« Est-ce la destinée, ou est-ce ma faute ? J'arrive toujours quand on éteint »
Ce constat désabusé est celui de
Paul Morand dans «
Venises ». Une Venise plurielle comme l'est la vie et plus encore sa vie.
Diplomate-écrivain, ambassadeur nommé par Vichy et révoqué par
De Gaulle, contraint à l'exil puis modèle de cette nouvelle génération d'écrivains qu'on appellera par la suite les Hussards,
Morand ne laisse
pas indifférent.
De loin en loin au gré des fortunes diverses de son existence,
Morand sera toujours fidèle à Venise qui résume si bien dans son espace contraint la durée de toute vie, quoi qu'on fasse en suspens au milieu du vide, entre les eaux foetales et celles du Styx.
Par goût et par fonction,
Morand fut un grand voyageur. Mais pour lui, le centre du monde c'est Venise. « Au sommet du Campanile j'embrassais Venise, aussi étalée que
New-York est verticale, aussi saumonée que Londres s'offre en noir et or. L'ensemble est lavé d'averses, très aquarellé, avec des blancs rompus, des beiges morts, relevés parle cramoisi sombre de façades pareilles à la chaire de thon. Un air violent secoue la lagune, poussant des nuages aussi légers que ces nouvelles voiles en nylon des régates, au Lido ».
En cette fin des années 60 nous sommes dans les
pas de
Morand et de
Maurice Rheins, le célèbre commissaire-priseur, « au front d'intellectuel, et la taille d'un sous-lieutenant, l'oeil précis et ingénu ». Ils se rendent à la vente du Labia, le dernier palais vénitien à dégorger ses richesses. Il y a quelque chose d'une fin de vie dans ce vieux palais désormais dépouillé de ses tableaux dont les plafonds désertés par les lustres monumentaux, comme percés de trous de rats, révèlent la décrépitude ; toute une vie refluant en une escadre hétéroclite et désordonnée de vases de chines, de girandoles et de canapés sinueux .La vente faite, il ne subsiste que la « cohue des déesses peintes à fresque pour toujours, désormais maîtresses d'un Labia désert, au rire éternel, comme celui des filles du Rhin ».
Morand finira sa destinée
pas très loin, dans le cimetière de Trieste, veillé par la foi orthodoxe, auprès de sa femme, d'origine grecque.
Au bord de la lagune, toujours s'enfonçant, la vie continue, « un peu comme une pièce de
Beckett jouée dans les arènes de Nîmes ».