«
N'Etre Personne » de
Gaëlle Obiégly (2017, Editions Verticales, 320 p.) n'est pas le premier roman de cette auteur qui est née et a grandi en Beauce comme le rappelle un de ses livres «
Gens de Beauce, (2003, Gallimard-L'Arpenteur, 208 p.).
La narratrice travaille comme réceptionniste et hôtesse d'accueil dans une entreprise, et un jour elle est enfermée par hasard dans les toilettes tout un week-end. Elle se résigne à attendre, avec pour seule compagnie du papier hygiénique et un stylo à bille. Son choix est alors de passer inaperçue et donc
n'être personne. Ce qui donne toute la dimension au titre du livre. Elle va donc se mettre à écrire sur des instants de sa vie. Ce sera une suite de notes, de réflexions, de souvenirs ou de rêves, de mots qui renvoient à des situations réelles, imaginaires ou vécues. « Tout un week-end à patienter dans des W-C, ce n'est pas une situation romanesque, j'en conviens ».
Avant de continuer, cette histoire ressemble fort à celle décrite par Roberto Bolaño dans « Amuleto », écrit en 1999, traduit par
Emile Martel et Nicole Fyfe et réédité (2013,
Christian Bourgois, 192 p.). Il fait partie du Tome I des « Oeuvres Complètes » (2020,
Editions De l'Olivier, 1228 p.). L'histoire est basée sur un fait réel. Septembre 1968, les étudiants mexicains manifestent contre le pouvoir et pour plus de libertés. C'est une année marquée par l'assassinat du pasteur
Martin Luther King le 4 avril, puis de Bob Kennedy le6 juin. le 20 août, les chars soviétiques entrent dans Prague. La guerre du Vietnam fait rage. C'est dans ce contexte, avant la tenue des XIX e Jeux Olympiques à Mexico, qu'une manifestation des étudiants de l'« Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM) » est durement réprimée par les militaires qui tirent à balles réelles. Bilan plus de 300 morts. C'est le massacre de Tlatelolco, place des Trois Cultures, à Mexico DF.
Durant la répression de la manifestation, Auxilio Lacouture, une poète originaire d'Uruguay se cache au quatrième étage de la faculté de philosophie et lettres pour échapper à la répression. Elle passe treize jours et treize nuits dans les toilettes des femmes. « J'étais à la faculté ce fameux 18 septembre quand l'armée viola l'autonomie de l'université et entra sur le campus pour arrêter ou tuer tout le monde ». Les forces de l'ordre mexicaines envahissent l'UNAM et évacuent tous ses occupants, professeurs et étudiants. C'est son histoire que raconte Bolaño et son personnage d'Auxilio, figurant Alcira Soust Scaffo (1924-1997). C'est une poète uruguayenne, muse des écrivains infraréalistes dont Bolaño fait partie. Un récit qui mêle à la fois passé et futur, évoquant les jeunes gens qu'elle a connus, génération sacrifiée. Héroïne qui va passer du rôle de la samaritaine à ce
lui de lanceuse d'alerte pour finir en ce
lui de pleureuse de tragédie.
Bien entendu, le roman de
Gaëlle Obiégly n'a pas cette dimension tragique, le contexte étant véritablement différent. « Je suis restée enfermée dans ma boîte, toute seule pendant un week-end entier. Ce vendredi-là, ils étaient partis aux alentours de 17 heures, tous. Il me restait quelques heures à demeurer assise à mon poste ». C'est ainsi que cela commence. Et déjà, appelle à commentaires. Il faut comprendre « ma boîte » comme « mon entreprise », et non vulgaire boîte, genre conserve ou emballage divers. La différence est importante si l'on considère la situation et le volume, donc des possibilités de mobilité. Ensuite, on constate que la majorité du personnel a déjà quitté son poste à 17 heures, au lieu des 18.00-18.30 les autres jours. Pourquoi pas déjà à 12.00 tant que l'on y est, histoire de partir les embouteillages, comme dans les écoles où les entrées et sorties sont décalées pour raisons de pointes dans les transports. On constate cependant qu'il reste quelques personnes d'astreintes, dont la narratrice qui, à 17 heures, a encore quelques heures à assurer dans un bâtiment vide. Il n'est pas certain qu'il y ait encore pendant cette période, des quémandeurs pour solliciter un service, certainement urgent. Surtout que l'on apprendra plus tard, que l'action se passe un 29 juillet.
Bon, elle se prépare une pose technique, et se retrouve enfermée dans les toilettes. « J'étais enfermée à double tour, recluse contre mon gré ». C'est là que l'on apprend que « les employés étaient partis plus tôt que d'habitude à cause d'une panne informatique. Sans ordinateur ils ne pouvaient rien faire ». On comprend mieux la débandade générale précédente. On appréhende aussi l'intérêt général d'avoir un poste informatique dédié d'installé dans les toilettes, qui parait indispensable pour ne pas perdre le contact en cas de problème.
Ce n'est pas le tout, mais on vient à peine d'achever la demi-page (11) d'introduction du roman, et il en reste plus de 300. Cela va être long à tenir. Suivent alors une série de réflexions, toutes décousues, à la différence de son uniforme de travail « dont les poches sont encore cousues. de ce fait on ne peut rien mettre dedans. L'avantage c'est qu'elles ne se déforment pas ». le corollaire étant que ses réflexions sont sujettes à variations. Et effectivement « un 29 juillet, on a brossé mes cheveux » est suivi par « un 29 juillet, sans que je le veuille, mon attention se concentre sur le sort de deux prisonniers dont je ne connais rien ». Puis suit un paragraphe sur
Kaspar Hauser,
l'enfant sauvage de la pièce de
Peter Handke.
On en arrive au souvenir émouvant de son grand-père, mort la veille d'un 1er janvier. C'est un épisode douloureux qui l'a marqué, on le comprend. Ne reste de
lui qu'une diction d'un poème, « Nuit de neige »
De Maupassant. Peut-être était-ce James Ménard (1930-2010), « né un jour de la foire Ventôse, grand rassemblement agricole, en Beauce ».
Volontairement décousue, le livre va être une sorte d'
autobiographie de l'auteur, dans laquelle on passe de la mort du grand-père à une occlusion intestinale en Turquie, puis des rencontres avec des fous, des clochards et autres inconnus, des voyages et les différents lieux habités à Paris, à Moscou ou en Autriche, ou une séance avec des enfants dans un collège de Clichy-sous-Bois.
Elle s'en explique. « Mes livres sont fragmentés, ils ont l'air d'être faits de bric et de broc. Je suis ma pensée. Je suis, dans le sens d'accompagner et d'être ce qui pense en soi-même. La pensée, c'est inclassable, c'est imparfait, autonome, ça n'entre pas dans un genre. En écrivant je fais des découvertes surprenantes, je découvre ma pensée. Je crois qu'écrire, c'est se rendre disponible à la pensée. La passivité requise est d'une charge positive ». Il est vrai que l'écriture dérange. Il n'y a pas une histoire au sens habituel, avec un début et une fin. Des souvenirs épars, des émotions.
Une écriture différente, liée à la situation de confinement dans laquelle elle est, prisonnière dans les toilettes. « Je ne parviens plus à écrire si je joue à écrire comme un écrivain et non comme j'écris moi. Si je joue le jeu de l'académie [...], si je compose un roman avec des personnages, un personnage principal, une intrigue, une problématique, un sujet, je n'écris plus ». Une réflexion sur l'acte même d'écrire, après avoir pensé et laissé errer son imagination. « L'écriture, elle, se produit dans le vide, les ténèbres, dans la maison, les embouteillages, au quotidien. Chaque phrase est une facette taillée dans une pierre informe. À la fin, on n'en saura pas plus sur la pierre ». Et alors ? Il existe des tas d'autres livres qui racontent l'histoire de la pierre. de cette écriture ressort tout de même sa façon de penser, d'appréhender le monde, de faire émerger les différentes facettes de sa vie intérieure. Evidemment, cela dérange à la lecture. Tout comme si on lisait «
Les Fleurs du Mal » comme un recueil de recettes pour guérir par une forme de phytothérapie. Faire macérer ou décocter l'ouvrage de
Baudelaire avant de l'ingurgiter, vers par vers.
Un scénario basé sur une chambre close n'est pas une première dans la littérature. Sans parler des
romans noirs, il en existe plusieurs qui mettent en bonne position un narrateur / narratrice qui raconte son enfermement dans une pièce. le déroulement et la conclusion peuvent prendre plusieurs formes.
Dans «
Ascenseur pour l'Echafaud » de
Noel Calef (1998, Fayard, 251 p.), Julien Tavernier a prévu un scénario parfait pour assassiner un autre homme, Simon Carala, l'amant de sa femme Florence. Mais le plan déraille, car après son acte, il se retrouve coincé dans un ascenseur pendant tout un week-end. le hasard, qui fait si mal les choses, fait que deux marginaux empruntent sa voiture pendant ce temps. Usurpant son identité, ils tuent un couple d'Allemands. Tout accuse donc Julien qui, en l'occurrence, est innocent de ce double assassinat. C'est la panne du scénario en plus de celle de l'ascenseur. Repris en film par
Louis Malle avec
Jeanne Moreau,
Maurice Ronet et Lino Ventura dans le rôle du commissaire qui conduit l'enquête. Depuis, les ascensoristes ont prévu une assistance 7/7 et 24/24. On peut assassiner sereinement, y compris pendant les week-ends. Heureusement, il reste la bande son, improvisée par
Miles Davis et ses quatre musiciens dont
Barney Wilen, tout en visionnant le film, en une seule nuit du 4 au 5 décembre 1957.
Dans « Amuleto » de Roberto Bolaño (2020,
Editions De l'Olivier, 1228 p.), la situation est identique, avec cependant une poète uruguayenne, enfermée dans les toilettes pendant la charge de police sanglante de Tlatelolco, la place des Trois Cultures, à Mexico. 300 morts parmi les étudiants. Cette femme, Alcira Soust Scaffo (1924-1997) en réalité, se définit comme « l'amie et la mère des poètes du Mexique ». Elle assiste, impuissante, à la défaite de la poésie face à l'intolérance et à la violence de la dictature militaire. Et elle réagit. « J'ai décidé de ne pas mourir de faim dans les toilettes des femmes. J'ai décidé de ne pas devenir folle. J'ai décidé de ne pas devenir une mendiante. J'ai décidé de dire la vérité même si cela signifiait être pointé du doigt ».
Le monologue se fait alors chant pour tous les enfants de l'Amérique du Sud. « J'ai étendu les deux mains, comme si je demandais au ciel de les embrasser, et j'ai crié, mais mon cri s'est perdu dans les hauteurs où j'étais immobile et n'a pas atteint la vallée. […] La seule chose que je pouvais faire était de me lever en tremblant et d'écouter leur chant jusqu'à mon dernier souffle, toujours écouter leur chant, car bien qu'ils aient été engloutis par l'abîme, le chant continuait dans l'air de la vallée, dans la brume de la vallée qui au coucher du soleil montait vers les contreforts et vers les falaises » ; Ce chant devient alors le chant des enfants, de cette génération que l'on dit sacrifiée par la violence de ses gouvernants. « Et j'ai su que l'ombre qui glissait sur la grande prairie était formée d'une multitude de jeunes gens, une infinie légion de jeunes gens qui marchaient vers quelque part. Je les ai vus. J'étais trop loin pour distinguer leurs visages. Mais je les ai vus. Je ne sais pas si c'étaient des jeunes gens de chair et d'os ou si c'étaient des fantômes. Mais je les ai vus ». En chantant, « ils marchaient vers l'abîme ». Finalement ce sont tous les enfants. « Et ce chant, c'est notre amulette ».
Dans «
N'Etre Personne », la narratrice, par la plume de
Gaëlle Obiégly, choisit d'écrire, et de réfléchir sur sa façon d'écrire. « Je ne parviens plus à écrire si je joue à écrire comme un écrivain et non comme j'écris moi. Si je joue le jeu de l'académie [...], si je compose un roman avec des personnages, un personnage principal, une intrigue, une problématique, un sujet, je n'écris plus ». Pourquoi passer à ce stade ? « C'est de là que je parle en définitive : de ma faute ». La narratrice se parle, se souvient des faits et gestes d'avant. On est surpris de constater que peu de personnes
lui ont répondu à ces occasions. Est-ce l'effet Gutenberg contre McLuhan, ou la plus grande résilience de l'écrit sur le parler.
Gaëlle Obiégly place la littérature comme un moyen de s'amender, de réparer, de soigner. de prêter plus de malice avec les grands et d'innocence aussi avec les inconnus. Il est vrai que
Baudelaire, contemplant la fumée de son cigare, écrivait « Que m'importe où vont ces consciences » et il poursuit « Je crois que j'ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d'oeuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère ».
Gaëlle Obiégly, elle, rêve de
n'être personne. D'être Personne, de naître Personne. D'être finalement une illustre inconnue, comme Bartleby, le scribe de Melville, et comme Tintin de
Hergé. « Mais je m'illusionne. Car cette position de réceptionniste me rend invisible à tous. Pour les dominants, je suis une nullité. Pour les dominés, je suis une traître. Les deux me vont ». Elle s'interroge sur l'écriture, sur son lien à la mort et au désir, sur son lien à la mémoire, qui relie l'enfance à l'âge adulte, le passé à l'avenir. Cette façon de faire du faux coq à l'âne pour faire passer son message de transmission du savoir ou de l'expérience, n'est pas sans rappeler une auteur italienne,
Gabriella Zalapi, qui dans «
Willibald » ‘(2022, Editions Zoé, 160 p.), après un premier roman «
Antonia - Journal 1965-1966 » (2019, Editions Zoé, 128 p.) sur le même thème. Elle aborde la transmission, via un tableau « le Sacrifice d'Abraham » ou l'histoire du couteau du boucher suspendu, une panne sans doute. Celà permet la délivrance d'Isaac et la mise à mort du bélier, aux cornes malheureusement prises dans un buisson voisin.
« À Noël, on l'a trouvé mort dans la neige, il était couché comme une seule phrase sur une page blanche ».