L'HOMME QUI CHERCHAIT LES LICORNES...
Avant d'entamer quoi que ce soit ici, je tiens à remercier très chaleureusement Soazcongar sans laquelle je n'aurais sans doute jamais pris le temps de lire ce très joli texte de
Jean-Luc Coatalem et qui a eu la gentillesse parfaitement inattendue de m'offrir son exemplaire. Grâce lui en soit rendue !
«Je ne prétends point être là, ni survenir à l'improviste, ni paraître en habit et chair, ni gouverner par le poids visible de ma personne ,
Ni répondre aux censeurs, de ma voix ; aux rebelles, d'un oeil implacable ; aux ministres fautifs, d'un geste qui suspendrait les têtes à mes ongles.
Je règne par l'étonnant pouvoir de l'absence. Mes deux cent soixante-dix palais tramés entre eux de galeries opaques s'emplissent seulement de mes traces alternées.
Et des musiques jouent en l'honneur de mon ombre ; des officiers saluent mon siège vide ; mes femmes apprécient mieux l'honneur des nuits où je ne daigne pas.
Égal aux Génies qu'on ne peut récuser puisqu'invisibles, - nulle arme ni poison ne saura venir où m'atteindre.»
Ainsi s'exprimait
Victor Segalen dans l'une de ses plus belles "
Stèles", l'une des plus complexes aussi sans nul doute, nommée par lui d'un épigraphe signifiant "Éloge de l'invisible". Ce Royaume de l'invisible, du merveilleux, ces lieux où règnent Empereurs mythiques et animaux fabuleux - Dragons anciens, bien sûr, mais aussi ces si étranges et mystiques licornes - le brestois l'aura probablement cherché toute sa vie durant. L'aurait-il découvert par une grise journée de mai 1919 - le 21 ? le 23 ? Nous ne le saurons jamais avec exactitude -, lui dont le corps sans vie, «étendu, son manteau plié sous sa tête, les yeux lavés de pluie, grands ouverts» dans cette antique forêt du Huelgoat, - possible trace éparse de la légendaire Brocéliande -, fut retrouvé sur ce belvédère où sa femme Yvonne et lui se retrouvèrent parfois pour lire et faire l'amour, cette petite avancée sur-plongeant le "gouffre", cet invraisemblable chaos de pierres énormes qui fait aujourd'hui la joie des touristes et du promeneur.
C'est à partir de cette mort mystérieuse, possiblement codée, accidentelle selon les autorités de l'époque, suicidaire à en croire ses fidèles, ses proches que le grand voyageur
Jean-Luc Coatalem déroule les pas d'une bien étrange recherche biographique au cours de laquelle le lecteur croisera tout aussi bien
André Breton et quelques uns de ses amis, le "Pape" du surréalisme ayant toujours éprouvé grande estime pour l'oeuvre complexe, difficile, riche et belle de cet écrivain, poète, essayiste, arpenteur, médecin, militaire, sinologue, archéologue, musicien, esthète, intellectuel et, enfin, ou peut-être surtout, rêveur de génie ; mais aussi le grand poète - complètement et si injustement oublié -
Saint-Pol Roux, que ses pas amèneront du côté de l'aride presqu'île de Crozon et que l'on croise ici ; c'est encore Gauguin qu'il aurait presque pu rencontrer du temps où il se trouvait en Polynésie tandis que le peintre se mourrait sur son îlot, n'étaient les hasards contraires de l'existence, Gauguin dont la découverte de l'oeuvre lui causa un choc esthétique inouï ; c'est encore
Paul Claudel, un ami sincère mais pesant avec son catholicisme triomphant dont vil n'avait que faire, lui, converti à une sorte de paganisme personnel ; impossible de ne pas signaler d'autres noms aujourd'hui oubliés bien que du premier cercle des fidèles : Augusto Gilbert de Voisin, écrivain à succès aujourd'hui presque totalement oublié, dont les subsides quasiment inépuisables permettront à Segalen de monter de rocambolesques quoi que fort sérieuses expéditions et de s'adonner à son goût pour l'archéologie dans cette Chine éternelle presque entièrement méconnue, y compris des chinois eux-mêmes ; c'est aussi
Jean Lartigue pour lequel vous éprouvez une amitié si forte, si complice qu'elle laissera planer à jamais un doux soupçon d'ambiguïté amoureuse ; c'est, bien entendu,
Maurice Roy, ce fascinant jeune homme tant intégré dans la société chinoise de Pékin qu'il passerait presque pour un autochtone, qui permettra d'enrichir tant le chinois que l'imaginaire de Segalen, fait de magie, de chimères, d'Empereurs empoisonnés et de concubines innombrables, au point qu'il lui suggérera l'un de ses meilleurs textes, sinon le meilleur, l'inclassable
Simon Leys ; Il y aura aussi son épouse Yvonne, fidèle par-dessus tout, malgré les infidélités, de toutes sortes ; il y aura cette longue et douloureusement fantasmagorique pratique de la "
Fumée d'opium", que vous aviez en commun avec nombre de vos relations dont celle de
Claude Farrère ; il y eut aussi les ombres tutélaires et bienveillantes de
Nietzsche - votre «philosophe de chevet" explique
Coatalem -, de Rémy de Gourmont - latiniste, écrivain et essayiste aujourd'hui trop oublié mais qui marqua de son empreinte toute une génération d'écrivains et de poètes - , de
Rimbaud, un modèle inépuisable sur les pas duquel vous irez à l'occasion d'une longue escale dans la Corne de l'Afrique, de
Shakespeare dont il ne se séparait plus, de son
Hamlet surtout, en ces dernières lugubres journées... et de tant d'autres qu'il serait vain de citer in extenso mais qui importèrent au cours de sa "vita brevis"...
Mais
Jean-Luc Coatalem ne s'arrête pas seulement à cette succession de noms, de faits, avérés, déjà longuement mentionnés, expliqués, compilés à l'occasion d'autres biographies souvent fort savantes de l'auteur des Immémoriaux, voire de thèses pointues, fastidieuses, inestimables, incontournables sans doute. Il ne peut s'empêcher, lui aussi breton de Brest, de "Brest même" pour être parfaitement précis, voyageur impénitent, amoureux des ailleurs et, plus particulièrement, de cette Polynésie où Segalen fit, pour ainsi dire, ses premières armes en tant qu'écrivain mais où il découvrit et réfléchit, avec une tension, un à propos très annonciateurs des réflexions contemporaines sur l'exotisme, sur l'autre dans ses différences culturelles, religieuses, artistiques, sociales, ce qui fait que nous sommes tous humains d'une même planète, aussi.
Ainsi, plus qu'à une véritable biographie nous emmenant, de manière plus traditionnelle, d'une naissance à une mort, moins encore de ces lourdes et fastidieuses, énormes biographies "à l'américaine" ou l'on apprend parfois jusqu'aux détails les plus inutilement triviaux, c'est à un essai entremêlant savamment et délicatement biographie et autobiographie que l'auteur de "
La Consolation des voyages" nous convie. Il ne dit d'ailleurs pas autre chose dans un entretien accordé à Babelio : «Je voulais écrire une sorte de livre hybride qui est à la fois une évocation biographique et un parcours dans la vie de
Victor Segalen». de fait, la forme peut surprendre, décevoir peut-être, à qui s'attendait à tout découvrir de ce grand poète un peu trop oublié, même en Bretagne, y compris des étudiants de Brest qui traînent leurs guêtres sur les bancs de cette université qui porte son nom... Il faut alors seulement se laisser bercer par cette plume emprunte d'une douce nostalgie et d'un amour commun pour cet ailleurs jamais parfaitement assouvi, possiblement inassouvissable, car comme le rappelle avec poésie le titre de ce bel ouvrage,
Mes pas vont ailleurs pourrait être le mot d'ordre de tout vrai voyageur - lequel n'a décidément pas grand chose à faire avec le consommateur touriste -.
Bien entendu, l'exercice connait ses propres limites. Celle de laisser à la porte le lecteur n'ayant qu'une connaissance faible de l'oeuvre de
Victor Segalen, voire qui le découvre à cette occasion, ou même celle de
Jean-Luc Coatalem, ce qui est cependant moins indispensable car alors les éléments autobiographiques de l'ouvrage peuvent passer pour des moments de respiration interne à ce dernier, des moments de pause, de mise en perspective à l'aune d'un regard contemporain porté sur un être et une oeuvre qui sonne son siècle et quelque, désormais. Avec ces étrangetés que peuvent avoir les souvenir d'un inconnu qui se raconte et que l'on découvre. La mise en scène de l'altérité.
Mes pas vont ailleurs débutent par cette bizarre mort - où
Coatalem pense découvrir une véritable mise en scène des derniers instants de Segalen. Un peu à la manière d'une enquête policière, très largement contingentée par le terrain (que le romancier connait bien, tant leurs parcours ont pu se croiser à plusieurs décennies de distance, de la Bretagne originelle - il faut prendre le temps de lire ces troublantes et justes évocations de Brest ou de Huelgoat, saisissantes de vérité... Pour qui connait ces lieux - à la Chine et au Pacifique), l'auteur de "
Je suis dans les mers du sud" (qui évoque Gauguin, autre point commun) déroule sans ordre apparent - ce qui peut désarçonner - les moments les plus essentiels de cette vie digne d'un roman. Afin d'aller chercher au fond de cet intense moment créatif, d'un imaginaire abyssal et lumineux à la fois, que
Victor Segalen rédigea, tel un immense rhizome, en une quinzaine d'année à peine,
Coatalem déroule, déplie, aplani mais sans jamais essayer d'amidonner, de défroisser cette carte vénérable d'un continent large et inaccoutumé. Et comme toute enquête, celle-ci débute par un cadavre et se termine, faisceau d'indices après faisceau d'indice, par l'exposé des hypothèses les plus plausibles concernant cette fin plus concentrique qu'excentrique, mais sans que rien puisse désormais jamais être résolu.
Le résultat, c'est cet essai hybride, ce texte parfois fulgurant, parfois énigmatique, prenant ici le risque d'une certaine répétition, là du flou important, qui manquera parfois d'un peu de densité, du moins de détails ou d'approfondissement, mais c'est là le parti pris fort respectable de l'auteur.
Servi par ce style amoureusement mélancolique et langoureux par instants, délicat toujours, amoureux lorsque c'est indispensable, à la manière d'une longue, très longue adresse envoyée à travers les limbes du temps à un poète révéré, porté en soi - et sur soi, au sens propre - depuis les années de formation,
Jean-Luc Coatalem sert-là un livre délicieux, à part (comme tous ses textes, d'ailleurs), poursuivant ainsi sa longue pérégrination à travers le grand mystère humain du monde. Chacun cherche sa Licorne...