« Alors la nuit quand je dors
Je pars avec Théodore
Dehors, dehors, dehors, dehors
Marcher dans le désert
Si loin de la nature ici
Le coeur durcit
Chercheur de trésor
De brindilles et de phosphore
D'amours humaines et d'effort
Chercheur de trésor
Il faut un minimum
Une bible, un coeur d'homme
Un petit gobelet d'aluminium. »
(
Alain Souchon- »La vie Théodore »)
Le livre culte du légendaire
Théodore Monod (1902-2000), homme de science, géologue, botaniste, paléontologue ; son camp de base était le Muséum d'Histoire Naturel à Paris.
Homme de Dieu, son Église fut le
désert saharien qu'il vénéra au fil de ses explorations avec cet humanisme profond.
Le grand homme a plus de 90 ans marchait encore dans le désert. Il marchait, marchait, pour retrouver une fleur aperçue une fois par hasard, aussi à la recherche d'une météorite fabuleuse qui aurait percuté la Terre du côté de Chingetti en Mauritanie...
On pense à cet « Homme qui marche », sculpture de Giacometti, telle que
Lydie Salvayre l'a approchée le temps d'une nuit dans son «
Marcher jusqu'au soir ».
« Mais quel est celui qui marche en plein soleil
Noir et d'autant plus que forcit la lumière ?
Courage : l'homme c'est ça
L'Atroce qu'ont eut appelé
pour un peu l'Albatros
Pures plaines de juin vents nomades
Brunes terres frayées que nous avons gravies
Altérées d'une infime étincelle de mont Thabor
Mais qu'est ceci qui tout bas vagabonde et frétille
Comme frisson qui nous viendrait d'un autre monde ?
Courage : la mort c'est ça
Dans le coquelicot
et dans la fine fine camomille »
(
Odysseus Elytis «
Axion Esti suivi de L'arbre lucide et la quatorzième beauté »- « A rebours » p. 203 et 204)
Théodore Monod retranscrit avec «
Méharées » des flagrances et méditations issues de ses lumineuses explorations au
long cours dans le Sahara, pendant ces années 20 et 30 du siècle précédent ; cette immense région était encore largement « terra incognita » au début de ce siècle. « Le travail scientifique en est encore au stade de l'exploration. » (p. 59)
Une chose est de dessiner des cartes, une autre est de connaître in vivo le terrain. « Il faut reconstituer l'histoire du sol » (p. 160), collecter les «pièces à conviction ». Il fut ainsi le premier avec ses compagnons à traverser le grand reg du Tanezrouft en 1936 dans un itinéraire de 400 kms sans eau.
Grâce à ses investigations, la connaissance de ces territoires immenses progressa considérablement. Il demeure ainsi établi que le Sahara ne fut pas toujours ce désert infini et qu'il connut un environnement où une vie végétale, animale, humaine purent prospérer dans des conditions beaucoup plus favorables. (« Les preuves de ce changement abondent. » p. 120 et 121) Ce constat d'impermanence, comme dirait un sage bouddhiste, ne peut manquer d'interpeller profondément tout esprit éveillé, tant sur le plan scientifique qu'à un niveau spirituel.
On se glisse dans ces horizons d'absolu, on est envoûté, même si on sait que chaque jour n'est pas fête ; maintes anecdotes rappellent que ce sont des territoires extrêmes, farouchement hostiles ; la dureté, la précarité des conditions de (sur)vie sont le quotidien. Mais ce qui rend aussi attachant l'homme sur ce point, c'est que ces anecdotes sont écrites avec humilité, humour, pas du tout pour prendre la pose du guerrier. L'homme n'est que toléré, il n'y a pas d'espace pour les egos boursoufflés.
« Là-bas, (dans le monde « contrôlé » par l'homme) c'est une nature dont nous exigeons un esclavage, une nature élaguée, mutilée, muselée, taillée, alignée, asservie ; ici, nous ne sommes que des hôtes, sans la moindre voix au chapitre, ignorés avec une sereine indifférence, ou provisoirement tolérés ; ici, ce n'est pas en notre honneur que fonctionne la machine et nous y sommes guère le centre du monde ; il est bon, parfois, de se l'entendre répéter par quelque coin de la nature sauvage, vierge et qui ne ment pas. » (p. 176)
« Leçon d'humilité, cette existence de cloporte collé au sol, cette fraternelle cohabitation avec les bêtes desquelles nous reprenons place (…) nous sommes simplement spectateurs d'une pièce qui ne nous est nullement destinée. Une fameuse douche sur notre naïf orgueil de « Roi de la Création »…. » (p. 305)
Et le ciel peut consoler de la terre :
« Sur le sol, oui, mais sous le ciel : à la ville, entre nos parquets et nos toits, on n'a ni l'un ni l'autre ;
ici on a l'un et l'autre, le second, par la splendeur de ses consolations, vous venge parfois du premier qui manque, à tous les sens du mot de tendresse. »
(p. 305)
En cheminant dans ces pages de
Théodore Monod, impossible de ne pas penser, ressentir la présence d'
Isabelle Eberhardt (1877-1904) qui avait également fait du
désert saharien sa patrie, son lieu d'éveil.
Certes, sa porte d'entrée pour sillonner le désert ne fut pas la science, certes son Dieu ne fut pas le même (?) que celui de
Théodore Monod... mais dans ses illuminations, ses extases, sa quête d'absolu divin et jusque dans son style d'écriture, un jeu de miroirs, une quasi mise en abîme entre les deux sages !! (notamment p. 32, 33, 34)
On rêve d'une rencontre qui n'eut pas lieu, Isabelle est décédée ce 21 octobre 1904, à 27 ans (oui comme nos rock stars légendaires…) à Aïn Sefra en Algérie, emportée par un violent débordement de l'oued. Morte noyée dans le désert….Elle y repose toujours pour l'éternité. Nul doute qu'ils se seraient fraternellement reconnus. Curieusement, elle n'est pas mentionnée dans «
Méharées », en revanche ce drame d'Aïn Sefra est expressément cité (p. 190).
En lisant cet ouvrage, impossible aussi de ne pas constater, s'il en était besoin, qu'en dépit d'un matraquage médiatique, ce n'est pas
Sylvain Tesson qui a créé le personnage de l'explorateur-écrivain-méditatif, comme s'il était devenu LA référence dans cette catégorie.
Outre
Théodore Monod, on peut légitimement lui préférer pour plusieurs raisons,
Alexandra David Neel (1868-1969),
Isabelle Eberhardt, Jacques Lacariére (1925-2005), ce dernier également authentique marcheur, auteur notamment du magnifique « Eté grec », traducteur de
Sophocle…
Aujourd'hui les explorateurs, style
Sarah Marquis (cf. «
Sauvage par nature »), « performent », doivent justifier les financements de leurs sponsors.
La Nature n'est devenue qu'un faire valoir pour honorer leurs contrats marketing.
Déjà, Théodore, visionnaire, pressentait les dérives marchandes, les individus en quête de gloire :
« La recherche scientifique au Sahara a désormais besoin d'un plan de travail, et l'effort prolongé que l'exécution de celui-ci implique, exige une solide organisation. Elle doit échapper à la fantaisie des initiatives individuelles. (…)
Faute de quoi « le plus beau désert du monde » risque de demeurer longtemps encore le monopole de touristes en mal d'exotisme, de journalistes en quête de papiers « sensationnels », des automobilistes pourchassant les « records » ou de vaillants Nemrod massacrant les dernières gazelles, fermé au travail scientifique sérieux, méthodique et compétent. Dommage. » (p. 61)
Alors que nous traversons un
désert spirituel dans notre société contemporaine, les assoiffés de lumière médiatique, d'honoraires à tout va, sont priés de passer leur chemin.
Marcher dans notre désert...avec Théodore et quelques autres...