La question que pose
Gérald Bronner, dans son livre
Les Origines, me paraît à la fois captivante, réductrice et mal posée. En effet, le sous-titre indique : « Pourquoi devient-on qui l'on est ? »
Captivante, indubitablement, elle l'est, car, chaque fois que l'on se prend à renrouler la destinée de tel(le) ou tel(le), parmi les personnages célèbres, on s'aperçoit qu'un nombre étonnant d'entre eux sont « déviants » par rapport à ce que la logique eût pu leur prédire.
Réductrice, elle l'est également, car, si l'on se borne aux personnes célèbres et/ou à celles qui ont « réussi » à déjouer les attentes normales du destin, on oublie nécessairement dans l'échantillonnage tous ceux qui ne dévient pas de la trajectoire « attendue » et qui sont très nombreux.
Mal posée, car si je dis « pourquoi », cela sous-entend qu'il y a une causalité, un faisceau d'événements conduisant logiquement d'un point A à un point B, une sorte de chemin balisé : si j'ai tel et tel et tel ingrédients dans ma compote, j'obtiendrais tel et tel et tel résultats.
Même dans l'expression plus que courante et fourre-tout « chercher le pourquoi du comment », la question du « Pourquoi ? » n'est jamais dissociée de celle du « Comment ? » : prenons un exemple. Si je pose la question : Pourquoi des émigrants cherchent-ils à rejoindre le Royaume-Uni ?, j'obtiendrais certes des
réponses multiples mais toutes relativement convergentes. J'ai bien mon point A et mon point B, je suis contente.
Cependant, si par malheur j'essaie de compléter ma question avec un : « Comment rejoignent-ils le Royaume-Uni ? », là je risque fort d'être confrontée à une multiplicité de cas difficilement réductibles. Un continuum immense va se dessiner entre ceux qui auraient voulu et qui ont renoncé dès leur position de départ, ceux qui ont entamé le processus mais se sont fait arrêter d'une façon ou d'une autre (la mort pouvant être une de ces façons), ceux qui ont réussi à émigrer, mais sans pour autant atteindre le Royaume-Uni, et enfin, ceux, qui, après maintes et maintes péripéties, ont finalement bouclé la boucle.
Eh bien, c'est un peu ça que j'ai ressenti à la lecture du livre de
Gérald Bronner. Cette volonté de synthèse me semble mal appropriée à la question même. Relevant moi-même du sous-groupe des transclasses auquel l'auteur s'intéresse, je ne me suis pas toujours, voire pas souvent, reconnue dans son analyse. C'est un exercice difficile, j'en conviens, que de vouloir embrasser cette question, et l'ouvrage est loin d'être inintéressant selon moi, d'où mon appréciation globalement positive.
Dans son prologue, tout d'abord, l'auteur examine, en général, la question des origines, et notamment au travers des mythes fondateurs de telle ou telle population humaine, actuels ou passés. Ensuite,
Gérald Bronner commence par envisager la question du « dolorisme », c'est-à-dire, le fait que l'expérience de changer de classe sociale puisse être vécu comme une forme de douleur, de déchirure. Il se positionne là-dessus. Selon lui, il y aurait comme une espèce de tendance, voire de mauvaise foi du transclasse et une volonté d'accentuer le caractère éprouvant de cette migration, justement pour se mieux faire accepter ou reconnaître dans sa classe de destination. (Je simplifie à gros traits, bien entendu.)
Puis il souligne, dans la partie suivante, l'importance du regard et des attentes qui ont été portés sur l'enfant ou l'adolescent, transclasse en devenir, sur les quelques moments ou remarques clés qui l'ont infléchi, au moins dans sa propre tête, selon que l'on a cru ou non en lui, selon qu'on l'a encouragé ou dissuadé.
Après vient un chapitre où l'auteur argumente le fait qu'on se ment tous, volontairement ou involontairement, on se raconte, bref, que notre perception est tout sauf objectivité, qu'elle n'est autre que fiction. On surinterprète, on surestime l'importance de telle ou telle chose, on est bienveillant avec soi-même (si je réussis, c'est dû à mon talent, si j'échoue, c'est la faute à pas de chance), etc.
Dans la section suivante, l'auteur s'en prend un peu (gentiment) à
Pierre Bourdieu — un analyste de la reproduction sociale, de la lutte des classes, d'un système qui engendre de l'inertie sociale — pour montrer qu'il n'y a pas, selon lui, de complot généralisé fomenté par les puissants pour empêcher les représentants des classes populaires de s'élever, que s'il subsiste des inégalités sur la ligne de départ — ce qu'il reconnaît volontiers —, la méritocratie reste tout de même un système opérant pour atteindre une classe sociale supérieure à celle de ses parents.
Les deux dernières parties traitent, pour l'une, du rôle respectif de l'inné et de l'acquis dans la réalisation de la personne, pour l'autre du rôle des pairs, c'est-à-dire des personnes rencontrées pendant le parcours, dans l'édification de soi-même. Enfin, l'épilogue nous laisse un peu sur notre faim en concluant que, vu la multitude des influences qui concourent à faire ce que l'on est, il est difficile de privilégier plus les unes que les autres.
Bon, bon, bon… Après avoir remercié vivement l'éditeur Autrement et Babelio pour l'envoi de ce livre dans le cadre de Masse Critique, il me faut peut-être tout de même m'interroger un brin sur ce que dit l'auteur.
Si je comprends bien, ne remettons pas en cause un système qui, s'il est imparfait, permet tout de même à un pourcentage substantiel de personnes d'accéder à ce qu'elles désirent… Mmouais… Pas convaincue, et d'autant moins aujourd'hui qu'à l'époque où l'auteur s'est élevé socialement via l'école (il est né en 1969). le sociologue nous livre sa propre expérience de transclasse, à savoir, celle d'être né dans une famille pauvre et d'avoir grandi parmi des personnes, elles aussi, situées plutôt au bas qu'au haut de l'échelle sociale.
Pas de problème de couleur ou de sexe, pas de problème d'acclimatation à la ville, pas même au plus bas rang parmi l'environnement humain dans lequel il a grandi. Je précise, car ceci peut aussi expliquer cela du relatif « confort » dans lequel il a dû batailler. Il ne cesse de nous dire qu'il se sentait « différent », mais je pointe le fait qu'il n'était pas « étrange » ni « étranger ».
L'auteur prétend qu'il a réalisé assez tard qu'il était pauvre. Personnellement, ce n'est pas mon cas : j'ai grandi dans un trou paumé à la campagne, et même dans mon trou paumé, parmi des gamins qui n'étaient pas beaucoup plus que des culs-terreux, on a pourtant vite fait de me faire comprendre que je n'étais pas riche. Ce fut fortement renforcé au collège, lequel collège n'était pourtant, lui aussi, qu'un collège de culs-terreux. Idem lorsque j'ai migré à la sous-préfecture pour le lycée ou à la préfecture pour la fac, car, j'étais toujours dans ce qui se faisait de plus bas dans la catégorie. de même, lorsque j'ai changé de fac, j'étais issue de ce qui se faisait de moins prestigieux à chaque fois.
Je me souviens, au lycée, dans notre livre de biologie, sur le chapitre dédié à la génétique, il y avait la photo d'un jeune Africain albinos entouré de ses camarades « normaux ». Il n'avait pas l'air franchement heureux d'être si « étrange »…
J'ai souvent pensé depuis à la chanson des Doors : « People are strange, When you ‘re a stranger, Faces look ugly, When you ‘re alone, Women seem wicked, When you ‘re unwanted, Streets are uneven, When you ‘re down, etc., etc… »
Eh bien, au risque de contredire
Gérald Bronner, pour ma part, je me suis souvent sentie comme cet enfant d'Afrique, étrange parmi les miens, étrange parmi les autres, jamais à ma place, jamais en paix ni au repos, justement du fait de cette étrangeté.
Je me souviens encore, pendant mes études d'éthologie, je ne sais plus exactement qui, peut-être
Konrad Lorenz — je n'affirmerais pas, je ne me souviens plus exactement —, avait une formule de ce type : dans la réalisation d'un être humain, l'inné compte à 100 % et l'acquis compte à 100 %. C'est exactement ce que je pense aussi.
Plus exactement, notre destinée est une suite ininterrompue de hasards et de nécessités, comme l'aurait formulé
Jacques Monod. D'après moi, le premier des hasards est justement la génétique : parmi la foule de gènes que possèdent nos parents, l'échantillonnage qui nous échoit fait de nous quelqu'un de tout à fait conforme, globalement conforme, moyennement conforme, faiblement conforme ou pas du tout conforme aux personnes du milieu duquel on vient, à commencer par nos parents (et à supposer qu'ils soient conformes l'un à l'autre, ce qui est loin d'être certain). Et ça, l'on n'y peut absolument rien.
Le deuxième hasard concerne la nature de la non-conformité en question, si non-conformité il y a. En ce qui me concerne, je crois que le hasard m'a pourvue d'un phénoménal appétit de compréhension : dès l'enfance, j'adorais comprendre. Je me rends compte que plein de gens — voire la majorité —, se fichent éperdument de comprendre telle ou telle chose, tel ou tel lien entre des choses apparemment disjointes. Moi, pas, c'est même carrément une passion. Je dirais même plus, cette passion est presque pathologique, de l'ordre du TOC : je ne dors pas si je n'ai pas compris le phénomène, ou la portion de phénomène, sur lequel je me questionne.
On devine aisément que cette passion — que je n'ai pas choisie, qui ressort donc du pur hasard, d'une pure potentialité génétique — a, en retour, des conséquences, qui elles ressortent de la nécessité, sachant que la passion de comprendre est donnée. Mais qu'en aurait-il été si ma « non-conformité » par rapport à mon milieu d'origine avait été d'une nature toute différente ? Par exemple, si j'avais adoré les cactus à la folie ou élever des serpents ou collectionner les jupes ?
Ensuite, dire que le rôle des parents — qui relève de la nécessité — est fondateur est une lapalissade : Mozart aurait-il été Mozart si son père n'avait pas été musicien auprès des Grands d'Autriche ?
Julie Depardieu ferait-elle du cinéma si elle ne s'appelait pas Depardieu ? Joakim Noah aurait-il été sportif de haut niveau si… enfin bon, bref, vous voyez ce que je veux dire.
Ceci dit, nul ne peut dire DANS QUEL SENS ni EN PARTANT D'OÙ il est fondateur. On a tendance à remarquer ce rôle fondateur lorsque le trait principal du parent se retrouve chez son descendant. Mais si je vous disais que mon penchant pour la lecture me provient de mon père, qui est sûrement parmi les moins lecteurs qu'on puisse imaginer, qu'en penseriez-vous ?
Il y a une phase sensible de l'enfance — autour de 7 ans — pendant laquelle plein de choses s'impriment, sans qu'on en ait nécessairement conscience quand on est parent. Quand j'avais autour de 7 ans, donc, mon père, très temporairement et très brièvement, s'est abonné à une revue de sport automobile, dont le titre avait le mérite d'être explicite : Sport auto. (J'ai déjà abordé ce puissant héritage paternel dans mon commentaire d'un livre de
Vic Elford,
La Victoire ou rien.) Eh bien, d'avoir vu mon père lire cette revue durant cette courte période, alors que j'avais l'âge sensible — c'était un hasard —, a imprimé durablement le goût de lire en moi. Ce fut donc un minuscule bout de la lorgnette, quelque chose qui n'est pas du tout caractéristique ni représentatif de mon père, qu'il m'a légué inconsciemment et dont l'objet ne s'est jamais dirigé depuis lors vers le sport automobile, d'où la difficulté (voire la quasi-impossibilité) à le déceler pour quelqu'un d'extérieur.
Je me suis souvent demandée ce que j'avais de commun avec ma mère (j'ai déjà évoqué mes relations avec ma mère dans ma critique du Coran) ou avec mon père. Pourtant, à fin et à force de chercher à comprendre, j'ai fini par repérer des minuscules morceaux de ceci et de cela, qui ne les caractérisent ni l'un ni l'autre, qui ne sont, pour eux, que des épiphénomènes, et qui pourtant, chez moi, sont constitutifs, voire essentiels. Tout vient d'eux, mais un peu comme on ne reconnaît pas dans ma peau ou dans mes os les carottes et les petits pois dont ils proviennent, on ne reconnaît pas en moi le comportement ou les centres d'intérêts de mes parents.
Je voudrais encore me démarquer de
Gérald Bronner sur la question du dolorisme. Pour lui, de ce que j'en comprends, c'est presque une posture, un « chiquet », quelque chose de surfait. Je ne suis pas du tout d'accord avec lui sur ce point. L'idée même de « lutte des classes » suppose que les différentes classes sociales luttent les unes contre les autres. Et donc, par conséquent, le fait de changer de classe équivaut à changer de camp dans cette lutte qui se poursuit. de là à la traitrise, du moins à l'accusation de traitrise, il n'y a jamais loin. Allez donc demander aux Malgré-Nous alsaciens si ce n'est pas douloureux de changer de camp « par la force des choses ». La réussite scolaire et plus tard professionnelle induit nécessairement de changer de camp, d'où les fréquentes charges qu'ont à subir les « bons à l'école » de la part de ceux qui ne le sont pas. Peu ou prou, tous savent que, plus tard, ils ne combattront pas du même côté de la ligne de partage des eaux.
J'ai assez puissamment exprimé mon désaccord avec
Annie Ernaux dans ma critique de
la Place, car, d'après mon vécu, j'ai ressenti exactement le contraire de ce qu'elle prétend vouloir exprimer à qui veut l'entendre. Selon elle, son écriture « vengerait » sa « race », là, où moi qui viens du même milieu qu'elle je ne perçois que mépris pour ce milieu dans son récit. Donc, entre
Annie Ernaux, qui a clairement trahi son milieu d'origine, qui fait semblant d'en être encore tout en décrivant la douleur de se sentir traitre, et
Gérald Bronner, qui éprouve une fierté tant de son milieu d'origine que d'avoir réussi à s'en extraire, mon coeur balance, car il demeure une autre catégorie à laquelle, je pense, j'appartiens : celle des personnes dont les centres d'intérêts les éloignent de leur milieu d'origine mais vis-à-vis de qui les lumières de la ville et la vie bourgeoise font office de repoussoir, une sorte de NI, NI pas très confortable.
Je me sens très prolo, socialement parlant, et très bobo quant à mes centres d'intérêt. Exactement comme le pauvre enfant africain de mon livre de bio, qui avait le malheur d'avoir une peau trop blanche parmi les populations noires, et des traits trop négroïdes pour nourrir beaucoup d'espoir parmi des populations blanches. Bien sûr, on me rétorquera que ça n'a pas empêché Salif Keïta de devenir qui il est devenu, mais j'ai peine à croire que le concernant, s'il avait eu le choix, au départ, il n'aurait pas opté pour avoir la même pigmentation que ses pairs. J'ai peine à croire qu'il n'a jamais été perçu comme un traitre par les uns ou les autres, et qu'il ne s'est jamais senti comme un apatride, à un moment ou à un autre, et que ça n'ait jamais suscité de douleurs en lui.
Oui, être hors cases, ça peut être douloureux, ça peut être une cicatrice à vie, ça peut être difficile à vivre au quotidien, et je ne me suis attardée que sur ce malheureux exemple, mais j'aurais pu en développer à l'envi et de tout autre type. Ça n'est rien d'autre, finalement, que ce qu'exprime le conte d'Andersen, le vilain petit Canard. N'être pas à sa place, être toujours différent ou dans l'ultra-minorité, ce n'est pas forcément une sinécure. Ne vous déplaise, cher
Gérald Bronner, mais ce n'est que mon avis de transclasse, à peine transclasse d'ailleurs ou transclasse à grand peine, c'est-à-dire, pas grand-chose.