Vies de Job,
Pierre Assouline, roman, Gallimard
Pourquoi entrer ce livre dans le genre du roman, quand
Assouline se présente comme biographe? Dès l'exergue, le romancier en appelle à
Aragon: "Je l'ai appelé roman afin qu'on me le pardonne." En même temps, il s'agirait de la biographie d'un homme dont on ne sait pas s'il a existé, et qui n'est pas mort encore, puisqu'il vit en beaucoup d'hommes. On n'a pas de portrait de lui, mis à part les tableaux de Georges de la Tour, de
Jean Rustin, le peintre mutique de l'humanité souffrante, on n'a pas entendu sa voix, très importante, la voix. Et c'est ainsi que cherchant Job,
Assouline, et ses lecteurs à sa suite, découvre que Delacroix mesurait un m.42, peut-être cette petite taille change-t-elle la perception de ses tableaux, et que
Nicolas de Staël avait une voix de bronze. Il est agréable aussi d'entendre la voix de Manitou, né Léon Eskénazi, sur Internet. La voix ajoute à l'écrit, est une grande part de la personne.
Job, sans voix, mais non sans paroles, qui est-il? La personne, le personnage, le mythe, le livre au sens inépuisable, le poème? C'est dire s'ils sont nombreux. le point d'accord et de départ, est que Job représente le Juste souffrant. Celui qui a enduré le supplice de Dieu sans jamais le renier, mais en lui demandant des comptes: qu'avait-il fait pour mériter cela? Il résiste, selon la traduction grecque, Il accepte avec grandeur l'épreuve, mais cherche à la comprendre. Et cette épreuve dure longtemps, même si cette durée n'est pas la même chez les différents commentateurs. Job a donc un caractère universel, ce qui fait que chaque homme voit son Job dans celui qui souffre, le Job sidéen, chômeur, mendiant dans le métro, résidant d'une maison de retraite, Anne-Lorraine Schmitt tuée par un prédateur dans un wagon de RER, l'autre de tous les lieux et de tous les temps (Le fantôme du chapelier) celui qui préférerait ne pas,
Beckett pour
Ionesco, le père de
Georges Simenon, quelqu'un qui a perdu son frère quand il avait 16 ans (comme
Assouline) le Juif de l'après-Auschwitz ... ce que confirme Vies au pluriel du titre.
Les Vies de Job sont la biographie d'une parabole. Autant dire qu'on avance sur un fil d'équilibriste. En tout cas, on est dans les hauteurs, c'est limpide, ça remue, ça élève.
Assouline, précisons qu'il est séfarade, né à Casablanca d'une famille originaire d'un petit village à la frontière du Maroc et de l'Algérie, nommons-le, Figuig, et parent avec Job! (la biographie dans le roman mène à l'autobiographie) "travaille" Job, est hanté et habité par lui, rencontre des gens qui fréquentent Job, des gens intéressants, Françoise Mies qui ne veut pas qu'
Assouline fasse de son Job un grincheux,
Samuel Beckett, un Saint-Martin inconnu,
Joseph Roth, dont il faut lire
le poids de la grâce; des lieux d'esprit, L'Ecole biblique de Jérusalem; des témoignages héroïques, celui de Miguel de Unamuno disant courageusement non à la barbarie; des livres qu'on a envie de lire, le dernier des Justes, de Louis Schwarz-Bart, Poulpes, de
Raymond Guérin. On en tire une sagesse de la vie, il s'agirait de hurler contre, se révolter sans renier ses convictions. Cependant l'énorme problème que soulève Job, c'est la question du Mal, et surtout la souffrance des enfants, problème qui laisse
Saint Augustin lui-même dans l'aporie. Si Dieu est bon et omnipotent, pourquoi le Mal? Comment expliquer la Shoah, la mort d'un enfant innocent? On dira que Dieu distingue les Juifs par le malheur qu'il leur fait subir, ou que Dieu se retranche de sa création pour permettre à l'homme de régler les problèmes qu'il provoque, que la vraie vie est celle qui vient après la mort, et l'assistance gronde quand la voix de Manitou, ce Manitou de qui se tient à distance le poète
Claude Vigée (Vie-j'ai) à cause de sa lucidité effrayante, explique que l'homme a un comportement infantile à vouloir que Dieu s'occupe de ses affaires;
Celan condamne un Dieu qui permet une telle déshumanisation. Soit, mais Dieu fait ce qui lui plaît, et l'on songe à Pascal qui affirme que Dieu accorde sa grâce à l'homme vicieux. Job fait des reproches à Dieu, mais il L'aime de façon absolument gratuite. Il L'aime pour Lui, et non parce qu'il attend quelque chose de Lui. Comme Job, il faut accepter le sort avec simplicité, et tenter de comprendre ce qui arrive, interpréter, prendre en compte les différents points de vue.
le livre est construit en trois parties, distribuées en trois sous-parties, ce qui rappelle l'académisme français, avec un prologue et un épilogue (la partie la moins forte de l'ensemble admirable) C'est une suite de paragraphes numérotés, amenés par une relation avec Job, comme des commentaires d'une vie avec Job, et qui nous conduisent jusqu'à Bombay. On voit le biographe au travail, on le suit dans sa quête-enquête. L'écriture est très fluide, parsemée d'aphorismes souvent très bien trouvés ("Vanité de croire que l'on ne peut se reposer que sur soi-même", p.49) des formules aux lèvres riantes ("Autant demander à un huissier de justice de constater le battement d'ailes de l'éternité", p.217) le livre est traversé de passages de Job, comme si nous étions à l'étude, à l'écoute, parce que quand on étudie, c'est Dieu qui nous parle, p.69 (mais ne nous donnera pas la solution de l'énigme) et c'est ainsi que
Leibniz pose la double question: Si Dieu existe, d'où vient le Mal? Si Dieu n'existe pas, d'où vient le Bien? On y converse avec
Assouline et les commentateurs qu'il convoque, avec Job et donc avec nous-même, interrogé par Job.
J'ai vu
Assouline au festival des Ecrivains du Sud. Il a dit haut et clair, après
Patrick Grainville, que
Montherlant avait le sens de l'autre. Il est évident que cet auteur et cet homme, qui parle si bien de l'amitié, et la pratique, entre autres, écrire une biographie, n'est-ce pas cheminer avec un ami?- n'a pas été appelé par Job par hasard.
François Nourrissier, qu'il vient voir dans la maison de retraite où il termine sa vie, s'intéresse au travail en cours, et l'ayant appris, le condamne à réussir.
Assouline craint de n'être pas à la hauteur du sujet. Que si,
Pierre Assouline, le doublement rocailleux, vous avez hautement réussi. A nous maintenant de réussir notre humanité. Pour commencer, lisons le livre de Job, que
Ionesco considérait avec L'Ecclésiaste comme des livres d'avant-garde.