Erik L`Homme : J’ai rencontré Eloïse au salon de Colmar en 2015. Elle présentait alors l’album La Bulle et j’ai été impressionné par ses illustrations. Je me suis alors dit qu’il n’y avait pas de raison pour que Timothée de Fombelle soit le seul à bénéficier d’un talent pareil et je me suis promis de proposer un projet à Eloïse ! Ce que j’ai fait deux ans plus tard, mais avec des attentes particulières, qui la sortaient de sa zone de confort…
Eloïse Scherrer : Après le salon de Colmar, je baignais dans un enthousiasme rêveur, imaginant déjà que j’avais trouvé en la personne d’Erik, le comparse idéal pour un album médiévalo-chevaleresque. Donc autant vous dire que lorsqu’il m’a présenté l’idée du MASCA, en m’annonçant que ça ne ressemblait à rien de ce que j’avais fait, je fus perplexe quelques instants. Mais l’histoire et le défi qu’elle représentait, bien que déconcertants, me plaisaient trop pour les laisser passer.
Bon, je me suis ensuite arraché un paquet de cheveux avant de trouver le ton juste, qui correspondait à l’histoire, et nous nous sommes perdus dans quelques méandres avant de trouver le mariage idéal : narration à la première personne et récit croqué sur le vif par le héros. Nos premiers essais incluaient des passages à la troisième personne et donc des images plus grandioses de paysages montrant Justin en train de voyager... ce qui ajoutait un niveau de lecture bien trop différent du carnet de bord et nous éloignait de l’essence du projet.
E. L. : J’avais envie depuis longtemps d’écrire une sorte de Manuel des Castors Juniors sur un mode fictionnel, une sorte de croisement improbable entre Robinson Crusoé, Copain des bois : Le Guide des petits trappeurs et Into the wild ! MASCA est autant un récit sur la survie que sur le syndrome de l’abandon que l’on surmonte pour grandir ; survie physique, donc, mais surtout psychologique, d’où l’importance du chien Wilson (idée apportée par Eloïse) qui vient responsabiliser Justin, et de Bjorn, le compagnon imaginaire, sur lequel au contraire le héros s’appuie pour tenir le coup. Le cœur du projet est là : comment survivre, dans sa chair et son mental, à un retour au sauvage que l’on a banni de nos vies civilisées (domestiquées).
E. L. : Enfant – si l’on considère qu’un naufrage, au même titre qu’une effroyable tempête, est une forme d’apocalypse – j’ai adoré Robinson Crusoé de Daniel Defoe et Le Robinson suisse de Johann David Wyss ainsi que L`Ile mystérieuse de Jules Verne. J’ai été marqué plus tard par le Malevil de Robert Merle, l’immense roman de Jean Giono, Le Hussard sur le toit et plus récemment par le sublimissime La Route de Cormac McCarthy.
E. S. : Non seulement je n’ai pas le quart de la moitié de la culture littéraire d’Erik, mais je n’ai pas non plus le souvenir de récits post-apocalyptiques (tels qu’on l’entend aujourd’hui en littérature young adult)... plutôt des récits de survie à la Robinson Crusoé. J’ai en tête deux romans lus lorsque j’étais ado (ne me demandez pas les titres, il sont recensés dans le département “souvenirs perdus” de ma mémoire). Le premier raconte le périple d’un gamin nomade au temps de la Préhistoire, l’autre raconte comment un ado survit seul dans la nature après le crash de l’avion dans lequel il voyageait. Les deux vivent des épreuves similaires : s’échapper d’un incendie de forêt, trouver à manger, construire une pirogue, apprivoiser un animal sauvage, etc. Dans ces histoires, il n’y a pas de pouvoirs surnaturels... juste la débrouillardise d’un enfant-ado seul au milieu du sauvage, avec son intelligence et ses deux mains. Je crois que c’est ça qui me plaisait.
E. L. : C’est vrai que l’avenir est incertain, mais ça ne date pas d’hier. Les anciens Grecs avaient bâti leur religion et leur philosophie là dessus : le monde humain est celui du risque et de l’imprévu. Et puisque nous ne savons pas ce qui va advenir, il faut se préparer à tout ! MASCA reste donc un livre résolument optimiste puisque le héros surmonte les épreuves qui l’accablent et qu’il retrouve ceux qu’il aime ! Un livre qui illustre parfaitement les fondamentaux du stoïcisme : nous nous heurtons dans la vie à des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous ; il s’agit de déployer son énergie face aux premières et sa sérénité face aux secondes…
E. S. : Je n’aime ni dresser un tableau trop noir - les catastrophes et duretés de la vie nous rendent vite aveugles aux belles et bonnes choses qui n’en sont pas moins réelles - ni donner aux enfants un sentiment - faux - de toute puissance. Je préfère viser la ligne de crête : apprendre à regarder la réalité bien en face, avec tout ce qu’elle comporte de dur, et s’exercer à déployer ses capacités. Je crois que c’est ce que le MASCA dit... que les situations difficiles aident à faire émerger nos forces et des ressources intérieures insoupçonnées.
E. S. : J’ai essayé de me mettre dans l’état d’esprit de Justin : un enfant de 12-13 ans en cavale qui a vécu quelques épisodes traumatisants. Il semblait assez cohérent qu’il n’ait emporté que de simples crayons à papier et n’ait pas suffisamment de temps ou d’énergie cérébrale disponibles pour faire des choses “posées” ou imaginer des dessins plus complexes à plusieurs couleurs. Justin décharge aussi dans son dessin tout le stress et la nervosité emmagasinés.
Ensuite, ajouter une couleur au crayon noir donnait plus de vie au récit et d’énergie au dessin. Et il se trouve que j’avais en stock des crayons oranges formidables...
E. L. : Oui et non puisque le lecteur est amené à lire les aventures de Justin dans le confort d’un quotidien sans surprise, alors que Justin dessine celles de Bjorn dans une situation extrême… Mais effectivement, l’imaginaire nous sauve aussi, nous lecteurs, au moins de l’ennui et de la grisaille !
E. S. : Je n’oserais pousser l’analyse jusque là… Mais je dirais que l’imaginaire est une formidable manière de faire de la gymnastique cérébrale... et que l’on a plus de chances de se sortir de nombreuses situations avec un cerveau plus “agile”... alors muscler son imaginaire ne peut pas faire de mal !
E. L. : Un héros est davantage quelqu’un à qui l’on voudrait ressembler. Une projection plutôt qu’un miroir… Ceci dit, Justin au cours de son périple n’accomplit rien que je n’aie moi-même fait à son âge durant mes années de scoutisme ! Les aspects techniques présents dans l’ouvrage sont tous issus d’un retour d’expérience (et oui, j’ai déjà dormi sous la neige enroulé contre un arbre)…
E. S. : ... n’ayant rien vécu qui ressemble même de très loin à ce genre d’aventure, je ne saurais vous répondre. Si Erik est un baroudeur d’un niveau équivalent à celui d’un grand chef étoilé (le genre qui a l’intuition du terrain en plus des connaissances et de la pratique), moi je dois me situer au niveau d’un commis de cuisine, vous savez, celui qui passe le balai. Mais je crois sincèrement que ce sont les épreuves qui nous révèlent... difficile de dire ce dont on serait capable avant d’être plongé dans une situation extrême...
E. L. : Ecrire m’a sauvé et me sauve encore. En écrivant on s’écrit soi-même, paraît-il. L’écriture continue de bousculer mes horizons et donne un sens à ma vie. Pour jouer avec les paroles de Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes, l’écriture contribue à rendre le monde plus attrayant – pour les autres comme pour moi…
E. S. : Ah nous pourrions discuter des heures sur la genèse des métiers à vocation créative... oui d’une certaine manière, le dessin a été pour moi le début d’un épanouissement au milieu d’années de collège/lycée difficiles : j’ai détesté l’école. Le dessin était une évasion salutaire qui a amené progressivement l’idée d’une école d’arts graphiques ensuite.
E. L. : L`Odyssée d`Homère.
E. S. : L’envie de dessiner s’est révélée, pour moi, après avoir visionné les innombrables heures de bonus des films Le Seigneur des anneaux, à l’âge de 14-15 ans... une découverte un peu bouleversante de tous ces métiers de design/dessin/création pour donner à voir l’univers de J.R.R. Tolkien, des métiers dont j’ignorais l’existence.
E. L. : Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand.
E. S. : Je crois que j’aurais rêvé d’illustrer Le Monde de Narnia : Intégrale.
E. L. : Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar.
E. S. : Yourcenar pour moi aussi avec ses Mémoires d`Hadrien et à peu près en même temps Les Cavaliers de Joseph Kessel.
E. L. : La Pierre et le Sabre d`Eiji Yoshikawa.
E. S. :Le Seigneur des anneaux, Tome 1 : La Communauté de l`anneau (en anglais).
E. L. : Belle du Seigneur d’Albert Cohen.
E. S. : Il y en a tellement que ça devient indécent… allez hop sans trop chercher : Le Fabuleux Voyage de Nils Holgersson.
E. L. : Les Récits de la demi-brigade de Jean Giono.
E. S. : La Circassienne de Guillemette de Sairigné... une biographie, un destin de femme extraordinaire.
E. L. : Candide de Voltaire.
E. S. : Madame Bovary.
E. L. : « Quand le monde nous semble vaciller sur ses bases, un regard jeté sur une fleur peut rétablir l`équilibre. » (Ernst Jünger – Journal IV 1945-1948 - La cabane dans la vigne).
E. S. : Une ligne sur trois dans Le Seigneur des anneaux
E. L. : La Panthère des neiges de mon ami Sylvain Tesson.
E. S. : Au sommet de la pile : un livre de contes de Françoise Morvan.
Découvrez MASCA: MAnuel de Survie en Cas d`Apocalypse de Erik L`Homme et Éloïse Scherrer aux éditions Gallimard Jeunesse
Entretien réalisé par Nathan Lévêque
Ceci est une série d'interviews effectuées à l'IMAGINA'LIVRE, un salon du livre SFFFH (SF, Fantasy, Fantastique, Horreur), par l'association Imaginarium (rien à voir avec moi, je les ai découverts après coup) sur le campus de l'université Jean Jaurès à Toulouse. J'y ai transporté une caméra afin de poser des questions à des auteurs de tout type sur leur manière d'écrire leurs univers imaginaires.
Quelle est le personnage principal