avait poussé, de toutes ses forces, et la bouche s’était ouverte et n’avait plus bougé. (…) Liv Maria s’était accroupie pour se glisser entre ses deux mâchoires et s’asseoir là, à l’abri, dans sa bouche. Elle avait pleuré pour la baleine, et après elle avait pleuré pour elle, Liv Maria Christensen.
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Les gens demandaient souvent à Flynn d’où lui venait sa passion pour le
bois. Parfois il répondait : Le bois a commencé à m’intéresser quand
j’ai vu le cercueil de mon père. D’autres fois, il associait plutôt l’éveil de
son intérêt à la grande tempête d’octobre 1987, qui avait eu lieu quelques
semaines à peine après l’enterrement. Dans la soirée du 15, à l’heure où la
plupart des habitants se mettaient au lit, l’intensité des vents n’avait été
mentionnée ni à la radio ni à la télévision. Et puis, c’était arrivé sans
prévenir, comme la mort – le vent avait pris tout le monde de court. Le
lendemain, quinze millions d’arbres arrachés, parmi lesquels on comptait
six des sept chênes éponymes de la ville de Sevenoaks, dans le comté de
Kent. Des spécimens rarissimes étaient tombés aux Kew Gardens, à Hyde
Park, au Chanctonbury Ring. C’était la pire tempête à frapper l’Angleterre
depuis presque trois cents ans. Flynn se souvenait d’être resté devant le
poste, immobile en pyjama, captivé, tandis que les images à la télévision,
des souches centenaires brisées pointant comme des os, se mêlaient
inextricablement au visage bleui de son père mort dans son cercueil. La
dévastation du paysage, la disparition d’arbres-trésors, un monde entier
écroulé, et son monde à lui, détruit aussi. Son père. Les forêts. Tout se
mêlait dans la sensation d’absolue vulnérabilité qui l’avait étreint cet
automne-là. Il ne savait plus ce qui avait prédominé, ce qui avait été
déterminant. Il savait simplement que, quelque part au cours de ces jours-là,
l’année désespérée de ses treize ans, il s’était pris d’une passion profonde
pour les arbres, le bois, et leur destin respectif.
Ses premiers mots forestiers, Flynn les avait découverts et appris à cette
époque-là. Il y avait cette idée qu’après les catastrophes on pouvait agir,
chercher et inventer des solutions, prendre des mesures, sauver quelque
chose du désastre. Un arbre déraciné était un motif de chagrin, mais,
correctement débité, stocké et traité, son bois pouvait devenir autre chose,
poursuivre sa vie sous une autre forme. Flynn s’était accroché à cette idée.
Après le lycée, il avait intégré l’institut technologique de Dublin dans la
filière bois. Pendant trois ans, il avait appris, touché, sculpté le matériau qui
le fascinait. Quand il rentrait chez sa mère pour les vacances, à Lismore où
elle avait déménagé, il allait marcher dans les petits bois alentour, observant
les arbres, écoutant les oiseaux, essayant d’imaginer à quoi pouvait
ressembler cet endroit autrefois. Les bouleaux, les saules et les noisetiers
avaient été les premiers arbres à arriver en Irlande, il y avait plus de dix
mille ans. Les spécialistes estimaient que les primevères et les anémones
étaient apparues sous l’ombre modeste projetée par les bouleaux. Les forêts
de bouleaux avaient été rapidement remplacées par des chênes et des ormes,
et les noisetiers réduits à des arbustes sous la canopée. D’autres essences
comme le sorbier s’étaient épanouies dans les trouées naturelles – alisier
blanc, houx, lierre et chèvrefeuille. L’Irlande avait été littéralement un pays
d’arbres. Aucun territoire au monde ne possédait davantage de noms de
lieux liés au bois. À l’époque des guerres élisabéthaines, la forêt était un
refuge pour les rebelles, et ce fut donc aussi ce que les colons détruisirent
en premier en s’installant. Ils avaient coupé les arbres comme les têtes, saisi
le bois comme la terre, inflexibles, ravis. En une seule génération, les
dernières grandes forêts avaient disparu, certaines délibérément brûlées,
d’autres pillées pour reconstruire Londres après le grand incendie de 1666,
et, surtout, pour alimenter la construction de la flotte anglaise, qui avait
permis au royaume de fonder un empire et de gouverner le monde pendant
des siècles.
Après l’obtention de son diplôme d’ingénieur, Flynn avait étudié la gestion,
effectué plusieurs stages. Tout un été, l’année de ses vingt-quatre ans, il
avait travaillé comme garde-forestier, lisant Thoreau, observant les arbres et
les petits animaux. Il savait ce qu’il voulait faire, même si ça ne semblait
évident qu’à lui. Il voulait travailler dans une scierie. Les gens lui
demandaient, surpris : Toi qui aimes tant les arbres, une scierie ? Autour de
lui, on semblait s’attendre à ce qu’il travaille plutôt dans la préservation des
forêts, la défense de l’environnement – peut-être, à la limite, comme
ébéniste. Mais chaque fois qu’il prononçait le mot scierie, ses interlocuteurs
sursautaient comme s’il les avait frappés en traître. Pourtant, Flynn tenait
bon. Savoir combien d’arbres étaient plantés chaque année pour compenser
la déforestation lui importait peu – il voulait être la sentinelle à l’autre bout
de la chaîne, il voulait assister les arbres coupés, faire le compte net des
disparus, être là dans les moments difficiles, parce que son amour était
sincère.
Mais avant de chercher le poste qui serait l’aboutissement de l’éducation
qu’il avait choisie et suivie durant les dix dernières années, il avait mis de
côté l’argent d’un voyage, pour partir faire une sorte de tour du monde,
avant de rentrer chez lui et de commencer la vie qu’il imaginait. Il n’avait
que vingt-quatre ans, après tout. Il avait rempli soigneusement un sac à dos
de vêtements et de ses livres préférés – Walden ou la Vie dans les bois,
Apple Acre et le classique Sylva – et il était parti.
Il aurait voulu aller voir tous les arbres remarquables dont il avait entendu
parler dans les livres et qu’il voyait dans ses rêves – le chêne d’Allouville,
en France, l’Old Tijkko, sur la montagne de Fulufjället en Suède, la glycine
du parc Ashikaga au Japon – mais malgré ses efforts d’économie il n’avait
pas assez d’argent pour visiter tant de lieux épars, si bien qu’il avait dû
restreindre ses ambitions. Après réflexion, il avait décidé qu’il irait voir les
séquoias géants dans les réserves naturelles américaines, le General
Sherman en Californie, et puis ensuite l’arbre de Tule, un cyprès de
Montézuma, dans l’État d’Oaxaca au Mexique. Il avait suivi cet itinéraire à
son rythme, dormant dans des auberges de jeunesse, grignotant des
sandwiches dans les bus Greyhound qui lui rappelaient Kerouac. Après
avoir atteint son objectif au Mexique, considérant qu’il lui restait de
l’argent, il avait poursuivi sa descente vers le sud, fasciné par la façon dont
le paysage changeait à chaque kilomètre parcouru. Il voyageait depuis six
mois quand il était arrivé au Chili. Il avait pris un bus, puis un autre bus,
puis encore un autre bus. Et là, dans une ville dont il n’avait jamais entendu
parler auparavant, alors qu’il pensait avoir vu tout ce qu’il avait à voir, et
qu’il s’apprêtait à rentrer chez lui pour commencer sa carrière comme il se
l’était toujours promis, il avait découvert une chose plus extraordinaire
encore que les arbres extraordinaires qui l’avaient attiré si loin de chez lui –
l’amour.
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Lecture par l'autrice & Julia Kerninon Rencontre animée par Jennifer Padjemi Années 80 dans le nord de l'Angleterre. Yrsa grandit avec son frère Roo et sa mère infirmière. Démunie, leur mère les confie à leurs grands-parents, membres de l'Église Adventiste du 7e jour. Au fil des ans, Yrsa subit, de façon insidieuse puis frontale et traumatique, l'emprise des hommes sur son corps transformé.
Le récit d'Yrsa est le contrepied poétique et touchant au male gaze, par la voix mutante d'une enfant, d'une soeur, d'une ado, d'une escort, d'une poétesse dans l'âme, d'une femme en plein empowerment. La Vie précieuse est un ultra-moderne récit de formation, qui rappelle les effets de composition cinglants de la réalisatrice Michaela Coel (série I May Destroy You) et les envolées pleines de vie et de rage de Kae Tempest. Libre, déterminée, militante féministe et intersectionnelle, Yrsa Daley-Ward a imposé sa voix dans le monde entier, saluée par le Pen Prize du meilleur roman autobiographique. Elle a par ailleurs collaboré avec Beyoncé en 2020 pour le film et l'album Black is King.
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