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Commissaire Maigret - Romans et ... tome 18 sur 103
EAN : 9782253143154
160 pages
Le Livre de Poche (09/11/2005)
3.65/5   77 notes
Résumé :
Après une soirée trop arrosée, le vieux Gassin, en regagnant son bateau, tombe à l'eau et est aussitôt agrippé par un deuxième homme en passe de se noyer. Ce dernier n'est autre que Ducrau, le patron de Gassin. On les repêche et on s'aperçoit que Ducrau a reçu un coup de couteau dans le dos avant de se retrouver dans le canal. On parvient à le sauver et il demande l'intervention de la police, ce qui déclenche l'enquête de Maigret…

Adapté pour la télév... >Voir plus
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C'est avec le tramway 13, le dernier « Bastille – Créteil » que nous débarquons à Charenton, au quai des Carrières, le long de la Seine, pour pénétrer dans un débit de boisson dans lequel « la lumière est grise et sent le sommeil ». Gassin quitte l'estaminet afin de rejoindre sa péniche mais, la démarche hésitante, le vieil homme chancèle et tombe de la passerelle. le voilà dans l'eau à essayer de remonter sur la planche quand il se met à hurler, à se déchirer la gorge d'épouvante.
Les clients des bistrots et les mariniers le tirent de l'eau. Une jeune femme sort de la péniche et crie à son tour : un corps flotte tout à côté. C'est Émile Ducrau, « le patron » celui des carrières et des remorqueurs.
Il vole la vedette à Gassin qui en profite pour s'éclipser, chipant une bouteille d'alcool qu'il boit à même le goulot pour se remettre de ses émotions : le noyé l'a agrippé dans l'eau.
L'éclusier accourt avec sa machine respiratoire, le patron du bistrot lève et abaisse les bras de la victime, le docteur arrive, le noyé reprend connaissance, «il a reçu un coup de couteau dans le dos » déclare le médecin.
Le surlendemain, le tramway apporte Maigret « du soleil plein les yeux, du bruit plein les oreilles » dû au vacarme causé par le concasseur de pierres.
« La peau moite et voluptueuse comme elle ne l'est qu'aux premiers soleils d'avril », il rend visite à Émile Ducrau. La bonne vient lui ouvrir au bout de quelques minutes en se rhabillant ne laissant aucun doute sur ses ébats avec le patron.

Voilà comment, en dix pages, nous sommes immergés dans une nouvelle enquête de Maigret, tous les sens en éveil, prêts à un nouveau voyage dans le temps au bord de la Seine que nous ne quitterons pratiquement plus des yeux jusqu'au dénouement de l'affaire. le microcosme de l'écluse n°1 nous happe et, en même temps que le commissaire, nous rentrons dans un nouvel univers : deux bistrots faisant face au quai, les péniches qui occupent le canal, le concasseur de cailloux, quelques maisonnettes et, dominant ce décor bien vivant, la haute maison de six étages des Ducrau.
Maigret va mener son enquête, comme à son habitude, cherchant à connaitre la victime, son entourage, ses habitudes. Ce sera d'autant plus facile que Ducrau n'est pas mort et que, bien que refusant de dénoncer son agresseur, il livrera l'histoire de sa réussite non sans une certaine fierté. Travailleur forcené et grand jouisseur, fort en gueule, il ne laisse personne indifférent avec sa parole agressive et cynique. Il n'a de cesse de provoquer sa famille qui encaisse le flot de ses réflexions blessantes. Sa pauvre femme, à l'attitude et l'apparence piteuses, tremble devant lui. Sa fille est mariée à un raté qui louche sur sa fortune. Son fils, logé au 5è étage a une santé fragile et même sa maîtresse installée dans son propre immeuble le déçoit.

Bien au-delà de l'enquête policière, réussir sa vie ou réussir dans la vie, tel est le thème centrale de cette histoire tragique. Simenon insiste sur les changements de regards que Ducrau portent sur Maigret, tantôt agressifs ou triomphants, tantôt tristes ou résignés, laissant voir les amères déceptions de l'orgueilleux propriétaire. C'est davantage un drame inhérent aux sentiments humains qui s'apparente donc plus à un roman noir qu'à un roman policier.

Si l'on connaît un tant soit peu la vie de Simenon, on ne peut s'empêcher d'y trouver des similitudes. Il vivait lui-même avec femme, maîtresses et bonnes, sans compter les maisons de passes, et il avait du mal à choisir entre les mondanités parisiennes et la simplicité provinciale.
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Au fil de ses aventures dans un monde qui a tout d'un kaléidoscope de brumes et de lumières, le commissaire Maigret a rencontré toutes sortes de personnages et fait face à toutes sortes de situations. Parlons d'abord des femmes car, pour ceux qui connaissent les relations de Simenon avec la gent féminine et plus encore ce lien d'amour-haine qu'il entretint jusqu'au bout avec sa mère, il y a là quelque chose de très étonnant. Cet homme à femmes, ce mari volage, ce père ambigu qui inventa le personnage de Maigret, est aussi l'auteur de quelques uns des plus beaux portraits de femmes de la littérature. Certaines de ses héroïnes, même quand on les sait coupables, sont tout bonnement extraordinaires de vérité et de dignité. Crime ou pas, on a envie de les aimer : elles sont si fortes, si rassurantes ... Simenon a aussi magnifiquement recréé les gorgones de l'Antiquité, les réincarnant les unes en femmes fatales, les autres en impeccable mères de famille dissimulant, sous leurs beaux atours à la messe du dimanche, une folie qui rampe et s'insinue ... Les jeunes filles ne sont pas à négliger: innocentes mais résolues, incompréhensibles, superficielles, découpées en silhouettes ou brodées en poupées, prêtes à tout par amour ou solidarité, excentriques aussi et, bien sûr, ce qu'on appelait encore à cette époque les "vieilles filles" comme la Julie du "Port des Brumes" ou la "Félicie" de "Félicie est là."

Mais par le nombre, les hommes conservent la partie belle. On évoquera, non sans quelque tendresse, les demi-sels qui, sortis des obligations du "métier", ne demandent pas mieux que de prendre une bière avec un Maigret que, dans le fond, ils admirent et respectent ; la masse des notables, petits ou grands bourgeois, presque tous insupportables, en tous cas au premier regard, snobinards ou faussement joviaux, toujours prêts à citer le procureur ou le préfet qui est "de leurs amis", alcooliques ou d'une sobriété trop donneuse de leçons pour être honnête, toujours prêts à courir le jupon, sans honte pour les célibataires, dans l'ombre et avec mille précautions pour les hommes mariés, parfois foncièrement honnêtes mais acculés au crime parce qu'une imprudence les a projetés entre le marteau du chantage et l'enclume de la révélation d'une erreur passée ; leurs domestiques, impassibles ou révoltés, qui cachent tous quelque chose ou alors mènent délibérément Maigret sur une fausse piste pour le bénéfice de leurs maîtres ; les "petits métiers", à savoir cabaretiers rubiconds, aubergistes maussades, bateliers à demi mutiques, marins eux aussi taiseux par nature mais qui, lorsqu'ils ont bu n'importe quoi, se mettent à bramer bien haut tout ce qu'on ne voudrait pas entendre, et puis, par-ci, par-là, quelques paysans, dont on ne peut guère dire qu'ils se montrent plus bavards ; la lie de la pègre, qui, en général, ne fait que passer mais qui occupe bien la scène quand on lui laisse carte blanche ; un ou deux enfants de choeur, qui se glissent dans les rues des petites villes pour réveiller les nostalgies d'enfance du commissaire ... ; sans oublier les policiers, les honnêtes et les ripoux, et, tout à fait à part, le célèbre inspecteur Lognon, mieux connu de la P. J. et des lecteurs de Simenon sous son surnom ô combien évocateur de "l'Inspecteur Malgracieux."

Et pourtant, il faut bien l'admettre, rares sont, dans cette foule virile, ceux qui se sentent assez forts pour affronter le défi Maigret. Pietr-le-Letton est de ceux-là et le Dr Michoux, qui ne consulte jamais, est confondant de froideur. Autre exception, sidérante parce que comme toute faite de la glace la plus pure : Grandmaison, le maire du "Port des Brumes." Et puis, dans "L'Ecluse N°1", apparaît Emile Ducrau, patron-marinier qui traîne sur les quais de la Seine une silhouette qui se veut invincible et un caractère qui n'a pratiquement rien à exprimer pour que le plus idiot comprenne que mieux vaut ne pas s'y frotter.

Dès le début, Ducrau et Maigret se reconnaissent comme nés sinon du même moule, en tous cas de moules voisins : ambitieux tous les deux, habitués à penser et à raisonner de telle sorte qu'ils déroutent leur adversaire, lequel s'imagine, bien à tort, qu'ils ne pensent ni ne raisonnent, ne lâchant jamais l'un la piste qu'il suit, l'autre l'affaire qu'il a flairée, tous deux monstres de volonté et aussi d'entêtement, tous deux lourds de cette "pesanteur" dont Simenon qualifie souvent Maigret tout en précisant qu'il est bien difficile de définir correctement la nature du phénomène.

Mais attention ! Il y a pourtant de subtiles, d'essentielles différences entre Ducrau et Maigret. La plus importante peut-être, c'est que Maigret a un foyer où se resourcer, une Mme Maigret sur qui il peut toujours compter - et qu'il aime, à sa manière bourrue et taquine même si, comme l'affirma un jour Simenon dans une interview, il pensait pour sa part que Maigret trompait sa femme de temps à autre mais que, lui, Simenon, n'était pas attiré par l'idée d'en faire un livre.. Pour Ducrau, ce n'est pas du tout la même chose - et c'est là, d'ailleurs, que réside le drame qui viendra à bout de lui : oui, il est marié et, contrairement au couple Maigret, resté sans enfants après la mort d'une petite fille, il a deux enfants, un fils et une fille. On peut même y adjoindre un beau-fils, qui est dans l'armée. Mais cette famille est une coquille vide ou presque et Ducrau ne l'aime pas. le lecteur finirait par s'en apercevoir très vite si le patron-batelier qui, autre différence avec Maigret, est plutôt du genre bavard, ne l'en prévenait largement à l'avance.

"L'Ecluse N°1" peut se résumer à un affrontement entre deux fortes personnalités, là encore dans un décor fluvial, avec écluses, péniches et brumes venues de l'eau. Mais la profondeur psychologique des personnages, l'habileté avec laquelle l'auteur amène l'intrigue centrale, une intrigue que le théâtre grec n'aurait pas reniée, dans un univers moderne et somme toute assez banal, dote ce duel d'une épaisseur et d'une puissance qu'on n'oublie pas. ;o)
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L'écluse numéro 1 de Georges Simenon est une histoire fortement marquée par le désordre familial.
Deux hommes sont repêchés de la Seine : le vieux Gassin, saoul comme d'habitude, tombé par accident ; et le riche Émile Ducrau, qui aurait été poussé par un agresseur qu'il refuse d'identifier.
Gassin, un veuf, employé et plus vieil ami de Ducrau, vit avec sa fille Aline, une attardée mentale, qui soigne un bébé dont les origines sont incertaines.
Ducrau, lui, c'est le patron, un dur de dur qui vaut quarante millions et s'est fait lui-même. le type d'hommes auquel l'auteur s'identifiait. Ducrau tyrannise tous ceux qui l'entourent. Il n'est pas sans signification que la grande majorité des personnages de dirigeants sont des despotes chez Simenon.
L'enquête de Maigret lui permet de découvrir la petite famille de Ducrau.
Ducrau traite sa femme, Jeanne, comme une servante, ses servantes comme des putes et les putes comme du poisson pourri. Maigret se comporte un peu en Juda lorsqu'il raconte que le moral de Jeanne n'est pas influencé par les mauvais traitements que lui fait subir son mari. Maigret lui-même ne traite pas sa femme comme ça et Mme Maigret est plus gaie et pimpante que Jeanne Ducrau. Ducrau se plaint de ce que sa femme n'ait pas évolué avec son statut social, mais lui-même est resté un grossier sauvage. Que ferait-il avec une épouse distinguée ? Jeanne Ducrau appartient à une sous-catégorie des femmes honorables : les épouses laides et stupides.
Émile Ducrau a une fille et un fils.
Berthe, la fille, a épousé Decharme, un capitaine de l'armée et les deux sont joyeusement torpillés par l'auteur. Berthe, décrite comme une femme intéressée, et son mari, présenté comme un incapable, se chamaillent continuellement. Mais comme d'habitude chez Simenon il s'agit de beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Les Decharme ont beau se disputer, il n'est pas question de divorce entre eux. Berthe Ducrau est mariée et bien mariée, parce que indépendamment de la description subjective que l'auteur peut faire de Decharme, un officier de l'armée est l'équivalent d'un fonctionnaire, c'est-à-dire une personne qui a un emploi stable et une retraite à la fin de sa carrière. C'est aussi bien d'épouser un officier qu'une fille de notaire de province comme celle qu'épouse Ferdinand Graux dans le Blanc à lunettes. Il faut se rappeler que les mères de familles sont aussi beaucoup calomniées, chez Simenon mais, tout compte fait, elles sont préférées aux putes. Voir aussi Groult-Cotelle dans L'inspecteur Cadavre.
Jean, le fils d'Émile, inquiète son père du point de vue de ses moeurs. Simenon laisse voir ses propres fantasmes. Il affichait très fortement sa virilité et une des terreurs d'un homme viril est d'avoir un fils mal portant et efféminé. Jean, qui s'intéresse à la fille de Gassin, se suicide parce qu'il croyait que son père avait attaqué Aline.
On complète le portrait de famille en parlant des nombreuses "maîtresses" du patron. Non seulement toutes les servantes couchent avec Ducrau, mais en plus il loge une maîtresse et fréquente le lupanar du coin. Ducrau est un homme de gros appétits et le nombre de ses "conquêtes" est à la mesure de son mépris. Il n'a pas plus de respect pour les unes que pour les autres. La manie de Ducrau de tromper sa femme semble considérée normale par Simenon et Maigret, alors que les femmes infidèles sont traitées avec beaucoup moins de gentillesse.
Pour les affaires, Ducrau a une sorte de bras droit, M. Jaspar, qu'il brutalise comme les autres personnes de son entourage. C'est un genre de relation patron-employé que l'on retrouve dans plusieurs romans de Simenon, comme Maigret et le marchand de vin, le Bourgmestre de Furnes, Un échec de Maigret et où transparaît la misanthropie et l'égocentrisme de l'auteur.
Le drame éclate parmi ces gens à cause de l'inconduite de Ducrau. Celui-ci est le vrai père d'Aline Gassin et on observe bien que sans ce fait aucun des autres drames du roman ne se serait produit. Si Aline Gassin n'existait pas, Gassin ne tenterait pas d'assassiner Ducrau, Jean Ducrau ne se serait pas intéressé à elle et ne se serait pas suicidé, Bébert l'éclusier n'aurait pas pu lui faire un enfant et Ducrau n'aurait pas tué Bébert.
Le problème d'ordre moral est central dans cette histoire. Au dix-neuvième siècle la légitimité des enfants était considérée comme essentielle et la fidélité des épouses primordiale. Ducrau est coupable d'avoir couché avec la femme de Gassin, ce n'est pas respecter la famille, ni l'amitié.
Gassin, lui, est pris dans un cercle vicieux. En tant que mari trompé il veut tuer Ducrau, mais en tant qu'inférieur il n'en a pas le droit, il se suicide pour échapper au dilemme.
Les deux méchants sont punis dans ce roman, Ducrau perd son fils et finit en prison. Bébert, qui a fait un enfant à Aline sans être marié est assassiné par Ducrau. Souvent on ne voit pas de lien direct entre la punition et le crime, c'est que les auteurs de fiction ont la liberté de créer tous les événements qu'ils veulent. Aussi bien chez Simenon, que chez Agatha Christie ou Dashiell Hammett, au cinéma ou à la télévision, les coupables peuvent être victimes d'accidents ou de crimes, mourir de maladie, sombrer dans la ruine, l'alcool ou la drogue.

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Retour aux fondamentaux : L'écluse n°1 de Simenon.
Les organisateurs de l'opération « Masse critique » sur Babelio m'ont offert un livre au format numérique réalisé par les éditions Omnibus, un bon vieux Maigret de derrière les fagots et je les en remercie !
Un grand malentendu m'a longtemps éloignée de Simenon. J'étais adolescente et, pour moi, c'était un auteur de polars, écrits vite. Je sortais d'Agatha Christie et j'attendais des énigmes, des rebondissements, une lecture facile et rapide. Je croyais que Maigret, c'était Gabin dans L'Affaire Saint-Fiacre, ou Jean Richard – dont je ne connaissais pas la carrière comique. Grosse déception donc !
Me voici donc plongée dans ce roman court mais terriblement dense. Un soir, à l'écluse n°1 de Charenton, le vieil ivrogne Gassin tombe à l'eau et se croit happé par un noyé ; l'homme – Ducrau le « patron » d'une véritable flotte de péniches – et de divers chantiers n'est pas mort : poignardé, il est tombé à l'eau mais sa blessure n'est que légère. Maigret, qui se prépare à tirer sa révérence de la PJ, est chargé de l'enquête. Selon ses bonnes vieilles habitudes, il flâne au bord de l'eau, rencontre la fille de Gassin, un peu simplette qui élève seule le bébé qu'elle a eu d'on ne sait qui ; il visite Ducrau, un vrai nabab qui parle haut, qui entretient sa maîtresse dans la maison familiale, qui méprise ses enfants... mais qui cache aussi bien des fêlures. le personnage intrigue le commissaire au point qu'il se met à l'accompagner ici et là, tout en découvrant un monde et un mode de vie nouveaux pour lui…
Comme souvent dans les Maigret, l'histoire policière n'est qu'un prétexte à une plongée dans un milieu – ici celui des bateliers – et dans un univers mental, bien plus complexes qu'on n'aurait pu le croire à première vue. Ce qui distingue les romans policiers de Simenon – mais dire cela c'est enfoncer des portes ouvertes – c'est la manière dont Maigret s'imprègne des atmosphères. Finalement, il arrive trop souvent quand arrive à la fin d'un polar qu'on se sente frustré par la solution, par son côté boiteux, par cette impression que la fin a été bricolée à la dernière minute.
Rien de tout cela chez Simenon : la construction est impeccable, la logique implacable et Maigret joue toujours ce rôle de Deus ex macchina qui décidé finalement ce qu'on fera du coupable. Mais qu'importe, même si on n'adhérait pas à la solution qu'il nous propose comme le fait Bayard dans plusieurs de ses essais, on ne serait pas tenté de contredire l'auteur parce que culpabilité ou innocence importent peu : c'est l'humanité qui compte.
Quant à l'écriture, là aussi quel travail ! J'ai vu les enveloppes de Simenon sur lesquelles il griffonnait ses notes dans les deux expositions que sa ville de Liège lui a consacrées et pourtant rien n'est bâclé ni laissé au hasard.
Du grand art vraiment !

Lien : http://artetlitterature.blog..
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Il me sera difficile de ne pas spoiler. Je suis désolé. Je révélerai à minima.

Charenton. Printemps 1934. Bords de Seine. Près de l'écluse n°1. C'est la plaque tournante d'une économie fluviale locale d'importance, le lieu de rassemblement d'une cinquantaine de péniches. Y règne Emile Ducrau, un natif devenu riche armateur fluvial, un homme influent, issu de sa base, fier notable mais insatisfait de son sort.

Il sera le personnage principal de l'épisode. Celui par lequel les choses avanceront.

Un soir, à la nuit tombée, Gassin, poivrot notoire, vieil employé et ami de toujours de Ducrau, quitte passablement éméché un bar proche du quai. Il cherche, hésitant et démarche ébrieuse, à regagner sa péniche où il vit avec sa fille Aline. C'est une attardée mentale de 18 ans qui s'occupe d'un bébé, fruit incertain d'une union indéfinie. Gassin chute de la passerelle qui enjambe l'eau. Il y est aussitôt agrippé par un autre homme en train de se noyer. C'est Ducrau, son patron, blessé d'un coup de couteau dans le dos. Les deux hommes sont repêchés, sains et saufs.

Ducrau demande l'intervention de la police.
Maigret entre en scène.

Gassin semble alors mener sa propre enquête sous les yeux étonnés du commissaire, achète une arme de poing et piste son patron. Ducrau prend Maigret en mains et semble le mener à sa guise, au sein de sa famille et de son entreprise.

Le drame approche, Maigret le sent mais ne comprend pas encore.

Le commissaire s'immerge comme à son habitude, attentif et patient, au coeur de la puissante famille Ducrau: un fils Jean, maladif et psychologiquement fragile; une fille Berthe et son mari opportuniste, très attentifs à la fortune paternelle; une épouse Jeanne, aimante et effacée, effrayée par le fort caractère de son mari; une maîtresse de rigueur, sans autre utilité que celle d'affirmer la puissance de l'armateur fluvial.

Les cadavres sortent peu à peu des placards. Presque rien, des broutilles. Maigret pourrait gommer le passé si ce n'est que l'on découvre bientôt le cadavre d'un éclusier cloué sur la porte de son écluse.

Le policier, en réaction, se dilue encore plus dans le milieu sur lequel il enquête. Il semble échapper à Simenon qui préfère exposer pleine lumière deux forces de caractères: celles de Gassin et de Ducrau. L'auteur affaiblit encore son héros en nous le présentant à six jours de la retraite. (Simenon s'étant toujours moqué de la chronologie, de nombreux tomes suivront dans lesquels il sera toujours en fonction). Notre commissaire n'a ainsi presque qu'un rôle secondaire, les événements agissant presque d'eux-mêmes vers la résolution de l'énigme. S'il pressent en enquêteur avéré les rôles de chacun dans la genèse du drame qui s'est joué, c'est Ducrau qui révèle la poussière sous le paillasson du seuil de son logis, c'est Gassin qui se cache et semble attendre son heure.

Mais les choses sont t'elles toujours ce qu'elles paraissent être...?

Simenon nous propose une enquête étrange, prenante, mouvante et longtemps incertaine; une finalité émouvante et attachante. Les fils qui semblent remonter vers la solution sont nombreux, tous intellectuellement intéressants. Simenon nous les présente savamment emmêlés. Ils déboucheront sur une explication noire, désabusée, desillusionnée, désespérée.
Mais cependant un brin d'espoir attaché offrira une petite lumière au bout du tunnel.

"L'écluse n°1" est le portrait à la serpe d'un homme entier, malheureux, attentif à ce qu'il fut, à ce qu'il désirait devenir et à ce qu'il n'a pas atteint. C'est la description d'existences gâchées par l'argent. Ducrau est un personnage irascible, colérique, écrasant, dictatorial, gratuitement méchant; proche de celui de Jean Yanne dans "Que la bête meure". Sans ainsi nous étonner l'acteur apparaît dans le rôle de Ducrau aux côtés de Bruno Crémer dans l'adaptation TV.

http://php88.free.fr/bdff/film/1994/1793/07.jpg

Une nouvelle fois je me vois scotché par ce style fluide, allusif et paradoxalement direct. Tout est presque dans ce qui n'est pas écrit. Les silences de la prose de Simenon me semblent si parlants, si efficaces et si travaillés qu'à chaque fois je me pose la question de savoir comment il pratiquait pour sabrer et élaguer et ne nous livrer que l'essentiel. Il ne décrit pas seulement des faits, des gestes et des attitudes mais aussi à travers eux des sentiments profonds et complexes qui chez d'autres auteurs auraient usé tant et tant de mots. J'adore. Une nouvelle fois.

Lien : https://laconvergenceparalle..
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Citations et extraits (19) Voir plus Ajouter une citation
Quand on observe les poissons à travers une couche d'eau qui interdit entre eux et nous tout contact, on les voit rester longtemps immobiles, sans raison, puis, d'un frémissement de nageoires, aller un peu plus loin n'y rien faire qu'attendre à nouveau.
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[...] ... La servante apporta la soupière au moment où Ducrau, avec un soupir d'aise, glissait entre son faux-col et sa chair un grand coin de serviette. Il n'y avait pas de feu et Mme Ducrau, frileuse, avait jeté sur ses épaules une mantille de tricot noir qui avait l'air d'un éteignoir.

La place de Berthe restait vide, juste en face de l'armateur qui ordonna à la servante :

- "Allez dire à ma fille de descendre."

Il se servit de soupe, posa à côté de son assiette un énorme quignon de pain. Comme sa femme reniflait, il fronça deux ou trois fois les sourcils et s'impatienta enfin.

- "Tu es enrhumée ?

- Je crois que oui," balbutia-t-elle en détournant la tête pour ne pas laisser voir qu'elle était sur le point de pleurer à nouveau.

Quant à Decharme [= le gendre], il écoutait des bruits d'en haut, tout en maniant sa cuiller avec élégance.

- "Eh ! bien ! Mélie ?

- Mme Berthe fait répondre qu'elle ne peut pas descendre."

Ducrau aspirait bruyamment sa soupe.

- "Va lui répéter, toi, que je veux qu'elle descende, malade ou pas. Compris ?"

Decharme quitta la pièce et Ducrau parut chercher autour de lui quelqu'un à attaquer encore.

- "Mélie, ouvre les rideaux."

Il faisait face aux deux fenêtres qui dominaient la cour, la grille, la Seine. Pesant sur la table de tout son torse, il mangeait son pain en regardant dehors, dans l'épaisseur de la nuit. A l'étage au-dessus, il y avait des bruits précipités, des chuchotements, des sanglots. Quand Decharme reparut, ce fut pour annoncer :

- "Elle vient."

Et, en effet, sa femme entra quelques instants plus tard. Elle n'avait pas pris la peine de cacher sous de la poudre les rougeurs luisantes de son visage.

- "Mélie !" appela Ducrau.

Il ne s'occupait pas de Maigret, ni des autres. On eût dit qu'il menait une vie à part, qu'il suivait, sans s'inquiéter du reste, un plan bien établi.

- "Servez la suite."

Comme elle se penchait sur la table pour saisir la soupière, il lui tapota la croupe. Si la servante de Charenton était jeune, celle-ci n'avait pas d'âge, pas d'entrain, pas de charme.

- "Au fait, Mélie, quand avons-nous couché ensemble pour la dernière fois ?" ... [...]
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C’était un dimanche comme on n’en a que dans ses souvenirs d’enfant, tout pimpant, tout neuf depuis le ciel d’un bleu de pervenche jusqu’à l’eau qui reflétait les maisons en les étirant. Les taxis eux-mêmes étaient plus rouges ou plus verts que les autres jours, et les rues vides et sonores s’amusaient à se renvoyer les moindres sons.
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[...] ... - "Vous avez été assailli ? Vous étiez loin d'ici ? Savez-vous à quel endroit vous avez été frappé, puis jeté à l'eau ?"

La bouche rendait toujours de l'eau, par saccades. Emile Ducrau ne se pressait pas de répondre, ni même d'essayer de parler. Il tourna un peu la tête, parce que la jeune fille en blanc passait dans le rayon de son regard, et il la suivit des yeux jusqu'à la passerelle.

Elle allait, aidée d'une voisine, préparer du café pour son père, qui se débattait quand on parlait de le coucher dans son lit.

- "Vous vous souvenez de ce qui s'est passé ?"

Et, comme il ne répondait toujours pas, le commissaire prit le docteur à part.

- "Croyez-vous qu'il me comprenne ?

- On le dirait.

- Pourtant ..."

Ils tournaient le dos au noyé dont ils eurent la stupeur d'entendre la voix.

- "... me faites mal ..."

Tout le monde le regarda. Il manifestait de l'impatience. Il devait faire un effort pour parler. En bougeant péniblement un bras, il ajouta :

- "Veux aller chez moi ..."

Ce que la main essayait de désigner, c'était la maison de six étages, là-bas, juste derrière lui. Le commissaire était contrarié, hésitant.

- "Excusez-moi d'insister, mais c'est mon devoir. Avez-vous vu vos agresseurs ? Les avez-vous reconnus ? Peut-être ne sont-ils pas encore loin ..."

Leurs regards se croisaient. Celui d'Emile Ducrau était ferme. Et pourtant l'homme ne répondit pas.

- "Il va y avoir une enquête et le Parquet me demandera certainement si ..."

Ce fut inattendu. Cette masse, qui paraissait si molle sur les pavés clairs du quai de déchargement, s'anima un moment et repoussa tout ce qui la gênait.

- "Chez moi !" répéta Ducrau, furieux. ... [...]
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Quand on observe des poissons à travers une couche d'eau qui interdit entre eux et nous tout contact, on les voit rester longtemps immobiles sans raison, puis, d'un frémissement de nageoires, aller un peu plus loin pour n'y rien faire qu'attendre à nouveau.
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